Salto arrière

En plaçant son film sous la figure métaphorique d’une photo déchirée, José Vieira rend hommage au geste accompli par des milliers d’hommes qui, des années soixante aux années soixante-dix, ont fui clandestinement la misère, la dictature et les guerres coloniales du régime fasciste de Salazar. Cette nuit ou ce matin-là, dans les montagnes ou sur la rive d’un fleuve, quand ils ont fait le saut (o salto), ils ont déchiré une photo d’eux dont ils ont confié une moitié au passeur pour qu’il la transmette à leur famille restée au Portugal. Une fois parvenus de « l’autre côté », ils enverront l’autre pour attester d’une arrivée, si ce n’est saine, au moins sauve. Ce point charnière leur vie, ils sont encore capables de le dater avec exactitude, quarante ans après.

Sous le signe de la déchirure, Vieira rend compte du caractère dramatique et irréversible de cet arrachement au sol natal. Les formes et les avatars de cette rupture sont multiples. Déchirures avec l’ancienne enveloppe dans un premier temps : la famille, la langue, des conditions de vie qui, si elles étaient extrêmement pauvres, offraient tout de même l’assurance – la dignité – d’avoir une vraie maison. Déchirures plus intérieures, à long terme. Aujourd’hui, pour ceux qui, l’heure de la retraite sonnée, sont revenus s’installer au village (lieu tellement idéalisé pendant les années d’exil), la nouvelle vie se révèle parfois inadaptée. Comme le dit cette femme : « Même le bruit de la France me manque ». Ces grands-parents ont souvent oublié le français qu’ils avaient appris, et leurs petits-enfants, nés en France, ne parlent pas le portugais.

La photo déchirée porte en elle la tentation d’en recoller les morceaux. Une logique de réparation traverse le film. C’est dans cette perspective que Vieira, avec une belle fortune, retient le procédé de collage. Son choix est d’autant plus judicieux qu’au-delà de la volonté de « cicatriser », il fallait trouver la forme adéquate pour faire résonner cette multiplicité d’éclats de vie. De ce tissage particulièrement abouti entre de nombreux matériaux (entretiens soignés, photos de famille, unes de journaux, extraits de films de fiction, d’actualités télévisées, de documentaires urbanistiques…) naît la force du film. Les séquences empruntées à des fictions notamment, rendues muettes et défilant sous la voix-off du commentaire, produisent, en quelques plans à peine, des effets d’échos saisissants.

Dans le projet de José Vieira, il y a tellement d’éléments à faire tenir ensemble que le procédé de collage ne cesse de démontrer sa pertinence. « C’est en cherchant son histoire dans celle des autres que l’on retrouve une mémoire collective ». D’abord, il inscrit sa propre histoire à l’intérieur de celle de cette immigration, il évoque ses souvenirs d’enfance : le départ du Portugal à sept ans, le voyage en train, l’arrivée dans un bidonville de la banlieue parisienne. Ne rien dissimuler de sa colère surtout : quand on a grandi dans une communauté venue en France construire villes nouvelles et centres commerciaux, et condamnée à glaner dans « les poubelles des Trente Glorieuses ». Une communauté livrée aux industriels du bâtiment par le biais d’une scandaleuse « traite des pauvres » cautionnée par l’État français. Une communauté dominée par une culture de la honte et du mensonge, parce que la réalité des conditions de vie est impossible à confier à la famille restée au pays.

Ensuite, il relie la réalité d’hier à celle d’aujourd’hui, depuis les taudis des années soixante jusqu’au retour au pays natal trente ans plus tard. Ceux qui sont partis et ceux qui sont restés Pour cela, la caméra s’attarde au village de Sechas, dans le nord du Portugal, dans des espaces où la discussion peut jaillir : l’épicerie, le café, lieux d’empoignades et de remémorations.

Dans l’immigration clandestine d’aujourd’hui, dont Sangatte ou Melilla sont les nouveaux hauts lieux tragiques, elle capte aussi les échos de cette mémoire. Enfin, José Vieira cherche à produire un document historique rigoureux sur cette immigration, comme en témoigne le soin apporté à l’écriture du commentaire. Les informations qu’il rassemble sont édifiantes, précises, chiffrées, datées. Bien sûr, la moitié de la photographie conservée au fond d’une poche ou d’un portefeuille, malmenée pendant le fameux « saut », ne pourra plus coïncider avec l’autre restée dans le tiroir d’un meuble de famille. Même avec toutes ses coutures visibles, reste à la vision de cette image recomposée, l’émotion particulière ressentie devant la couleur, la richesse que produisent tout collage, tout raccommodage, toute métamorphose qui dit les traces.

Céline Leclère