Entrevue avec Lionel Soukaz à propos de Ixe
Film culte pour certains, maudit pour d’autres, perdu puis redécouvert pour la plupart d’entre nous, Ixe ressort dans son dispositif d’origine en copie neuve restaurée par le service des archives du film du CNC (dont on salue ici la courageuse initiative). L’occasion pour nous de rencontrer un réalisateur toujours déterminé à lutter contre toute forme de censure et d’intolérance. Un cinéaste qui archive dans son appartement un journal filmé entamé en 1991. Avis donc aux cinéphiles, programmateurs et historiens du cinéma.
Hors Champ : Quelle est la genèse du film et tes préoccupations à l’époque ?
Lionel Soukaz : Je suis né en 53 et en 74, la majorité est à vingt et un ans. Giscard va changer cela mais la loi reste discriminatoire puisqu’elle n’est pas la même pour les hétérosexuels et les homosexuels. Jusqu’en 1982, l’homosexualité est considérée comme un fléau social. Je suis donc un jeune qui se découvre homosexuel dans une société qui ne l’admet pas. Je me tourne alors vers des gens comme Jean-Louis Bory ou Guy Hocquenghem. En 1979, je réalise Race d’Ep qui est classé X. Un an avant, j’avais organisé un festival à La Pagode qui avait été interdit par les ministères de l’Intérieur et de la Culture alors que les dérogations étaient presque automatiques. Au bout d’une semaine, ils s’étaient aperçus que c’était un peu dangereux: on présentait des candidats aux élections législatives et La Pagode était devenue un centre d’agitation. Beaucoup de monde venait pour débattre. Ils ont donc interdit le festival, envoyé les R.G. pour saisir les films et comme si ça ne suffisait pas, un groupe de jeunes fascistes est venu nous casser la gueule. On a ensuite occupé le ministère de la Culture et on a été arrêtés. Quand Race d’Ep a été classé X, il a fallu pétitionner et se battre. A bout de fatigue et d’énervement, j’ai fait Ixe comme une provocation contre la censure. Race d’Ep, diffusé dans trois salles à Paris, a fait presque cent mille entrées en France. Il n’a coûté que cinquante mille francs et a été remboursé en une séance. Je l’ai réalisé avec deux caméras seize millimètres et monté ici, à la maison, le son étant fait après. Voilà la genèse de Ixe. C’est un pamphlet adressé au régime politique dans lequel je vis.
Comment as-tu pensé la relation entre espace public et espace privé ?
À la mort de ma mère, je suis passé d’une adolescence de fils unique solitaire à cet éclatement post-soixante-huitard. J’ai donc fait comme tous les adolescents à problèmes: m’enfermer dans les salles de cinéma. J’arrivais à la Cinémathèque à la première séance, en sortais à la dernière et ma sexualité passait un peu par le cinéma. Il y avait des films comme Salo de Pasolini que j’ai vu à La Pagode en 1978. C’est à cause de ce film, qui n’avait été autorisé que dans une seule salle en France, que j’ai fait le festival à La Pagode. Le contexte était très répressif pour un jeune homosexuel gauchiste, un jeune tout court. Je me suis alors tourné vers les aînés qui avaient créé le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R.), Guy Hocquenghem et toute sa constellation d’amis. Ce sont eux qui jouent dans Race d’Ep, dépensant bénévolement leur énergie et leur temps pour participer à ce qui est une lutte pour leur reconnaissance et leur liberté. C’est des grands mots, mais c’était vraiment ça. Sur Race d’Ep tout le monde allait coller la nuit les affiches du film dans son quartier. Le jour de sa sortie il y en avait partout. Ces jeunes payés par la production pour coller, je les ai retrouvés dans Ixe et on a décidé de tous vivre ensemble. Il y avait des bisexuels, des hétérosexuels, des homosexuels, des je-ne-sais-quoi-sexuels, peu importe. On s’est retrouvé autour de la drogue parce que la drogue, qui est vue avec justesse comme une chose privant de liberté, pouvait passer dans une époque de répression pour une preuve de liberté. Nous étions sous l’influence des écrivains comme Burroughs ou Ginsberg. On s’y est donc jeté comme une expérience de joie, de jouissance, à la recherche d’une extase qui nous sortirait de ce monde, nous empêchant de vivre nos aspirations et nos envies.
Tu te saisis de la caméra sans avoir fait d’école. Tu aurais pu prendre un stylo, un appareil photo…
J’ai pris aussi un stylo. J’écrivais dans des revues aujourd’hui disparues et j’étais pigiste à Libération où j’étais devenu le spécialiste des films homosexuels. Je photographiais depuis toujours. Mes premiers films, je les ai faits en huit millimètres vers quinze ans. Je n’avais pas de caméra, je l’empruntais aux copains. Ils avaient des huit millimètres par les parents et j’ai participé au premier festival Super 8 qui a eu lieu en France au Ranelagh où j’étais projectionniste. Là, j’ai rencontré Chris Marker, venu un soir avec son film Super 8 tourné à Paris sur le coup d’état contre Allende. Il l’a monté. C’est moi qui faisait les collures, puis on le projetait tout de suite dans cette salle pleine à craquer. J’ai baigné là-dedans. Je ne venais pas d’une famille riche, je n’avais pas fait d’école de cinéma. Quand ma mère est morte, avec l’assurance-vie j’ai fait une école d’audiovisuel. J’appelais cela les « idiotsvisuels ». Le cinéma que l’on voulait m’enseigner était un cinéma industriel et j’ai refusé d’être formaté. Je hantais la Cinémathèque où j’étais projectionniste puis j’empruntais une caméra et faisais mes films. Les premiers sont perdus mais j’ai pu retrouver Lolo Mégalo qui date de 1973. La caméra est donc comme une partie de moi.
La forme d’ Ixe est-elle venue spontanément? Étais-tu influencé par d’autres films ? On a le sentiment d’être en permanence dans le battement, des cils ou du cœur.
C’est exactement ça. Là, les influences sont nombreuses. On a parlé tout à l’heure de Kenneth Anger. Ma génération s’est inspirée des cinéastes américains qui eux-mêmes s’étaient inspirés d’Eisenstein, de Cocteau, des Surréalistes, des Lettristes. J’ai vu Warhol, Brakhage, Smith, etc. C’était un choc extraordinaire. Voilà : on a une pellicule, une caméra et il faut aller à l’essentiel.
Dans cette forme que tu choisis, la question de la représentation du corps masculin se pose avec des scènes de sodomie, des scènes d’amour – même si aujourd’hui quand on voit un homme et une femme faire la même chose, on dit que ce sont des scènes d’amour et pas des scènes de sodomie. Tu as conscience de cela, j’imagine.
Tu l’as très justement dit. J’ai fait un inventaire de tout ce qui était interdit et qui pourrait choquer la Commission de Contrôle. J’ai la lettre de la Commission disant que ce film, avec ses séries de flashs, est une provocation. Elle a décidé une interdiction totale pour le parti pris de dérision et la multiplication de scènes de sodomie, de fellation, de zoophilie frappantes pouvant entraîner, je cite: « des effets tout à fait imprévisibles au niveau inconscient ». Ixe est une agression contre cette Commission. La censure, on n’en voulait plus dans le cinéma. Il fallait faire quelque chose qui rende la commission ridicule à jamais et qu’on n’en parle plus. En plus elle était chancelante. Il y avait quand même des films pornos partout, et dans le fait d’interdire Ixe, ce qui gênait n’était pas le sexe puisque que le porno était classé X pour pouvoir faire du fric dessus, tuant dans l’œuf une création qui aurait pu être tout à fait intéressante.
Tu dis que ce ne sont pas seulement les scènes de sexe qui choquent. Les scènes de drogue alors, de shoot ?
Oui. Et puis il y a cette attaque contre le pape qui descend en hélicoptère blanc pour condamner les homosexuels.
Il y a des scènes où tu filmes les images de la télévision. C’était courant à l’époque ?
Ça venait des américains. J’ai toujours été un grand spectateur de télévision, et encore maintenant je décrypte la société où je vis à travers elle, sachant que c’est du formatage et de la propagande. Dans Ixe, les images du réel détruisent l’imagerie officielle.
Par contamination…
Tout ça était inconscient, ça venait comme on respire. Je n’avais pas théorisé quoi que ce soit. Mais dès qu’on a vu les images, ça nous a plu. On les voyait ensemble, toute cette bande de jeunes gens. C’était un travail collectif dans la mesure où chacun se dépensait sans compter, participait au montage et donnait son avis. J’ai porté le chapeau parce que j’étais celui qui faisait des films et qui voulait les enregistrer. Quand je suis à l’écran, c’est l’un d’eux qui prend la caméra. Ça s’est fait naturellement, dans un rapport amoureux. C’était une grande partouze sexuelle et sentimentale.
C’est à la fois un document sur cette époque, un autoportrait et un journal de bord.
Et c’est vraiment la réalité qui est reine. C’est elle qui devient fiction de révolte et d’insoumission. La vie réalité était là et je prenais la caméra pour filmer ou pour que l’on me filme pendant que cela arrivait. On vivait vraiment ce qui se passe dans le film. C’est un documentaire qui tend vers ses limites dans la mesure où c’était aussi un état limite de la conscience.
Vingt ans après, comment vois-tu ce film ? Quel est son statut pour toi ?
Nicole Brenez l’a passé deux fois à la Cinémathèque et le film a été vu par des jeunes cinéastes qui venaient de l’Etna. Tout d’un coup, j’ai trouvé un nouveau public. Ça a été très étonnant de voir un jeune public se reconnaître dans ces éruptions formelles, politiques, dans ce côté rebelle et amoureux.
Un public homosexuel ?
Non, un public très large dans lequel tu retrouvais les dix pour cent d’homosexuels. Ixe a longtemps été catalogué comme un film de drogués et de pédés. On le décode comme « le film d’avant le sida », mais comment pou-vais-je avoir une idée du sida en 1979 ?
C’est une des forces du film : la mort est omniprésente mais la vie aussi. On lit le mot « Vivre » sur une banderole, on voit des gens faire l’amour…
Oui, et à la fin c’est l’explosion atomique plus le rire sardonique. Il faut se replacer en 1979-80. On était dans une espèce de nucléarisation du monde. La fin du film c’est, entre guillemets, la mort du héros, celle du cinéaste, parce que la prise d’héroïne et le flash qui l’accompagne est proche de la fission nucléaire. J’ai fait une fois une projection circulaire sur huit écrans. Tout était entouré. Tu étais au centre du monde, le monde était autour de toi, renvoyant ces images de guerre, de drogue, de sexe, de religion. Un jour Eric Leroy m’a dit: « on va restaurer vos films ». C’est grâce à lui que vous allez voir une copie neuve de la version originale.
Propos recueillis par Eric Vidal (avec l’aide de Sandrine Vieillard)