Dans le cadre du séminaire « Documentaire wallon », nous avons rencontré Patrick Leboutte, critique itinérant et rédacteur en chef de la revue en cinéma L’image, le monde, pour aborder ensemble quelques points autour de sa programmation.
Un regard wallon
Cette programmation n’est pas représentative du documentaire wallon. C’est impossible, sinon vous faites trois jours à Lussas sur le cinéma wallon. Par contre, elle est représentative d’une certaine idée que j’ai du cinéma et de la Wallonie. Elle est représentative de ce que moi je pense être l’apanage du cinéma : un mouvement d’aller et de retour, un lien. C’est-à-dire que ce sont des gens qui partent, que l’on appelle des cinéastes, pour enregistrer des choses que l’on n’avait pas vues, des savoirs autres, des gestes autres, des corps autres, des cultures autres, bref de l’altérité. Et une fois qu’ils ont fait ça, ils reviennent nous restituer tout cela à nous spectateurs, qui ne sommes pas partis. Ça, c’est uniquement du cinéma.
Dans sa démarche, le cinéaste s’inscrit dans un rapport au monde, à la collectivité, à la communauté, à la culture, etc.
Le problème de la Belgique en général, de la Wallonie en particulier, et de l’Europe par ailleurs, c’est d’être complètement engluée dans une espèce de grand marché audiovisuel où il faut faire des produits, des films à thèmes. Moi j’ai choisi une programmation où il n’y a pas de sujet. Excepté celui d’essayer d’enregistrer un rapport avec l’autre. J’ai choisi des films qui enregistraient un rapport à un autre en voie de disparition. Et cet autre, à savoir la classe ouvrière, est justement ce qui fonde l’essentiel de l’identité wallonne.
La Wallonie est une terre de brassage et de métissage définis par le travail, les gestes du travail. Ce sont ces gestes qui ont permis de dépasser les clivages, les cultures. Par exemple, un turque et un italien, qui ne parlaient pas un mot de wallon ou de français, arrivaient à trouver un terrain d’entente parce qu’ils travaillaient dans la même mine. Ils vivaient dans les mêmes conditions de travail épouvantables, buvaient les mêmes verres de Peket, l’alcool local, mangeaient la même boulée-frites, spécialité locale aussi. Ils chantaient la même chanson dans la même manifestation, et passaient des soirées dans le même bistrot ou dans la même maison du peuple. Cette identité wallonne a vraiment deux piliers : le monde populaire et le monde ouvrier ne faisant quasiment qu’un. Et même s’il y avait quelques intellos, c’était quand même des fils d’ouvriers ou de paysans.
J’ai donc essayé de faire une programmation qui parlait de cinéma mais qui, en même temps, essayait ici de donner une représentation de ce que je pense être la Wallonie.
Filiation et transmission
Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, se trouve être le premier film wallon. Il y a dans le cinéma wallon, tel que je le définis, une filiation dont Meyer est le père. Elle passe essentiellement par le rapport au monde ouvrier. Dans les films vidéo des frères Dardenne que je présente ici, on ne voit que de vieux ouvriers déjà à la retraite, en train d’essayer de se poser une question essentielle : à qui transmettre notre histoire ? Le problème c’est qu’il n’y a plus que ces deux jeunes cinéastes pour les écouter. Ma théorie c’est que les frères Dardenne n’ont jamais filmé que des survivants, jusqu’à aujourd’hui. Rosetta dernier film, palme d’or à Cannes, Migor dans La Promesse sont aussi des survivants, les survivants d’une catastrophe dont les médias nous disent qu’elle va avoir lieu : « ça va péter ! ça va péter ! ». Mais cela a déjà pété. Sauf que personne ne l’a vu, en tous cas pas la télévision.
Le Souffle de Clabecq montre un ouvrier qui, en dépit du bon sens, essaye de survivre et défend une classe pour qu’elle dure encore un peu.
Or, l’histoire de la Wallonie a trois étapes différentes : une classe ouvrière forte mais fragilisée, une classe ouvrière déjà menacée de disparition, et comme on peut le voir dans Le Souffle de Clabecq, une classe ouvrière qui a bel et bien disparue et dont les pouvoirs publics veulent signifier qu’elle est complètement évincée.
On a donc un regard cinématographique sur une classe populaire en devenir à trois étapes différentes. À Lussas, j’espère réussir une gageure, celle de vous parler du cinéma wallon et en même temps de dessiner l’histoire d’une classe sociale. Cela aurait du déboucher sur la projection de Rosetta sur la place du village, mais il se trouve que le distributeur a dit non, malheureusement et injustement. Parce qu’une palme d’or, ça change malheureusement beaucoup de choses dans l’attitude des gens. Donc le film n’est pas ici, mais il aurait du y être et ça aurait bouclé la boucle. Rosetta étant vraiment l’histoire d’une enfant sauvage, parce qu’il n’y a pas eu de transmission.
Le thème de la transmission parcourt un peu les trois films. Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, raconte l’histoire d’une famille qui débarque avec des gamins le jour où un vieil ouvrier, lui, retourne en Sicile. Avant de rentrer en Sicile, le vieil ouvrier transmet tout ce qu’il a à transmettre aux gamins pour qu’ils puissent vivre dans ce nouveau paysage. Il leur dit trois mots : Borinage, charbonnage, chômage. Initiation au décor, au paysage, aux gestes du travail, à la communauté. Il y a donc transmission. Dans les deux films des frères Dardenne présentés à Lussas, il s’agit de deux messieurs, seuls, qui essayent de transmettre ce qui peut encore l’être à des cinéastes. Mais il n’y a plus grand monde pour les écouter. Elle est là la catastrophe dont je parlais. Depuis quinze ans, tous les modes de transmission classiques ont sautés. La politique n’existe plus, la religion n’en parlons pas, il n’y a plus rien ! Dans un certain sens tant mieux ! Excepté que l’on a rien réinventé à la place. On se retrouve donc avec des générations qui doivent tout réapprendre toutes seules. D’où les deux derniers films des frères Dardenne, qui tracent des parcours solitaires, subjectifs, de gamins devant se démerder seuls.
Les trois films que je montre sont très politiques. Je ne sais pas à quels partis ils appartiennent, mais ils sont politiques dans le sens où ils travaillent la communauté comme exigence, nécessité première pour qu’il y ait transmission. À partir du moment où il n’y a plus transmission, il y a Front National. Le premier travail du Front National, c’est de couper toute possibilité de transmission future. Les trois cinéastes en question ont en commun d’être antifasciste et de s’être battus contre ça.
Entre poésie et austérité
Quand Paul Meyer a tourné Déjà s’envole la fleur maigre, il n’avait quasiment rien fait auparavant, et le cinéma, pour tout dire il s’en foutait franchement. Il faisait du théâtre et n’avait aucune formation en cinéma. Les frères Dardenne ont découvert le cinéma en autodidacte, et sur le tard. Peut-être que le côté austère de ces films vient à la fois d’un manque crucial de moyens, mais aussi d’un amateurisme dans le très beau sens du terme, dans le sens « aimer » et savoir s’effacer. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de super ego de l’auteur. Ils ont su s’effacer devant ce qu’ils voyaient, tout simplement. C’est une poésie du regard, une poésie du lien. Je pense que ce qui est très fort chez eux, c’est qu’ils travaillent tous le lien entre les personnes qu’ils filment et le monde. C’est-à-dire avec ce qui préexiste à la société et ce qui lui survivra. Dans le film de Meyer, les enfants s’amusent à glisser sur le terril. Mais qu’est-ce que le terril sinon le fruit du travail des hommes, cette terre qu’ils remontent de la mine. C’est une manière dialectique de lier le haut et le bas, le travail et le jeu.
Il y a dans tous ces films la volonté de ne jamais isoler l’homme du monde, du passé, du devenir, de la mémoire. Ce sont des films universels. La poésie vient de cet espèce de lien, à la fois au cosmos, au temps, à l’histoire, au groupe, à la communauté. Et je dirais qu’elle vient de surcroît parce que ces gens n’ont pas cherché à faire beau, mais ont cherché à faire juste.
L’obsession du détail
Il est clair que dans ces films il y a une obsession du détail, portée aux corps et à ce qu’ils font, aux gestes. C’est ce qu’on appellerait dans le tout venant audiovisuel, le temps perdu. C’est fou ce qu’il y a de moments creux dans ces films là. Mais ces moments creux sont des moments de vie. C’est le moment où on mange, c’est le moment où on chante, c’est le moment où on danse. C’est tellement compliqué et fragile de faire du cinéma en Wallonie et en Belgique, mais en Wallonie en particulier, c’est tellement rare. Ces cinéastes mettent parfois quatre ans entre deux films et dans le cas de Paul Meyer, quarante ans ! 1 J’ai le sentiment qu’ils ont la conscience que ce geste cinématographique ne reviendra peut-être pas de sitôt. C’est donc tellement fragile qu’il éprouvent le besoin de lester les corps filmés d’un surcroît de réalité, en s’attachant à des détails dont la production audiovisuelle ne voudrait pas. Quelqu’un qui boit un verre, quelqu’un qui chante, quelqu’un qui embrasse… les mains ! les mains ! il y a un paquet de mains dans ce cinéma ! C’est vraiment un cinéma sur des corps. Et c’est pas n’importe quelles mains, elles sont calleuses, ce sont des mains de travail. Il y a cette espèce de volonté à s’attacher à l’aspect corporel des personnages pour qu’ils deviennent des personnes. Une personne, c‘est singulier, une n’est pas l’autre. Et le cinéaste s’attache aux moindres détails qui l’identifient comme telle. Mais c’est aussi pour des raisons économiques, parce que les cinéastes savent très bien qu’ils ne feront peut-être pas de films avant dix ans. Je pense que cette obsession du détail vient aussi de là.
C’est une obsession de petites choses à retenir parce qu’elles vont s’enfuir. Et c’est doublement vrai parce qu’ils ne pourront plus filmer ces corps menacés de disparition, puisque c’est le monde du travail qui est filmé là.
Propos recueillis par Manuel Briot et Arnaud Soulier
- Paul Meyer tourne actuellement un film en Belgique. Il aura attendu quarante ans pour tourner à nouveaux en Belgique, après l’interdiction de Déjà s’envole la fleur maigre.