« Rien ne peut récupérer ces jeunes, si ce n’est eux-mêmes. »

En 2005, dans L’Argent des pauvres, Charlotte Randour filmait notamment une femme vivant à la marge des sentiers les plus parcourus, avec son fils Colin, dix-huit ans, rappeur. Quatre ans plus tard, dans Avant que les murs tombent, Ève Duchemin revient à Charleroi, rue de la Fraternité…

Française sortie de l’Institut national supérieur des arts du spectacle (INSAS), d’où vient votre intérêt pour ces recoins reculés de Belgique, les terrils de Charleroi, intérêt qu’on pressentait dans un de vos précédents films Mémoire d’envol ?

Mon éducation sociale et politique s’est faite en Belgique, où je suis arrivée à 18 ans. J’ai fait mes classes en réalisant des documentaires. Comme je ne parle pas flamand, j’ai été en Wallonie : cette région est concentrée géographiquement, tout y devient plus apparent. Par exemple, à Charleroi, les rouages de la société, les pots-de-vin, les dysfonctionnements politiques, la précarité, tout cela est tangible. Sans compter l’architecture de la ville… Charleroi est un cimetière industriel. Un no man’s land. Rien ne marche, tout est ravagé. C’est le cimetière du capitalisme.

Pour L’Argent des pauvres, la démarche documentaire émanait d’un membre de la famille. Comment votre rencontre avec Colin et sa mère s’est-elle passée ?

J’ai vu le film de Charlotte Randour et j’ai adoré ce gamin parce qu’il a ce talent de mettre des mots justes sur ce qu’il pense. Quand la chaîne VPRO (Hollande) m’a demandé de faire un film sur la jeunesse en Wallonie, c’était l’occasion idéale de le rencontrer. Ce qui nous a lié immédiatement, c’est la culture hip hop. Je n’ai que huit ans de plus que lui. Sa jeunesse est aussi ma jeunesse. Je ne dis pas que c’était toujours simple : il y a eu des moments houleux… Mais entre nous, il s’est passé quelque chose d’évident. On s’est mis d’accord pour faire un documentaire hip hop, loin des cités françaises, et de montrer que, étonnamment, le rap tient tous les gamins qui sont dans une vraie misère. Le rap est salvateur.

Lorsque Colin soumet les paroles d’une de ses chan- sons aux corrections de sa mère, la scène apparaît comme une matrice, portée par le texte, l’humour et la tendresse entre les deux personnages…

C’est la seule scène que j’avais écrite. L’Argent des pauvres fait comprendre que la mère de Colin est très éduquée. Ancienne militante, elle représente aussi la fin d’une utopie. C’est elle qui est à la source des facilités d’expression de Colin. J’avais envie de confronter les textes du fils utilisant un langage argotique et les facultés de réflexion de sa mère. De plus, elle est responsable de leur condition de vie drastique. Je trouvais fondamental qu’ils discutent ensemble du texte le plus proche de lui, c’est-à-dire « L’insalubre ». Qu’ils pensent ensemble une pauvreté que je n’ai pas vue, même au fin fond de la Palestine…

Par touches successives, en arrière-plan, on perçoit que la réalité décrite pourrait basculer à tout moment dans le sinistre. Pour éviter cet écueil, vous faites le choix de montrer la force de vos personnages…

J’ai une responsabilité en tant que documentariste. « Strip Tease » nous a bien amusés mais cette émission nous a aussi fait du tort : quand on arrive avec une caméra, les gens se méfient énormément du regard que l’on va porter sur eux. Comme Colin pratique l’art de la non-plainte, je ne vais pas, avec ma caméra, « sur-commenter » la misère dans laquelle ses amis et lui se trouvent. Je l’aborde juste au dé- but : Colin se lave dans sa bassine, et nous, on porte deux pulls pour tourner et on caille ! L’important, ce n’est pas les murs décrépis, c’est l’énergie de Colin qui résiste avec humour. Ce gamin est une leçon de dignité. Et notre responsabilité collective voire civique, de spectateur, c’est de nous rendre compte qu’il existe des disparités sociales de plus en plus énormes et qu’on ne les voit plus, ou pas assez…

Qui n’entend pas parler de la détresse économique, du chômage ? Dans votre film, les jeunes clament leur refus de participer aux jeux des emplois précaires, mais ils pointent surtout une problématique plus fondamentale : le sentiment d’inutilité, l’absence de chance de participer à la société. Colin dit : « S’il n’y a personne pour te mettre en valeur et sortir tes qualités, c’est clair que t’en as rien à foutre. » D’où l’importance du groupe et de l’entraide…

La chambre de Colin est la mai- son de jeunes du quartier. C’est l’arche de Noé. Colin est un éducateur né : il gère son lieu, les frictions… Il met tout le monde à l’écriture : tous se défoulent, même s’ils n’ont pas tous le même talent musical. Ces jeunes ont un rôle et une raison de vivre dans ce groupe, alors qu’ils vivent une pression sociale énorme. Leur exclusion a commencé à l’école : ils en sont sortis vers quinze ans. De plus, cette région est sans emploi, et, parfois, en intérim, on les prend et on les jette. Les accidents de travail sont légion : celui qui dans le film part travailler à l’usine ne revient pas. Cette nuit-là, il se brise le dos et il est aujourd’hui encore en incapacité. Tout cela donne l’impression d’être au Moyen Âge, de vivre une régression sociale terrible qui ne donne pas envie de bosser… Mis à la marge par l’irresponsabilité du monde adulte, rien ne peut les récupérer, si ce n’est eux-mêmes. L’événement du film est leur concert : ils sont payés pour ce qu’ils font. Mais je ne finis pas là-dessus : le lendemain, Colin coupe du bois pour se chauffer. Cendrillon est de retour…

Propos recueillis par Anita Jans