Le syndrome de Massada

Comme si le face-à-face était rendu impossible… Pour Avi Mograbi, la cohabitation pacifique, dans un même espace, des Israéliens et des Palestiniens ne semble aujourd’hui possible que par le seul pouvoir du montage filmique… ou par téléphone. Constat pessimiste, atmosphère tendue : le cinéaste a laissé de côté les facéties qui composaient (envahissaient ?) ses précédents films. Dans Pour un seul de mes deux yeux, dominent trois lieux principaux, trois partis pris de réalisation : caméra à l’épaule, en plan général ou moyen, le site de Massada et les visiteurs de cet éperon rocheux perdu dans le désert de Judée, face à la mer Morte ; en plan rapproché collant aux basques des militaires, les checkpoints qui matérialisent les multiples séparations entre les deux populations ; enfin, depuis une pièce minuscule de sa maison, en plan fixe, les échanges téléphoniques de Mograbi avec un ami palestinien habitant Gaza, qui lui explique sa colère et sa « lassitude de vivre ». Du général au particulier, de la cause à l’effet ?

Mograbi ne se contente pas du constat d’une radicalisation des deux côtés, il défend une thèse : l’obsession mémorielle en Israël empêche les esprits de se calmer, les gens de se comprendre. Deux exemples, parmi d’autres : celui de l’instrumentalisation, par l’extrême-droite israélienne, du récit biblique de Samson, dont une formule donne son titre au film (« Donne-moi des forces encore cette fois, ô Dieu, et que, d’un coup, je me venge des Philistins pour un seul de mes deux yeux ») et celui de Massada. Mograbi ne le mentionne pas, chacun le sait en Israël : à Massada, sont célébrés bar-mitsvot des garçons et mariages ; les officiers israéliens de l’armée blindée y prêtent leur serment ; les pilotes de chasse de Tsahal y répètent les vers du poème, composé au début des années 1920, cher aux pionniers du sionisme : « Non, la chaîne n’est pas rompue sur le sommet inspiré. Plus jamais Massada ne tombera ». Au Ier siècle de notre ère, lorsque la Judée devint une province de l’empire romain, Massada fut le refuge des derniers survivants de la révolte juive, qui choisirent la mort plutôt que l’esclavage lorsque les assiégeants romains percèrent leurs défenses. Il n’en fallait pas plus pour que le suicide collectif de ces zélotes soit érigé en mythe du sionisme au moment de la proclamation d’un État juif en Palestine.

Mograbi ne précise pas que les sources de cette histoire sont très parcellaires’. Il lui suffit de montrer que l’important à Massada, justement, n’est pas l’histoire, mais bien ses usages – notamment souder un peuple – et le registre qui domine, celui de l’émotion : plans insistants sur ces touristes de l’intérieur ou de l’extérieur d’Israël (beaucoup d’Étatsuniens, semble-t-il) fermant leurs yeux, sous l’injonction du guide, pour mieux « entendre » les pas des troupes romaines en contrebas de la falaise ; longue séquence également sur ces enfants forcés par leurs parents de crier les mêmes appels à la résistance, deux mille ans plus tard : « Romains, on ne se rendra pas ! ». Pour Mograbi, le passé sert à refouler le présent… et à entretenir la confusion : dans un jeu de correspondance qui semble historiquement hors de propos, un guide compare ainsi ce qu’au Ier siècle, les Juifs ressentaient et ce qu’ils ont ressenti à Bergen-Belsen, et ce qu’ils ressentent aujourd’hui en Israël face aux Palestiniens.

Dans l’esprit du cinéaste militant qu’est Mograbi, au jeu des correspondances historiques, la référence à Massada sied bien davantage à la situation des Palestiniens qu’à celle des Israéliens (comparaison largement usitée d’ailleurs, puisque, en avril 2002 déjà, le quotidien israélien Yediot Aharonot écrivait : « Pour les Palestiniens, le camp de réfugiés [de Jénine] est comme Massada. Ils sont déterminés à ne pas céder et n’ont pas l’intention de se rendre… »). Le montage parallèle que met en place Mograbi construit un double rapport entre les scènes à Massada et celles tournées aux checkpoints des territoires palestiniens occupés. D’un côté, les soldats israéliens semblent rejouer le mythe de la résistance à l’ennemi ; de l’autre, les Palestiniens semblent l’actualiser. D’un côté, le « complexe de Massada » auto-entretenu par les abus de mémoire et disproportionné au regard du rapport de force réel ; de l’autre, le « syndrome de Massada » alimenté par les humiliations orchestrées au quotidien par l’armée israélienne (ce sont d’ailleurs les scènes les plus édifiantes du film, souvent tournées par Mograbi au cours de manifestations militantes auxquelles il participe lui-même, séquences quasi en temps réel et sans voix off qui permettent de mesurer l’écart avec les reportages télévisés).

Au fil du récit, les guides de Massada en viennent au dénouement tragique du suicide collectif des zelotes, tandis que les séquences des checkpoints gagnent en violence verbale et décisions arbitraires. Mograbi construit bien son film sur cette double tension grandissante mais, s’il ne s’intéresse pas ici aux violences physiques qu’elle entraîne, il ne la laisse pas en suspens pour autant. Dans une scène finale, il l’incarne lui-même et la fait exploser : caméra à l’épaule, il insulte les militaires israéliens qui refusent, à un barrage, de laisser passer des enfants. Entre sa propre incapacité à échapper à la haine et sa difficulté à trouver les mots justes pour réconforter son ami palestinien au téléphone, Mograbi dresse aussi, dans son film, un autoportrait honnête : il affirme sa subjectivité dans toute sa complexité et ses faiblesses, mais il se donne également les moyens de la comprendre et de la faire comprendre aux autres, esquissant ainsi un espace de dialogue possible.

Sébastien Galceran

  1. Massada, histoire et symboles, M. Hadas-Lebel, Albin Michel.

Particules inséparables

Comment ne pas condamner le gouvernement israélien ? Comment ne pas soupçonner le transfert forcé de population – modalité internationalement reconnue de crime contre l’humanité – lorsqu’un village entier est coupé de ses terres fertiles ? Comment même ne pas craindre une forme de génocide, dès lors que la malnutrition infantile fait son apparition dans les territoires occupés les plus isolés 1 ? Ces préoccupations, prégnantes depuis l’accession d’Ariel Sharon au poste de Premier ministre en février 2001, ont été avivées par la construction dès juin 2002 de la « clôture de sécurité » par laquelle Israël entend se séparer des Palestiniens et se protéger du terrorisme venu de Cisjordanie. Une clôture alternant des portions en béton de huit mètres de haut et des tronçons de barbelés, clôture qui fut condamnée en juillet par la Cour internationale de justice de La Haye.

Dans son film Mur, grand prix du dernier Festival international du Documentaire de Marseille, Simone Bitton enquête sur l’érection de cette barrière. Mais pour elle, il ne s’agit pas tant de condamner moralement un projet que de rendre compte en détails de son avancée. L’ouvrage, d’abord, frappe par son immensité : travellings interminables sur une barrière qui s’étire à l’horizon, plans rapprochés sur des blocs de béton trop grands et trop lourds pour les ouvriers qui les manipulent, coût moyen de deux millions de dollars par kilomètre édifié… Il choque ensuite par la violence qu’il déploie : violence faite à une terre pourtant sacralisée, avec des milliers de mètres cubes de champs retournés ; violence subie par les Palestiniens de Cisjordanie, spoliés de leurs vergers et surveillés depuis des miradors ou des hélicoptères de combat ; violence infligée également aux Israéliens, rendus aveugles par cette clôture opaque.

La progression de l’ouvrage est lente, mais certaine. Déplacés par une grue dont le rouage tourne de façon inquiétante, les pans de mur filmés en plan fixe viennent inéluctablement obstruer la totalité de l’écran. Il y a pourtant une faille dans ce Mur, une insondable fragilité. Une incapacité, malgré le gigantisme des moyens déployés, à atteindre les objectifs qui lui ont été assignés. L’obstination des Cisjordaniens à franchir l’obstacle de béton pour aller travailler ou rendre visite à leurs proches, la dérisoire facilité avec laquelle un Palestinien traverse un rideau de barbelés, la gêne d’un vieil Israélien d’origine irakienne avouant qu’il se sentait mieux dans son pays natal, la honte d’un enfant israélien refusant que sa mère parle arabe à la maison… Autant de traits qui révèlent l’impossibilité d’une séparation unilatérale par le mur et pointent son inefficacité en termes de sécurité.

Car de part et d’autre de ces stèles en béton, la vie poursuit son cours et les corps se déplacent, dégagés de tout asservissement. Côté israélien, les enfants dessinent sur le mur ; côté cisjordanien, les Palestiniens s’appuient sur lui pour fonder leur résistance. Gros plans sur ces mains qui à travers les barbelés se rejoignent et s’aident à passer, peu importe la peine, peu importe la durée. Peu importe aussi l’attitude solennelle qu’affiche Amos Yaron, Directeur général du ministère de la Défense, dont les contre-sens politiques donnent envie de s’agiter. C’est ici que réside la puissance de Mur : rendre civil, inlassablement mobile et audacieux. À la fin du film, le mur lui-même s’est transformé. Il n’est plus seulement une offense ; il est réapproprié, comme le montre cette scène où une femme le caresse de la paume : geste qui renvoie immédiatement à un autre mur disputé, façon de suggérer que la matière ne peut rien séparer.

« La perception morale des Israéliens n’a rien à faire de commissions d’enquête, de tribunaux internationaux » formulait l’historien Ilan Greilsammer il y a déjà dix ans, insistant sur la priorité morale absolue que constitue pour les Israéliens la sécurité de leur nation. Simone Bitton en prend acte, et si elle s’attaque au mur, c’est davantage pour démontrer son absurdité que son immoralité. À l’instar d’autres films récemment primés, Mur trouve sa valeur cinématographique non tant dans sa beauté – pourtant saisissante – que dans son efficacité. C’est que, dans un monde où les valeurs fondatrices du droit international vacillent, il y a urgence à intervenir sur le réel autant qu’à le transcrire, il y a urgence à créer des objets aptes à susciter la mobilisation de toutes les personnes concernées. C’est ce que tente Mur, en proposant au spectateur un salutaire déplacement de sa faculté de juger.

Benjamin Bibas, avec Sophie Berdah

  1. Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948, Assemblée Générale de l’ONU), il y a génocide si un groupe national, ethnique ou religieux est soumis à certains actes allant du « meurtre des membres du groupe » à « la soumission du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique », et s’il y a « intention de détruire » tout ou partie du groupe en question.

Le dessous des cartes

Qui se souvient des cinq cents mille républicains catalans « recueillis » dans des « camps de concentration » improvisés à leur intention par le gouvernement français ? Le sud de la France à la fin des années trente. L’Espagne républicaine s’efface devant l’Espagne franquiste. En février 1939, les miliciens doivent fuir Barcelone. Les Pyrénées orientales sont le lieu de refuge le plus proche, même s’il ne doit être que transitoire. La France « accueille » ces réfugiés catalans, tout en leur confisquant bétail, voitures, camions et armes, tout en les éloignant de la Catalogne. Qu’est-ce qui, dans ce contexte et à cette époque, a poussé des « reporters volants » et des éditeurs à faire des cartes postales de ces lieux de transit ? Ce thème, ces légendes – non datées – nous semblent aujourd’hui déplacées. Ces cartes « non voyagées » ont pourtant parcouru plusieurs dizaines d’années. Peut-être était-ce là leur but premier : témoigner.

Six cartes postales de l’album de photos familial, six photographies d’un camp de réfugiés dans le village des arrière-grands-parents d’Henri-François Imbert. Six photographies connues depuis l’enfance mais qui sont restées des « images mystérieuses ». Dans No pasarán, album souvenir, Imbert retrace les étapes d’une recherche entreprise il y a dix ans : reconstituer la série entière des cartes. Il bâtit son film comme on fait un puzzle, sans savoir ni ce qu’il représente ni le nombre exact de pièces. Les cartes remplissent l’écran, immobiles. La voix off nous raconte l’investigation du réalisateur (consultation d’articles de journaux de l’époque, recherche de cartes chez des antiquaires, entretiens avec des collectionneurs de cartes, déplacements sur les lieux..), qui parvient à créer un suspense autour de cette quête microscopique, apparemment vaine, et à nous convaincre de son importance.

Rechercher les cartes manquantes pour comprendre l’Histoire, ou plutôt une histoire, celle des réfugiés républicains espagnols. Tout en sachant qu’il restera toujours une part d’ombre, une image inexpliquée. Quand on croit avoir reconstitué une série, on découvre qu’elle contenait plus de photos qu’on ne le pensait, ou alors on en découvre une autre incomplète. La démarche d’Imbert n’est pas tant de reconstituer l’Histoire des « camps de concentration » des réfugiés espagnols que de faire émerger une perception de cette réalité historique à nos sens. Il ne s’agit pas de tout dire, ni de tout restituer mais plutôt de comprendre, de reconstituer le « tout ». En interrogeant l’image et la représentation de la réalité qu’elle véhicule.

Une double lecture de No pasarán… apparaît lentement.

D’une part, une réflexion sur les images, leur(s) signification(s) et leur enchaînement. Autrement dit, sur le cinéma. Une image seule ne signifie pas. Comme l’avait un jour découvert Andrei Medvedkine avec émotion, c’est ce que voit le spectateur entre deux images, le lien qu’il établit entre elles, qui lui permet d’inventer un sens (comme entre ces deux cartes, quasi identiques au premier regard, pourtant si différentes : ce ne sont pas les mêmes silhouettes qui avancent vers le train). L’imagination d’lmbert (elle lui fait dire que si 200 personnes sont passées entre la première et la deuxième images, des milliers d’autres sont peut-être aussi passées à cet endroit) nous renvoie à la nôtre.

D’autre part, une réflexion sur la mémoire et ses failles : qui se préoccupe encore de l’histoire des réfugiés catalans ? Comment vivait-on à côté de ces camps ? No pasarán… nous permet de prendre conscience de l’empreinte laissée par le temps sur les mots et les lieux. Il faut replacer des mots tels que « camp de concentration » dans leur contexte pour les comprendre, de la même façon que ce sont les cartes accolées qui font sens. On regarde différemment un lieu quand on a vu sur une carte des gens y être détenus… Les photos s’enchaînent, s’emboîtent, se complètent, comme le font les mémoires collectives : celle des républicains espagnols déportés par les Allemands en 1942, celle des déportés juifs, celle – plus récente – des demandeurs d’asile afghans, kurdes, iraniens à Sangatte. Les images et les errances se répondent, sans toutefois se ressembler. Et elles se croisent lorsqu’lmbert donne à voir à d’autres personnes en transit les cartes postales ainsi retrouvées.

Audrey Mariette

L’ennemi intérieur

Déraciné après sa fuite du Cambodge en 1979, Rithy Panh effectue depuis maintenant plus de dix ans un patient travail documentaire destiné à restituer la mémoire à ceux qui ont vécu la dictature khmère rouge. Depuis les tortures et les exécutions orchestrées par le régime communiste entre 1975 et 1979, les souvenirs se sont étrangement atrophies, laissant des plaies béantes et une incapacité à penser le génocide. S21, la machine de mort khmère rouge, revient sur l’histoire de cette tragédie à partir du témoignage de rescapés du camp et de ceux qui ont participé à la politique d’élimination d’une partie du peuple cambodgien. L’artiste s’empare de la liberté que son déracinement lui lègue : offrir une voix aux âmes suppliciées pour répondre à un devoir de mémoire.

Il endosse cette responsabilité avec un choix de mise en scène radical en réunissant anciens bourreaux et ex-vic-times dans l’espace du camp S21, devenu aujourd’hui musée du génocide. Ce face-à-face, qui instille le doute vu l’ampleur du traumatisme de la société cambodgienne, questionne immédiatement le spectateur. Le cinéaste prétendrait-il rendre justice à la place des autorités de son pays ? Ne prend-il pas le risque de figer les individus dans leur statut de bourreaux et de victimes en suscitant la parole dans un cadre collectif impropre à libérer la parole individuelle ? Cette dernière serait-elle à ce point sclérosée que seul un travail de reconstitution filmée des traumatismes parviendrait à faire émerger une mémoire collective ? De toute évidence, cette dernière hypothèse semble être celle de Rithy Panh.

D’abord ébranlé par la violence potentielle de la confrontation, le spectateur comprend vite que le cinéaste s’attaque à la béance qui fige les mémoires. Il faut en effet laisser le temps de son déploiement à la parole des témoins pour comprendre que la rencontre fortuite – mais cela, le film ne le dit pas – entre les anciens « ennemis du peuple » et les ex-Khmers rouges, parvient, en dépit de la violence qu’elle ravive, à créer les conditions d’un travail de mémoire commun. Chez ces hommes qui se souviennent, une profonde traversée intérieure – perceptible par la quasi-absence de regard-caméra – est à l’œuvre : lentement les strates de la mémoire se détachent et libèrent avec elles les souvenirs du camp.

Le désensevelissement des blessures enfouies au plus profond des êtres met alors à jour le moteur de la machine de mort. Ce processus cathartique se déroule grâce à la multiplication des lieux d’ancrage de la parole : lieu réel du camp, lieu mental du souvenir, et lieu symbolique des peintures qui servent d’exutoire à un ancien prisonnier ou encore des centaines de photographies officielles des victimes prises à leur entrée dans le camp.

Par la jonction que crée Rithy Panh entre l’univers mental des témoins et l’espace carcéral de l’ancien camp, le langage laisse parfois la place à la mobilisation du corps. Les gestes se succèdent à l’occasion de reconstitutions auxquelles se prêtent les ex-bourreaux. Dans une de ces scènes, un homme se met à faire des allers-retours le long d’un couloir, entre la porte d’une cellule et ses fenêtres grillagées derrière lesquelles on imagine des prisonniers entassés. On le voit frénétique, occupé à ses allers-venues et à ses injures. Sa cadence infernale ne cesse que lorsque le plan qui semblait ne jamais devoir finir s’interrompt enfin. Devant cette reproduction millimétrée de gestes criminels et d’invectives advient une sourde inquiétude : ces mises en scène provoqueraient-elles la résurgence d’une certaine forme de sadisme de la part des anciens tortionnaires ? On se surprend à imaginer une tare, une sauvagerie définitive chez ces hommes. Seraient-ils fous ? À force de lutter contre la vacuité de leur mémoire, la folie portée en germe les aurait sans doute ravagés.

C’est dans sa tentative de rendre visible ce qui ne peut se représenter et de dire l’indicible par des reconstitutions et un travail sur la parole filmée que Rithy Panh parvient au contraire à libérer de cette menace. La caméra est le témoin d’un lent processus de mise en surface des souffrances et des culpabilités. Par la libre confrontation entre les anciennes victimes et leurs ex-bourreaux, la parole se défait lentement de ses dénégations pour accéder à la conscience de la tragédie : le régime communiste a inventé des lois tyranniques pour forcer les gens à mentir et des hommes ont fait l’objet d’un dressage pour trouver un ennemi au régime et le détruire.

On saura, par la bouche des anciens tortionnaires, comment les tortures étaient scrupuleusement infligées. De la soumission à la sauvagerie, le chemin est court, les anciennes victimes n’ont de cesse de le rappeler, scrutant tes regards opaques de leurs ex-bourreaux à la recherche d’un sujet qui demanderait pardon. De leur côté, les hommes jadis endoctrinés par le régime sont en proie au chaos qui les secoue. Tour à tour, ces témoins semblent faire l’expérience, vingt ans après, d’un lent processus de réappropriation de leur identité. Apparaît l’espoir d’une reconstruction du lien invisible entre les êtres et contre la barbarie. Les âmes errantes viennent peut-être de trouver une amarre en la personne de Rithy Panh.

Sandrine Vieillard

Dans l’œil du cyclone

Dans une distinction simpliste adoptée en France depuis la guerre des Six Jours, on a pris l’habitude de classer les politiciens israéliens en deux catégories : aux « colombes » pacifistes s’opposeraient les « faucons » vengeurs. Le langage commun ne manque pas de métaphores sur le regard à la fois glacial et hautain de ce type de rapaces et, d’ailleurs, il n’est pas anodin que l’imaginaire arabe ait choisi le ministre de la défense israélien Moshe Dayan comme figure la plus cruelle de la seconde « catastrophe » que constitua la perte de Jérusalem en 1967. Moshe Dayan qui, au moment d’entrer en vainqueur aux côtés du général Yitzhak Rabin dans la vieille ville sainte, arborait un sourire dominateur et, sur l’œil gauche, un légendaire bandeau noir.

Quelque trente-cinq ans plus tard, Avi Mograbi est un documentariste israélien déprimé. À tel point que dans son dernier film August, a moment before the eruption, il décide de filmer la vie « pesante et triste » de son pays au mois d’août, le mois qu’il « déteste le plus ». Insultes entre automobilistes, vulgarité des meetings du Likoud et de son ancien leader Benyamin Netanyahou, inquiétantes bousculades lors de frénétiques rassemblements religieux,  angoisse des salles d’attente d’hôpital après un attentat, scènes d’autodérision grinçantes et drôles jusque dans son propre appartement… Partout où Mograbi se déplace, la violence règne, et la tension est à fleur de peau.

Ce qui apparait plan après plan dans August, c’est aussi une société qui refuse de se laisser filmer. Inquiétude, suspicion (« Qui t’a embauché ? Pour qui filmes-tu ? ») : Mograbi est constamment placé par ses interlocuteurs dans le rôle du témoin gênant. Principal moteur de ces réticences, probablement : la honte, par exemple chez ces Palestiniens originaires de Tulkarem (Cisjordanie) qui, d’abord heureux d’apparaître devant la caméra, finissent par la chasser lorsqu’ils prennent à parti un immigré chinois accusé de leur « voler le travail ».

August est un film qui fait violence à la personne filmée. Et, dans une société gagnée par l’agressivité et par la honte, c’est plutôt l’autre que le cinéaste est sommé d’aller regarder. Cette injonction, Mograbi la subit à deux reprises. La première, dans un stade de football, quand les supporters d’un club séfarade s’époumonnent aux cris de « fils de pute ! » et conseillent vivement au réalisateur d’aller saisir ses images du côté ashkénaze, histoire de voir si ce n’est pas encore un peu plus laid. La seconde, au pied de la vieille ville de Jérusalem, quand Mograbi filme deux Palestiniens molestés par la police israélienne avant de se retourner vers une foule d’Israéliens en colère, derrière lui, qui lui crie : « Tourne ta caméra vers eux ! Pourquoi ne les as-tu pas filmés quand ils lançaient des pierres ? ».

Si l’opacité est le propre du regard guerrier – le regard qui refuse de s’attendrir sur le sort de sa victime –, la société israélienne semble dans August se désagréger en une multitude de groupes fermés (juifs, arabes, ashkénazes, séfarades, sabras, laïcs, religieux, etc.). Leurs membres, rejetant leur image, refusent d’apparaître publiquement et ne se livrent plus entre eux qu’à des activités privées.

Dans une des dernières scènes, un enfant palestinien, filmé derrière les barbelés de son camp, lance une pierre et atteint la caméra de Mograbi, comme une ultime interdiction qui lui est faite de regarder. August se conclut alors par un zoom interminable sur la pupille d’Ariel Sharon, responsable à sa manière du déclenchement de l’intifada Al-Aqsa en septembre 2000, puis de son aggravation après son élection au poste de premier ministre six mois plus tard. Son œil cligne comme celui d’un oiseau de proie, et il semble emporter Israël dans un gigantesque trou noir.

Benjamin Bibas

« Ce nous pas si facile à regarder »

Entretien avec Avi Mograbi à propos de August, a moment before the eruption

Dans August, a moment before the eruption, Avi Mograbi mêle trois types de récits : scènes filmées en extérieur sur le vif, scènes comiques où il se filme lui-même, et auditions d’actrices pour un casting. Entretien pour tenter de démêler l’écheveau de cette triple narration.

Après Comment j’ai appris à surmonter ma peur d’Ariel Sharon et Happy Birthday Mr Mograbi, pourquoi avoir fait August ?

J’ai fait August parce que la vie en Israël devenait insupportable, et ce, dès un an avant le début de l’intifada actuelle. L’atmosphère dans les rues était ahurissante de violence. M’étant moi-même trouvé plusieurs fois impliqué dans des incidents à la limite de l’agression, j’ai décidé de sortir dans la rue et de filmer ce que jy voyais. Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais, je pensais que des choses se passeraient devant la caméra et qu’elles en viendraient à raconter une histoire.

Nous étions en août 1999. Finalement, je ne me suis pas servi de ces plans, seule une scène du film en est issue.

Un an après, en août 2000, j’ai décidé de recommencer. J’avais alors une idée plus précise : je cherchais à saisir des actes d’agressivité et à montrer que, pendant que le réalisateur sort dans la rue pour traquer la violence, celle-ci entre chez lui par la porte de derrière. Dans la rue, je n’ai pas rencontré de violence en tant que telle. Mais j’ai été constamment obligé de défendre mon droit à filmer, et j’ai essuyé de très nombreuses agressions contre ma caméra. Au lieu de saisir la violence, je finissais donc par filmer mes querelles avec des interlocuteurs qui m’accusaient à l’avance de vouloir déformer ce que ma caméra enregistrait. Finalement, j’ai mis des mois à comprendre que, malgré les apparences, je filmais bien ce que j’étais venu chercher, et que de mes plans émanait la sensation que quelque chose était sur le point d’exploser.

August a-t-il été projeté en Israël ? Comment le public a-t-il réagi ?

August a été diffusé en Israël en avril dernier. La chaîne câblée Channel 8, coproducteur du film, l’a diffusé avec… Sharon et Happy Birthday… au cours des trois soirées d’un week-end, ce qui m’a semblé très courageux. J’ai rencontré des réactions assez enthousiastes dans la rue mais, bizarrement, presque aucun écho dans la presse. Pourtant, en Israël, les journaux publient quotidiennement des critiques sur les programmes télévisés de la veille, et les documentaires font l’objet d’une grande attention. Le film est donc globalement passé inaperçu.

Vos trois premiers films sont faits de scènes filmées sur le vif et de scènes où votre propre corps apparaît à l’écran. Quelles perspectives vous ouvre ce mode de narration ? Et comment ce dispositif a-t-il évolué au cours de ces trois films ?

Ce dispositif est lié à mon approche de la vie publique. Celle-ci m’intéresse, et j’y suis très impliqué à titre personnel : j’essaie de ne pas faire de différence entre les événements publics et ceux de ma vie privée. Certes, nombre de mes compatriotes pensent comme moi que la situation politique – avec l’occupation des territoires palestiniens – est insupportable. Mais ils ne la laissent pas infiltrer leur vie, ils n’estiment pas devoir agir pour changer cette situation ou pour prendre leurs responsabilités vis-à-vis d’elle. A contrario, dans mes films, j’essaie de mêler le monde domestique et le monde extérieur.

Dans August, forcer mon personnage à affronter un problème politique me permet de pousser ce problème un peu plus loin et de le poser dans les termes concrets d’une situation quotidienne à résoudre. Je pense atteindre là un point où la question de la responsabilité se pose de façon plus directe et plus dure : dans les scènes de rue, mon personnage s’est lui aussi retrouvé victime d’agressions. Alors que je pointais ma caméra vers le monde, la caméra a fini par se retourner vers moi. Je me suis rendu compte que, plutôt qu’un film sur « eux », August était un film sur « nous ». En ce sens, il s’agit probablement d’un film plus personnel que les deux premiers.

La figure burlesque semble dominante dans votre dernier film. Est-ce pour vous la seule manière de filmer certains aspects du conflit israélo-palestinien ?

Je ne sais pas si c’est la seule manière de filmer le conflit aujourd’hui, d’autres réalisateurs s’y prennent autrement. La manière dont August a évolué a été assez involontaire. Au départ, je n’avais pas prévu de jouer les trois rôles – moi-même, ma femme et mon producteur. Je ne savais même pas ce qui allait se passer dans la maison du réalisateur dès lors qu’il s’absenterait. J’ai demandé à deux de mes amis de jouer les autres rôles mais, pendant longtemps, j’ai repoussé le moment de filmer ces scènes. J’avais peur de leur manque d’expérience – aucun des deux n’est acteur professionnel –, et puis je n’étais pas bien sûr de ce que je voulais mettre en scène. Finalement, j’ai réécrit la scène où le producteur surgit dans l’appartement, et j’ai décidé d’en faire un sketch en jouant les trois personnages à la fois.

Par ailleurs, les auditions de la femme de Baruch Goldstein sont en fait des chutes d’un film que je voulais réaliser quelques années plus tôt sur le massacre d’Hébron, mais que je n’ai jamais pu finir. Je souhaitais montrer les témoignages vidéo entendus par la commission d’enquête constituée après le massacre, sous la forme d’un « procès télévisé », sorte de film qui donnerait à voir les conditions institutionnelles de l’occupation. Un témoignage est resté gravé dans ma mémoire, celui de la femme du meurtrier. Elle raconte comme tout était calme la nuit précédant le massacre, comment ils avaient dîné en famille, comment Goldstein avait pris ses enfants dans ses bras comme toutes les autres nuits, combien ce qui est arrivé l’avait bouleversée. Juste avant de conclure son témoignage, elle demande à la cour de lui donner l’arme de son défunt mari, qui lui revient de droit. Cette demande d’une arme si meurtrière m’a choqué, elle avait l’air de vouloir continuer l’œuvre de son mari. J’avais besoin d’intégrer cela à un film, sans savoir au juste lequel. Je l’ai finalement mis dans August.

Après avoir achevé le film, il m’a fallu plusieurs mois pour réaliser à quel point les trois différents aspects du film étaient complémentaires et à quel point, ensemble, ils formaient un tout.

Je ne sais pas si c’est ce que vous appelez « figure burlesque » mais, après avoir tenu mon rôle à part entière dans des agressions de rue, joué le rôle de trois personnages différents dans un drame domestique, auditionné enfin trois actrices différentes pour le rôle de la femme d’un meurtrier de masse, j’espère avoir réussi dans ce film à exprimer ce que nous, Israéliens, avons à faire. Or ce « nous » n’est pas si facile à regarder en face, même de mon propre point de vue.

Entretien préparé par Benjamin Bibas, Christophe Postic et Eric Vidal.
Traduit de l’anglais par Benjamin Bibas.

Le choix d’Alexandre

À la suite de leur dernière représentation d’Hamlet – leur travail de fin d’études –, les élèves d’une promotion de l’école de théâtre d’Irkoutsk passent une dernière nuit ensemble. Dans les loges leur joie est à la mesure de la fougue juvénile. Alors qu’ils exultent, leur maître tonne, les reprend avec colère, leur reproche de n’avoir rien appris, puis les laisse à leur fête à l’abri des murs du théâtre. Ils vont vivre la dernière nuit de leur vie d’étudiants et se libérer du « maître », leur formateur et mentor.

« On ne joue pas avec ses émotions personnelles, c’est interdit ! », leur reproche-t-il, « l’histoire des personnages de Shakespeare n’est pas la vôtre ». En contrepoint se présente une jeune femme d’une autre école, étudiant la théorie du théâtre, qui évoque Stanislavski, dont un portrait orne d’ailleurs la loge. C’est sous ces deux auspices qu’Oren Nataf place son film. Le début semble une captation. Mais pour les rejoindre dans la loge après la représentation, le maître doit monter sur scène. Il entre symboliquement dans l’espace de jeu et le film dans la fiction. Ce choix de la fiction lui permet de faire, avec ses jeunes acteurs, un travail de recherche de distance. Ils jouent dans ce drame des rôles qui leur sont certainement proches. Utilisant le pouvoir de « concentration » que permet la fiction, le réalisateur et ses acteurs explorent le large spectre des  confrontations vécues par un groupe en bouleversement. Tout l’enjeu est là : une prise de conscience de ce que chacun est ou devient, de ce que chacun a vécu afin de créer des personnages d’une histoire qui a été ou aurait pu être la leur. De ce travail, la justesse peut alors surgir.

Oren Nataf filme les différents lieux en utilisant peu d’angles de vue. Bien loin de reconstruire la géographie du bâtiment, il crée autant de décors de théâtre juxtaposés. Sur ces scènes vont se dérouler les rencontres, les amitiés, les amours, les affrontements individuels ou collectifs durant quelques heures, jusqu’à la rupture. Pendant le repas, autour de la table dressée devant la scène ces jeunes adultes se découvrent. Leurs caractères s’affirment dans la recherche des autres et d’eux-mêmes. Au fil des toasts, alors que les recommandations du maître Viacheslav Vsevolodovich – peu de boisson, pas « d’étrangers » – n’ont pas été respectées, ils abandonnent le statut d’apprentis qu’ils s’étaient choisi pendant ces années. Lorsque le maître sera de retour, les élèves devront trouver leur moyen de défaire ce nœud gordien que créent les situations d’apprentissage. C’est l’intérêt de chacun et du groupe et aussi le nœud de l’intrigue. Comme dans le théâtre classique où le dénouement – ici double – ne peut être apporté que par une catastrophe finale ou par l’accomplissement d’actions nécessaires. Ce seront les actes de chacun qui engageront leurs sentiments avec violence dans la recherche de leur solution au problème rencontré par Alexandre à Gordium. Pressé de conquérir le monde, lui avait tranché le nœud. La conquête de soi ne saurait toujours être aussi spectaculaire, en tout cas aussi directe.

Dans ce huis clos bouillonnant, la recherche de passages vers une liberté nouvelle donne au film son intensité.

Sous forme de rituel, un de ces passages salvateurs leur sera donné par Viacheslav Vsevolodovich lui-même. À sa demande, ils enjambent son corps pour sortir symboliquement de la scène et trouver l’apaisement. Ils deviennent alors visiblement fantomatiques, ne font déjà presque plus partie du lieu et pourront tomber dans le sommeil. Jusqu’au matin, où un basculement lumineux vers l’extérieur, espace autant physique que mental, leur apportera le renouveau, leur nouvelle vie.

Boris Mélinand

En route pour la joie

Le premier plan de À Dimanche rappelle le film de Noémie Lovsky, Petites. Trois adolescentes chantent Puisque l’amour s’en va. Le plan court sur toute la longueur de la chanson. On s’attache aux paroles. On se souvient de nos quinze ans et à quel point la musique était une façon de s’exprimer par procuration. Au loin, des cris d’enfants. À moins que ce ne soient les cris de deux des trois chanteuses, qui dans le second plan, se battent sur un matelas. Pourtant il y a bel et bien un petit lit à barreaux au fond de l’image. Autant de signes – la chanson, les cris, le petit lit – qui doublent doucement le sens de ce que nous voyons : d’abord des filles, à peine sorties de l’enfance, et progressivement des mères. Des filles-mères.
Le film raconte un fragment de l’histoire de Pascaline et de son enfant âgée d’un an, Angelina. C’est l’histoire d’une séparation progressive. Pascaline a décidé de placer sa fille en famille d’accueil pour mieux se construire, s’assumer, et plus tard, vivre avec sa fille. C’est de la difficulté à faire ses choix et à les accepter dont parle le film. En acceptant de s’éloigner de son enfant, Pascaline quitte sa propre enfance. Elle accepte de devenir mère et femme.
Ce sont d’abord les corps – gros plans de mains qui se serrent, de visages qui s’accolent, de bras qui s’enlacent – qui subissent la violence de la séparation. Ils prennent le relais des mots si difficiles à formuler : « J’aime pas parler. Tout m’irrite » dit Pascaline à Benoît Dervaux. Mais le terme est faible : « Tout m’enrage » conviendrait mieux. Pascaline se révolte, parle fort, a des gestes brusques, se braque. À Dimanche est un film physique. Angelina, un personnage rare en documentaire comme en fiction, participe à cet aspect du film. Bien qu’elle ne possède pas la parole et qu’elle ne soit âgée que d’un an, elle est filmée, au même titre que sa mère, comme un être conscient, souffrant, participant activement à ce qui se passe. Dervaux ne confère pas une intelligence prématurée à l’enfant en montant, façon publicité Pampers, certaines de ses réactions prises hors contexte mais significatives pour la narration. Il la regarde attentivement, saisit ce que le spectateur aura peut-être du mal à accepter, à savoir qu’aux yeux d’Angelina, Pascaline n’est ni un phénomène de société, ni une grande sœur mais incontestablement une mère.
Toute la force du film est dans la qualité de rapport qu’a su instaurer Dervaux avec Pascaline et sa famille. Il acquiert une compréhension suffisante de la situation pour pouvoir se substituer aux mots qui effraient tant l’adolescente. Le regard du réalisateur se pose sur de toutes petites choses a priori insignifiantes. On suit Pascaline dans la rue. Elle passe à côté d’un petit garçon hors d’haleine, avec un gros sac, et qui regarde silencieusement dans notre direction. Dervaux abandonne un instant son héroïne et s’arrête sur l’enfant. La vie peut être ailleurs. On filme celle-ci, on aurait aussi bien pu se consacrer à celle-là. Tous deux semblent nous parler d’une jeune génération presqu’à bout de souffle. Quand Pascaline arrange des bouquets multicolores de fleurs en plastique, la caméra s’arrête sur les quelques fleurs au sol, dont la tige est cassée. Cela se passe assez vite, suffisamment pour que la métaphore ne soit pas complaisante ni trop lourde de sens. Mais furtivement, s’inscrit l’évidence d’une vie déjà un peu fanée, un peu abîmée.
Le regard de Dervaux capte la vie de Pascaline dans sa violence et sa crudité. C’est pourtant en accompagnateur qu’il se propose de la filmer. Il filme et vit « avec », enregistrant avec confiance les étapes du parcours initiatique d’une jeune fille vers la conscience de soi, de ses choix. Quand, en dépit de tout, un cinéaste croit en ceux qu’il filme, c’est un peu comme s’il leur laissait le soin de (se) réaliser. Et lorsque le film s’achève, la vraie vie commence…

Marie Gaumy

Citizen Hariri

À l’occasion de la première diffusion de L’homme aux semelles d’or, nous avons rencontré Omar Amiralay, son réalisateur.

L’esthétique de L’homme aux semelles d’or est très recherchée. Est-ce une caractéristique propre à ce film ou procédez-vous toujours ainsi ?
J’essaie de trouver à chaque fois une esthétique qui correspond au sujet que j’aborde. Je ne sais pas de quelle esthétique vous parlez. Est-ce que c’est l’esthétique plastique du film ou l’esthétique de l’écriture ?

Les deux.
Je viens de la peinture. Je crois que j’ai toujours gardé ce regard. Je puise mes références dans le pictural, mais je n’y fais plus attention : c’est devenu comme les cils de mon œil. Je ne me force pas quand je fais une prise de vue, je ne cherche pas l’angle ni l’équilibre des volumes. Un peu comme quand vous choisissez vos vêtements le matin, ça fait partie de votre garde-robe : cette façon de faire est ma garde-robe esthétique. Par contre la forme qui reste pour moi le lieu de recherche, c’est l’ esthétique de l’écriture. C’est là que se pose actuellement le vrai problème du documentaire. On est trop souvent pris par le contenu, le sujet, la force de la réalité. On oublie complètement l’écriture cinématographique. C’est ce que je cherche toujours dans un film mais je ne le réussis pas à chaque fois.

Votre film s’ouvre et se ferme, au propre comme au figuré, sur le même plan : une mâchoire d’acier s’écarte, on découvre Rafiq Hariri en contre-plongée puis, à la fin du film, elle se referme sur le personnage.
J’ai voulu montrer que si l’homme a été battu dans le film par la malice et le charme de Rafiq Hariri, celui-ci n’a pas pu avoir raison de l’auteur, c’est-à-dire de l’artiste ou du créateur. C’est une façon de sauver la face. Il fallait absolument trouver une forme d’expression sans parole, sans commentaire, pour que la chose s’exprime comme ça. D’où notamment ces deux plans.

Dans l’ensemble, comment vous êtes-vous préparé à cette rencontre ? Qu’en attendiez-vous au préalable ?
L’image est un réel pouvoir : on peut faire de son sujet ce que l’on veut. Cette fois, je voulais me mettre à l’épreuve, me mouiller vraiment, sans me cacher derrière la caméra. Je ne voulais pas avoir ce rapport avec un homme de pouvoir. Je voulais vraiment mettre à l’épreuve mes capacités humaines et non artistiques, c’est-à-dire mes capacités intellectuelles. Comme dans un duel, j’ai voulu voir qui gagnerait la partie. Je m’attendais à être charmé par Rafiq Hariri. Il est connu pour soudoyer tous ceux qui l’approchent. Je m’attendais à ce qu’il agisse de cette manière. Il a très bien compris où je me situais politiquement : du coup, il a adopté le rôle de quelqu’un de gauche, engagé pour la cause des hommes. Il réfutait tous mes arguments et, petit à petit, je me suis senti inextricablement pris au piège. J’aurais très bien pu ne pas avouer cette réalité au montage. J’aurais pu tourner des choses qui auraient suffit pour le dénoncer ou pour le condamner en tant qu’homme de pouvoir. Mais j’ai voulu aller jusqu’au bout de ma démarche et avouer que, quand l’intellectuel ou le cinéaste lâche ses armes, il perd contre l’homme de pouvoir. Il va jusqu’à perdre son titre de cinéaste. Pourtant, le film a fini par être un jeu, pour moi. Un jeu autour de la problématique que peut susciter un rapport franc, transparent entre un auteur et un homme de pouvoir et d’argent. Parce qu’il faut absolument que je l’avoue : le seul fait d’avoir été reconnu par cet homme c’est quelque chose qui m’a chatouillé, qui m’a…

Touché ?
Oui, exactement : ça m’a fait oublier la raison même pour laquelle je suis venu le voir et tout ça transparaît dans le film. On connaît cette problématique dans le rapport de l’intellectuel avec le pouvoir, c’est quelque chose d’absolument énigmatique et confus. Je crois que les intellectuels essaient toujours d’esquiver cette histoire-là.

Parfois on a le sentiment que vous saviez déjà que vous alliez perdre.
Ç’est le vice du cinéma, de la création que de devenir la victime de son œuvre. C’est un jeu absolument pervers. Il y avait quelque chose qui m’échappait dont je ne me rendais pas compte, dont je n’étais pas conscient.

Ce sentiment se retrouve dans la voix off alors que, dans les images, quand vous le filmez dans son appartement, là, sans aucun commentaire on comprend que c’est un manipulateur, qu’il veut le pouvoir à tout prix.
Là, il y a « schizophrénie », et heureusement que l’œil n’est pas tombé dans le piège. L’œil c’est la mémoire d’un cinéaste, d’un auteur. Il retient la fascination de l’auteur envers l’homme de pouvoir.

Vous aviez déjà écrit la voix off ?
Non. Le commentaire est venu vraiment en dernier recours, à la fin, pour faire sortie honorable.

Pourtant, vous dites que Rafiq Hariri n’a pas vaincu le cinéaste qui est en vous. Comment justifiez-vous cela ?
Par la mise en scène. C’est le cas des deux plans dont vous parliez tout à l’heure. Je l’ai amené par exemple dans cet endroit à Beyrouth qui est une boite de nuit très exploitée visuellement, construite sur une fosse commune. Il y avait là un camp de réfugiés palestiniens. Les forces de la droite libanaise les ont pris en otage et les ont massacrés. L’endroit évoque donc les atrocités de la guerre civile, et tout le monde a filmé cette boite qui apparaît aujourd’hui comme un élément folklorique de cette guerre. L’entrée ressemble à la structure d’une coquille métallique qui s’ouvre sur un escalier et permet d’accéder à l’intérieur. C’est pour moi une ouverture sur l’abîme. Je lui ai donc dit que j’allais l’amener dans un endroit, qu’il ne devait pas me demander pourquoi, mais que c’était dans l’intérêt du film. Il a accepté. Je voulais associer cet endroit qui m’impressionne et me rappelle la tragédie libanaise avec ce personnage qui a été parachuté dans cette réalité. Rafiq Hariri est venu d’Arabie Saoudite. Je voulais associer les deux mais de façon impressionniste, pas du tout réfléchie ou manigancée. Ce n’est qu’au montage que j’ai découvert que cela pouvait servir à quelque chose, comme l’ouverture d’un rideau, jouer sur le théâtre, la facticité du personnage. Cette idée est un peu dans tous mes films. Je ne fais pas du reportage. Je travaille mes personnages entre le documentaire et la fiction. C’est pour ça que je me permets d’installer les éclairages, de parler avec mes personnages jusqu’à l’épuisement du documentaire. Le documentaire, c’est quelqu’un qui s’attend à ce que vous lui posiez des questions, des choses bien précises, c’est quelqu’un qui se met en représentation. Mais c’est dans l’épuisement qu’apparaît la réalité dramatique du personnage : ce qui est en dehors de son contrôle. Avec Rafiq Hariri, j’ai 155 heures d’entretien, alors que c’est quelqu’un de très pris. De ce côté là, il s’est prêté au jeu. Pour lui aussi c’était un défi, c’est-à-dire qu’il voulait abattre un intellectuel venant d’un bord opposé. C’est la première fois que le film est montré et pour moi il est important de voir les réactions du public à ce jeu, parce que je tiens à dire que c’est un jeu.

Propos recueillis par Manuel Briot, Marie Gaumy et Eric Vidal

La vie nue

Film très sombre que celui de Rithy Panh. Témoignage sans apprêt sur la condition humaine dans une économie désormais globalisée, La Terre des âmes errantes est aussi (surtout ?) une plongée sensible au cœur de l’Histoire du Cambodge. Cette entreprise de retournement des sols à des fins commerciales – ici la pose du câble orchestrée par la multinationale Alcatel (1) – met la mémoire collective à rude épreuve. En effet, derrière l’exploitation de la force de travail, le film pointe l’impossibilité d’un pays à faire le deuil d’une histoire tragique qui n’a toujours pas trouvé sa résolution politique – comme l’ont montré les récents épisodes entourant la mort de Pol Pot (2) et la difficulté à juger les responsables du génocide Khmer rouge. En révélant des vestiges d’ossements humains ou des mines antipersonnels prêtes à exploser à la moindre secousse, l’excavation des tranchées réveille les traumatismes du passé. Guérillas, répressions, emprisonnements, tortures, exécutions, mutilations, autant d’échos sinistres, fossilisés dans les profondeurs de la terre, qui remontent à la surface. Ne cessant de « trouer » le film, au propre comme au figuré, ce retour des spectres réactive la mémoire refoulée de plusieurs générations. Une opération douloureuse et difficile dans un pays exsangue travaillé par la peur, où l’amnésie à l’encontre des crimes perpétrés sous les précédents régimes autoritaires est toujours efficiente. Une loi d’amnistie exonère d’ailleurs de leurs crimes, quels qu’ils soient, tous ceux qui aujourd’hui se rallient au régime en place. Caméra au plus près des visages et des corps, sobriété des lumières, absence de commentaire, utilisation minimale de la musique, travail sur les durées et l’environnement sonore, forme anti-spectaculaire, les choix du réalisateur favorisent l’émergence, et l’enregistrement, d’une parole confisquée qui ne trouve aucun cadre « légal » pour s’exprimer. À cet égard les femmes marquent moins d’appréhension à manifester leurs sentiments (colère, révolte, désespoir), alors que la plupart des hommes semblent résignés, retranchés dans leur mutisme. Si les images de l’extrême précarité des familles et de la dureté des conditions de travail (avec le nomadisme qui l’accompagne) sont éloquentes, l’évocation des drames passés est par contre moins explicite, plus fine. Pour approcher la complexité de la réalité cambodgienne contemporaine – enchevêtrement de paranoïa politique, de croyances religieuses ancestrales et de brutalité économique – le spectateur doit abandonner ses repères usuels. Il doit oublier la tyrannie du temps réel, le flux télévisuel qui noie l’information ou les instantanés chocs de la photographie humanitaire qui sidèrent la vision. En revanche il lui faut accepter, comme le cinéaste, de prendre son temps. Attendre que d’une situation banale – préparer le repas, aller au temple, se laver dans le fleuve – du sens émerge dans la durée d’un plan, dans l’intensité d’un regard ou dans l’expressivité d’un geste. Au même titre que la parole (lorsqu’elle survient), l’incarnation du corps participe de cette sédimentation de la mémoire que le réalisateur veut mettre à jour. Le corps, en effet, est conjointement support et réservoir mnésiques. À travers les signes exhibés, il convoque directement (le moignon irrité d’une jambe), ou de manière détournée (la raideur cadavérique de corps endormis évoquant le génocide), les violences d’un passé enfoui comme celles du quotidien (une femme présente à un médecin une main remplie de pus). Le film tire notamment sa grande force de cette oscillation permanente, où partout le passé perce sous le présent. Avec une économie de moyens esthétiques remarquable, et sans livrer au spectateur des conclusions toutes faites, Rithy Panh révèle la part occulte des images, il rend visible ce qui ne l’est pas.

Éric Vidal

  1. La multinationale est doublement créditée au générique.
  2. Capturé par des « camarades » dans la jungle et condamné de manière expéditive à la prison à vie, Pol Pot, premier ministre d’un régime totalitaire, meurt en 1998.