« Tu n’as rien vu à Brazzaville »

En juin dernier, on apprenait la reprise des hostilités au Congo-Brazzaville. Rares sont les films qui abordent la question des conflits en Afrique, tandis que les médias nous concèdent quelques informations parcellaires: inutile accumulation d’images chocs, de mots stéréotypés et de noms propres inconnus. Effacement automatique de toute trace mnésique face à l’impossibilité de s’identifier. Au contraire, le film d’Ibéa Atondi et Karim Miské, arrête notre attention parce qu’il construit un récit où la voix-off et le corps de la jeune Ibéa, originaire du Congo, portent les images d’une manière juste et sensible. « La guerre, ça n’est pas comme à la télé » dit Ibéa.

Le film est un travail de deuil, une façon d’honorer une dette en souvenir de Mignon, milicien Cobra, rencontré alors qu’lbéa était revenue à Brazzaville pour réaliser une fiction sur la guerre. |l « abattait de sang-froid des civils au barrage » et pourtant Ibéa l’aimait, elle l’aime encore mais il savait qu’il ne survivrait pas à son départ parce que personne ne voulait le voir vivre. Grâce à Mignon, elle avait rencontré des miliciens. Que le film fasse entendre leur parole en s’abstenant de distribuer les rôles entre victimes et bourreaux laisse planer une incertitude qui met mal à l’aise. Le spectateur ne peut prendre la place du bon samaritain à la page des injustices de ce monde. Liberté de l’interprétation qui nous dit quelque chose de la complexité humaine, de ses contradictions, au-delà de la particularité de ce conflit. Est-ce à dire que la guerre est un jeu de dupes, de trahisons, de revirements et de situations inextricables? Les Contes cruels de la guerre ne disent pas pour autant qu’il est impossible de désigner des coupables. Une seule phrase – au début du film -, aura suffi à produire subtilement la dénonciation attendue. Alors que la voix d’lbéa explique le contexte dans lequel la guerre a com-

au Congo-Brazzaville, elle désigne la France et les Etats-Unis, leurs intérêts économiques en jeu engageant ainsi en creux la responsabilité de ces deux grands absents du film.

Fonctionnant tout à l’inverse du gavage télévisuel qui laisse coi, quelques images répétitives suscitent une pléthore d’associations. On pense notamment à une des propositions de Hiroshima, mon amour: on ne voit rien de la guerre au travers des reconstitutions seules, tandis que l’amour nous permet d’en pressentir davantage la mesure. Ici ni archives ni reconstitutions. Des traces de balles dans les murs, le regard direct et insistant de victimes et miliciens, la voix-off d’Ibéa. Reviendront aussi plusieurs fois quelques plans de Mignon au ralenti, regard caméra, triste, comme des images qui hantent. Une photo scrutée jusque dans son grain comme pour percer les mystères d’une âme. Des récits traumatiques déclinés sans fard, placidement détaillés. En juxtaposition des témoignages, quelques visions et sons métaphoriques de la guerre : un lézard guettant sa proie, des fourmis dépouillant une sauterelle, des larves de mouche grouillant sur un détritus, des bruits de salive, des battements de cœur. A la fois percutants et énigmatiques, ces plans suggèrent que les insectes et les animaux, eux, ne tuent pas sans motif ni limite. Preuve que les guerres les plus atroces, loin d’être le fait de la sauvagerie sont au contraire celui de l’humanité même, car seul l’homme est capable d’occulter ses perceptions et d’agir en fonction de ses constructions idéologiques ou fantasmatiques. Comme le dit Ibéa, « Dire que dans des contrées lointaines s’entre-tuent des sauvages, c’est manquer d’interroger ce que nous appelons l’homme».

Associés à la voix-off décrivant la chronologie des événements, un bruit d’hélicoptère, le reflet d’une hélice sur un rideau… La caméra recule et l’on découvre un inoffensif ventilateur. Signe des réminiscences de la guerre ou puissance de l’illusion ? Dans ce monde ravagé, anomique, chercher à reconstruire du sens en suscitant le foisonnement de l’imaginaire apparaît, en tout cas, comme un geste à la fois vital et désespéré.

Christelle Méaglia