Je voudrais vous parler d’un film sage, un film de chercheur·se·s, qui part d’une addition : temporalité atomique + distance de contamination = projet d’extermination.
Ce film porte deux visions, deux formats : format portrait et format paysage. Ne pouvant coïncider aisément avec ces deux cadres, son récit s’est naturellement dédoublé comme cela était arrivé à l’ouvrage de l’écrivain serbe Milorad Pavic, le Dictionnaire Khazar lorsqu’il a été publié en un exemplaire masculin et un exemplaire féminin en 1984. Comme ce livre d’ailleurs, il a pour objet une civilisation « éteinte » selon l’UNESCO, celle des Chams, dont il se pourrait bien que ses survivants peuplent cette zone du sud du Vietnam, où le gouvernement projette la construction de deux centrales.
Sa partie souple et vivante est écrite en allant voir le pays de Panduranga, la région du sud du Vietnam où Nguyen Trinh Thi va à la rencontre des Chams. Pour faire des portraits, elle veut calculer la bonne distance avec les bagues de son appareil, mais finit par jeter ses outils d’étrangère inutiles pour comprendre leur pensée. Au crépuscule, elle parvient à attraper quelques histoires. Elle s’allonge à côté des poitrines de pierre des mères chams et s’imprègne des beautés cachées au cours de siècles successifs d’invasion et de résistance, où l’islam parle aux brahmanes, les brahmanes aux chamanes.
Mais la proximité brouille tout, et elle brûle de prendre de la distance.
Sa partie dure et résistante commence sur les chemins de montagnes de l’ouest du Vietnam, à la frontière cambodgienne, et se poursuit à motos et en bateau jusqu’à la capitale. Format paysage, le cinéaste Jamie Maxton-Graham filme le lointain, l’arrière-plan et sait lire les structures de pouvoir dans les clichés du passé. Fin humoriste, il raye de son ongle l’insignifiance de ce qui assène et enclot.
Comme nos deux yeux, à l’axe légèrement décalé, nous permettent de voir en relief, cette correspondance en diptyque remet en perspective les événements dans le temps et l’espace. Multiples, infinies ; les civilisations se chamarrent, se superposent en palimpsestes, elles ne disparaissent pas. Du haut d’une culture de quinze siècles de matriarcat et d’art anonyme, l’anthropologue français qui apposa son nom sur le musée de la sculpture cham paraît fat. Les photographies des colons français et américains, capables de détruire une œuvre de mille ans en une semaine, s’amenuisent sur l’ordinateur, réduites d’un coup de souris à une petite vignette dans l’alignement de l’histoire.
Gaëlle Rilliard