Sans l’ombre d’un double

Il fait nuit à Ouagadougou. Seul ­ l’arrêt de bus abrite la lumière, et un homme. Une théière alcoolisée à ses pieds, comme unique refuge. Et la colère intérieure qui s’élance dans une longue tirade. Le ton est théâtral, les mots lourds et crus. Dans ce décor illu­ miné, l’homme interprète la douleur fiévreuse que Saïdou Z Ouédraogo, dit le grand Môgba, délivre dans Palébédébé laï laï, extrait de son œuvre La Tumultueuse Vie d’un déflaté. Debout dans la pénombre, allure mince et élégante, Môgba admire son double prendre corps et magnifier ses mots. Entrée en scène déroutante, à la lisière de la fiction. Camille Plagnet multiplie les mises en scène, imbrique les strates de jeu et manie les personnages de Môgba à la fois auteur, acteur et spectateur de sa tumultueuse vie de déflaté.

Sur l’échiquier social, Môgba n’a plus de case. Le grand théâtre des institutions mondiales s’est joué de lui. Il a été mis à la porte par la société britannique Bretton Woods, profitant de la privatisation des chemins de fer burkinabés. Cette alliance entre le Burkina Faso et la Banque Mondiale a engendré un nouveau genre d’hommes, une nouvelle classe démunie qui foule le sable des larges rues animées de Ouagadougou : les déflatés. Alors pour exister, au moins sur le papier, Môgba écrit sa propre pièce et s’attribue le rôle principal. Dans cet espace de fantasmes, il jette ses injures sèchement.

Mais au quotidien se joue un autre théâtre. Le déflaté est aussi « koko ». Il fait son numéro devant ses anciens amis bureaucrates : il mendie sans en avoir l’air, vend aux habitants une plante remède contre le mal de dents… Môgba feint la dignité. Lorsqu’il longe les étals au bord des routes, sa marche, à la fois légère et perdue, est soulignée par un saxo jazz déraillant des longs travellings, s’enfuyant dans les stridences. Sur les rails du fameux chemin de fer, son pas perd l’équilibre, devient fragile, timide, douloureux. Et sa colère de feu se noie petit à petit dans quelques bières liquidées au bar « Bretton Woods ». Le cinéaste creuse avec le déflaté les longues heures du quotidien, du rien, de l’attente aux rythmes des pluies. Scrute les silences de Môgba et sa poésie qui resplendit dans les courbes de sa silhouette et de sa plume. Sublime la folie qui le frôle.

Assis sur une vieille chaise à bascule, accompagné du roulis de la pluie, Môgba nous conte comme à un vieil ami l’histoire d’un jeune garçon giflé par son maître parce qu’il rêvait. Révolté, l’écolier prend refuge au village. Mais on ne rêve pas quand on est paysan et qu’on travaille chaque matin aux champs. Réfutant les lois de la ville et de la campagne, le garçon fait le choix délibéré de devenir vagabond. Mais Môgba, lui, n’a rien choisi. Vagabond forcé, cigale sans avoir chanté, il subit sa liberté.

La Tumultueuse Vie d’un déflaté est loin du traditionnel conte relatant le parcours semé d’embûches d’un héros jusqu’au triomphe de la morale. Au contraire, le cinéaste fait surgir un tumulte intérieur, sourd et invisible, où la résignation l’emporte sur l’indignation. Môgba assiste au spectacle de son double bien vivant, le geste nerveux et les yeux orageux, alors que lui, tout de blanc vêtu, silhouette sans densité, se fond dans l’ombre de la nuit. Sans cesse confrontée au désœuvrement quotidien, la révolte est condamnée à n’être que poésie, fiction jouée par un autre. La frontière entre le possible et l’imaginaire est infranchissable. La fêlure, indélébile.

Dans ce « pays pauvre très endetté et partiellement très riche », après treize ans de lente « désidentité », Môgba représente cette richesse impalpable et poétique, invisible pour la masse de la ville mais insoumise à la honte de la misère et de la solitude.

Juliette Guignard