Immortels

Dans le sous-sol d’une gare, un vieil homme attend. La voix-off de la réalisatrice annonce : « En mars 2001, mon père me fait venir de Paris pour une affaire nous concernant tous. Il a besoin d’un avis ». Pour filmer l’enjeu de ce voyage, Annette Dutertre fait le choix d’une mise en scène discrète et minimaliste dont se dégage un sentiment d’immersion, comme si cela allait de soi, que l’on puisse « être avec », se sentir à l’aise. Et pourtant, il s’agit de se préparer à la mort de ses parents. Or, comme le dit le père, parler de la mort « c’est tabou ». On était donc loin de s’attendre à une atmosphère pudique et dénuée de pathos. Première surprise.

Autre surprise : le film s’intitule Voyage express au Mans et il est tout le contraire de la précipitation, comme en témoigne la tendance aux plans-séquence. Ainsi, le film révèle tout le sens et l’importance de la mise à distance, non pas comme déni, mais comme acceptation de la nécessité de réfléchir lorsque la vie nous confronte à une situation difficile. Annette Dutertre, prend le contre-pied d’une fuite en avant qui risquerait de réactiver des conflits jusque-là enfouis et de donner lieu à des passages à l’acte inconsidérés. Face à la fatalité de la mort, avec l’aide de son père, la réalisatrice suggère d’anticiper.

Évidence ? La société contemporaine aurait plutôt tendance à nous distraire de la prise en compte bien « réelle » de la mort en nous séparant de la vieillesse et de la maladie par d’étanches cloisons, en nous faisant confondre les vrais morts avec les morts fictionnels. Freud, en 1915 déjà, ne s’y trompait pas. Il relevait que nous avons beau reconnaître l’évidence de la mort, nous avons tout aussi bien tendance à la « mettre de côté, à l’éliminer de la vie », selon la formule propre à la dénégation : « Je sais bien mais quand même ». Si la mort nous était présentée de façon brute, elle serait par conséquent inacceptable. Le Voyage express au Mans vient, par sa simplicité et sa franchise, à contre-courant du spectacle travaillant à éloigner la mort, et tient compte de l’ambivalence de notre fonctionnement psychique. Rien de merveilleux, juste la mise en valeur d’une parole, souvent pleine d’humour et de petits gestes, dessinant une transmission filiale à l’œuvre. Au cœur de cet échange, les projections imaginaires du père et le rituel symbolique qu’il met en place pour se préparer à la mort. Quand la croyance religieuse n’a plus de poids, il s’agit de s’inventer d’autres histoires : la possibilité de parler avec ses voisins de cimetière ou d’être situé du bon côté du soleil… Mais pour que la croyance devienne tangible, elle se devait encore d’être partagée et entérinée par des actes et des traces significatives : visites cérémonielles au cimetière et aux pompes funèbres, choix de la pierre tombale. Dans la dernière séquence où Annette et ses parents sont réunis, la mère – qui refuse de parler de la mort – rappelle que c’est une tradition dans la famille que les pères s’occupent des formalités avant de mourir plutôt que d’encombrer leurs enfants. Ici, faisant figure de femme forte, c’est Annette Dutertre qui relaie les intentions de son père à sa famille. Elle égrènera fidèlement les propos paternels mettant ainsi en valeur l’importance symbolique de la répétition des mêmes mots. Au travers du film, elle nous offre aussi une possibilité d’apprivoiser la mort. Mais réaliser ce film n’était-ce pas surtout une façon pour elle de rendre ses parents immortels tout en acceptant qu’ils partent ?

Christelle Méaglia

 In memoriam

« Ici s’élevait… », « Mort pour la France », « Ici a séjourné. », « Ici ont été tués… », « Ici composa… »… Les plaques commémoratives nous observent du haut de leurs murs et de leur grand âge… Entraperçues sans être vues, elles essayent pourtant de nous intéresser, de happer notre regard. Elles n’y parviennent pas à tous les coups.

Seulement parfois. Les jours de fêtes nationales. Aux dates des commémorations fleuries. Et encore… La caméra de Ruth Zylberman nous suggère tout d’abord cela : notre inattention symptomatique au monde. Elle ne s’attarde pas sur ces bouts de marbre carrés, gravés plus ou moins distinctement, perchés plus ou moins judicieusement… Comme une mémoire qui flanche, les plans s’enchaînent vacillants, glissants. Et, tout à coup, ils s’immobilisent. Nous suggérant alors qu’il est possible de s’arrêter, d’observer, de poser un œil nouveau sur le monde. Et d’être ému. Cette leçon de regard pourrait suffire en soi. Point final.

Mais Paris-fantômes soulève d’autres interrogations, d’autres pistes. Ruth Zylberman les aborde en allant à la rencontre de ceux qui vivent de, par et pour ces plaques commémoratives qu’on ne regardait pas. Un champ social avec ses acteurs, ses règles et ses enjeux propres. I y a monsieur le fonctionnaire de la préfecture chargé de recevoir, puis d’accepter ou de refuser les  demandes d’apposition de plaques – producteur officiel, donc, de « sans-plaques » ; monsieur le marbrier qui se souvient de la Libération, période de fécondité intense dans la vie de la plaque commémorative ; la famille ou les proches de ceux qui « ont séjourné. », « ont été tués », « ont composé… » ; les admirateurs infatigables d’artistes jamais réédités, jamais représentés, jamais interprétés… mais toujours suspendus aux murs de leurs anciennes habitations ; messieurs les salariés des Jardins de la Ville de Paris qui fleurissent consciencieusement la mémoire des morts, etc.

Parmi ces personnages croisés, les familles et les admirateurs révèlent leur intimité, leurs blessures secrètes et toute leur poésie intérieure. Ces sentinelles des noms oubliés, comme les appelle Ruth Zylberman, émeuvent par leur acharnement à reconstruire la mémoire d’un aïeul ou d’une connaissance et, surtout, à la partager et la transmettre. Sans eux, les plaques ne verraient pas le jour. Les plus bouleversantes de ces rencontres restent celles d’Adi Fuchs – qui défend la mémoire des enfants juifs déportés – et de Léon Feferman – frère de Maurice, abattu en 1941 pour acte de résistance. Sans doute leur souci de conserver les traces d’une histoire singulière nous apparaît-il le plus évidemment légitime : la singularité est ici reliée à l’Histoire, à la restauration de la démocratie, à l’identité nationale, aux idéaux républicains. De même, les hommages aux figures illustres nous semblent aller de soi. Proust, Déroulède, Daudet… : les noms propres marquants doivent marquer la pierre pour marquer les esprits. Soit.

Ruth Zylberman retient cependant notre attention avec des cas plus problématiques. Sans entrer dans le détail, par les seules images d’étonnement de passants, elle nous met la puce à l’oreille. Un jour, la préfecture de police de Paris a autorisé l’accrochage d’une plaque mentionnant : « Ici habitait M. Smoluchowski. 1895-1896 » (sic). Pourquoi offre-t-on à l’œil public de tels inconnus, sans information supplémentaire, sans contexte, sans souci de partage ? Pourquoi marquer la ville du sceau d’un mort dont on ne rappelle pas ce qu’il a apporté à la « communauté

citoyenne » ? Pourquoi l’État, pour le dire autrement, accepte-t-il l’appropriation privée de l’espace public ? Est-ce un détail ou bien l’une de ces petites démissions du pouvoir politique qui s’ajoutent à d’autres, de celles qui détricotent subrepticement le lien social ?

La réalisatrice ne pose pas ces questions explicitement. Son propos – le texte qu’elle lit – est davantage lyrique et philosophique qu’analytique et sociologique. Tout l’intérêt du film réside dans le télescopage de ces deux omniprésences : l’explicite de la parole et l’implicite du politique. Comme si le politique ne pouvait plus apparaître qu’implicitement pour être questionné dans ses fondements les plus essentiels, dans ses décisions aux conséquences les plus concrètes, dans sa légitimité même. Comme si la critique du pouvoir de l’État – dont la centralité est trop souvent minorée par ses défenseurs et majorée par les tenants du « néo-libéralisme » – ne pouvait plus apparaître qu’en creux pour être recevable et surtout efficace.

Autour d’un objet qui pouvait sembler a priori anodin, la plaque commémorative, s’agrège donc un ensemble de fantômes : nous-mêmes, les « bienfaiteurs de l’humanité » qui nous ancrent dans l’Histoire, les sentinelles de la mémoire qui sont les derniers passeurs entre les vivants et les morts, l’État dont la légitimité se floute à force de brader ses responsabilités… Ruth Zylberman a le don de voir les fantômes. À nous d’apprendre à les regarder…

Sébastien Galceran

« Être avec celui dont on regarde le visage »

Interview de Caroline Buffard à propos de La Demande d’asile

Dans son dernier documentaire, Caroline Buffard filme la manière dont une jeune réfugiée soudanaise élabore le récit de son exil avec l’aide d’un travailleur social.

Au cours de cette Demande d’asile, la réalisatrice choisit de ne jamais montrer le visage de la jeune femme. Entretien pour comprendre les raisons d’une telle ellipse.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée au parcours d’une demandeuse d’asile ?

J’étais journaliste de télévision à Lyon et j’avais suivi l’affaire des Roms de Roumanie, qui avait été prise en charge par Olivier Brèachet, directeur de l’association Forum Réfugiés. J’ai alors découvert ce que pouvait être le monde des demandeurs d’asile. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à montrer, à dénoncer. On parlait du droit d’asile politique et des sans-papiers, tout ça était dans le même sac et personne ne comprenait vraiment la différence. J’ai donc visité, avec Olivier Brachet, un lieu situé quai Perrache, près de l’Autoroute du soleil à Lyon, où sont accueillis les demandeurs d’asile qui débarquent. C’est un vieux restaurant désaffecté qui sent extrêmement mauvais et qui ne ressemble à rien. Là, on les reçoit tant bien que mal et on enregistre leur demande. On essaie de les prévenir sur la difficulté du parcours qui les attend, dans une langue un peu bizarre parce qu’il y a rarement l’argent pour payer les interprètes. I me semblait intéressant de rester dans ce lieu où s’exprimaient aussi bien la violence de leur histoire, que celle à laquelle ils allaient être confrontés. Ces gens, qui pour la plupart ont quitté leur pays pour des raisons extrêmement douloureuses, pensent arriver dans le pays des Droits de l’homme. Or ce lieu sombre est très symbolique. Il représente la politique de la France concernant les demandeurs d’asile, et les moyens que les pouvoirs publics se donnent pour les accueillir.

Dans quelle structure les demandeurs d’asile sont-ils accueillis ?

Forum Réfugiés est une association qui fonctionne avec des bénévoles, mais ceux qui écoutent sont des travailleurs sociaux. À l’origine, c’est une association militante qui s’est battue pour la défense du droit d’asile et l’accueil des réfugiés.

Au fur et à mesure, elle a réussi à obtenir des fonds publics français et européens. C’est donc aussi le bras armé de l’État. Il m’a aussi semblé intéressant de regarder dans quelles conditions les travailleurs sociaux interviennent, parce que ce sont des gens généreux, portés par leurs convictions personnelles et en même temps ce sont eux qui annoncent les mauvaises nouvelles.

Quelles ont été les contraintes imposées par vos différents interlocuteurs ?

Nous avons fait deux films. Un pour Arte, celui que vous allez voir, et un autre qui a été tourné dans le même lieu mais avec d’autres demandeurs sur une période plus longue. Au début, ce qui m’intéressait, c’était le parcours d’un demandeur d’asile jusqu’aux portes de l’Office français pour les réfugiés et apatrides (Ofpra), l’instance qui accorde ou refuse les statuts. Je voulais voir ce qu’on leur disait auparavant et ce qui, au sein de l’association, allait se refléter des difficultés de la procédure. L’Ofpra a été d’accord pour que l’on filme les entretiens à condition de ne pas filmer les gens : les demandeurs d’asile politique sont susceptibles d’être recherchés en-dehors de leur pays et, de ce fait, sont peut-être en danger de mort. Il faut donc respecter un certain anonymat. Du coup, mon problème de mise en scène était réglé. Je trouvais qu’il était infiniment plus juste de filmer le regard du travailleur social plutôt que celui du demandeur d’asile. En regardant quelqu’un qui souffre, on prend le risque de le victimiser, on s’apitoie, on est dans la compassion. J’ai voulu rendre la violence que je ressentais dans cette histoire. Une juxtaposition de violence, aussi bien celle que les demandeurs d’asile trimballaient derrière eux que celle à venir. Et, derrière le demandeur d’asile, filmer une personne censée apporter des réponses qui ne viennent pas toujours ou qui sont dures, me semblait plus pertinent.

Après, le problème est de trouver la personne suffisamment juste dans ses propos pour rendre ce que je voulais montrer. C’était la difficulté du film, je ne voulais pas être trop explicative. Emmanuelle (la personne qui recueille les témoignages dans le film) est d’une honnêteté implacable : elle ne cache rien au demandeur d’asile, ce qui est rare. C’est une sacrée violence de dire à quelqu’un que son histoire ne rentre pas dans le cadre de la convention de Genève. Elle assumait cette violence et je trouvais ça admirable. C’est important car, pour le demandeur d’asile, il s’agit de trouver tous les arguments pour « séduire » et obtenir l’autorisation de rester en France. On demande à ces personnes de se souvenir précisément de tout ce qui leur est arrivé. Leur récit doit être extrêmement détaillé. Et c’est là-dessus qu’on va les juger puisqu’il n’y a pas de « preuves » Emmanuelle a accepté d’être mon alliée. Ce n’est pas simple d’être filmée comme elle l’a été, de voir son travail passé au crible.

J’ai aussi très vite compris que la situation d’Anna, la jeune réfugiée, ainsi que son histoire très éprouvante, permettraient de révéler des dysfonctionnements que je voulais saisir. Il faut imaginer dans quelle situation sont les réfugiés. Dans la mesure où ils vous acceptent avec votre caméra, ils vous oublient instantanément, parce qu’il y a beaucoup d’autres problèmes plus urgents à régler. Et la discrétion était vraiment notre maître mot. Par contre, on a renforcé le côté interrogatoire pour le spectateur, même si on est plus avec le travailleur social. C’est le travail du cinéma : on est avec celui dont on regarde le visage. Moi, je me projetais plus dans le visage d’Emmanuelle que dans la détresse du demandeur d’asile.

Propos recueillis par Christelle Méaglia, Christophe Postic et Eric Vidal avec l’aide de Benjamin Bibas.

Le devenir indien

La Lorraine vit les derniers soubresauts de son industrie sidérurgique, et avec cette liquidation imminente, la disparition du plus grand employeur de la région, laissant exsangue la vallée de la Fensch. Le nouveau siècle est là, bien pratique à certains pour justifier et décréter la fin de l’histoire. Que peut le cinéma face au désastre économique de cette région minière désaffectée, trouée de toute part jusqu’à condamner à l’écroulement des villages entiers ? Laurent Hasse a fui il y a dix ans sa région natale. Il y revient pour faire Sur les cendres du vieux monde, hanté par cette question qu’il s’adresse à lui-même et qui ne cesse de traverser le film.

Tout commence par le cinéma, celui de John Wayne et le Super 8 de papa. La mort simulée au cinéma comme préambule exorcisant celle réelle qui menace la région ? En tout cas, le cinéma de l’enfance. Et d’emblée, le réalisateur se situe du côté des Indiens.

Le Super 8 est l’emblème d’une époque presque disparue. Sa matière, sa lumière et ses poussières parasites en sont les signes reconnaissables, souvent de ce retour à l’enfance. Ici, l’image Super 8 n’est pas plein écran, c’est sa projection qui est filmée, avec son cadre noir, son hors champ. Ce hors champ, c’est la représentation du monde de cet enfant, celui que l’on peut imaginer derrière un décor de cinéma. Sur les cendres du vieux monde explore cet envers du décor et donne à ces petites scènes filmées une légèreté apparente et une gravité cachée, à la manière d’un souvenir-écran qui nous cache un réel refoulé. Ces séquences de Super 8 deviennent alors un espace intermédiaire où le corps enfantin du cinéaste esquisse le cadre du jeu. Si l’enfant croit que l’acteur tue vraiment, il sait aussi rejouer cette mort, jouer pour s’approprier le monde ; plus tard filmer en sachant que tout ne se rejoue pas, le réel peut surgir et s’imposer ; mais aussi filmer pour jouer avec les images à la manière d’un enfant facétieux.

Cet enjeu pour le cinéaste contient l’essentiel de la dimension intime du film, point de départ pour travailler la rencontre, et travailler a comprendre, en commençant par ceux qu’il connaît depuis l’enfance. Fils d’un cadre de la sidérurgie, il est parti faire du cinéma. Revenir en Lorraine est comme une dette envers cette région à laquelle il n’est pas enraciné. I y retrouve son père, deux camarades, une amie et fait de nouvelles rencontres. Il est cependant assez peu question d’entretenir des souvenirs – mais bien de garder la mémoire – et le film évite toute élégie d’un passé qui n’était pas sans souffrance. La façon brève et spectaculaire dont le film rend hommage (à la manière d’un clip) aux ouvriers de l’industrie sidérurgique résume ce passé à ce qu’il en restera bientôt : des images Les protagonistes de cette histoire industrielle sont déjà pour beaucoup disparus, les autres sont confrontés à une précarité sans fin. Il va interroger chez chacun sa part de responsabilité dans l’état du monde – pas de manière accusatrice mais invocatrice – la capacité à résister pour les uns, s’indigner pour les autres, lutter contre la résignation et le découragement. Il va aller de l’un à l’autre, reliant des univers cloisonnés et isolés, transportant avec lui les révoltes, les replis, les abattements, les scandales, les indifférences, pour les faire se répondre. Au milieu de cette circulation, Didier (personnage principal du film), en attente d’une embauche définitive, suit une trajectoire chaotique qui le mènera d’une adhésion improbable à la CGT au soutien d’une liste du Front National aux élections municipales. Découragé et totalement déboussolé, lui, l’enraciné à cette région, ira jusqu’à Cologne chercher du travail. Puis sa femme fermera sa boutique de couture ; pour finir ils seront contraints de quitter leur logement condamné à la démolition.

Quelque chose d’inéluctable semble s’être enclenché qu’une croyance doit venir contredire – une croyance que le film irait presque implorer en la figure de la vierge protectrice, érigée par les maîtres de forge de la vallée. Laurent Hasse poursuit avec obstination ce qui pourrait rassembler quelques personnes autour d’une conviction : y croire et d’abord croire en soi comme le lui rappelle la femme de Didier. Pour mieux mettre en avant cette résistance, ce mouvement qu’il tente de susciter chez chacun, le film oppose une fixité du paysage. L’usine (les usines), on la longe depuis la voie ferrée, on s’en approche, on l’observe en arrière-plan, fumante ou inerte, rescapée ou déjà vestige, toujours à distance. Les rares fois où l’on y pénètre, elle se défait de sa symbolique silhouette : c’est le lieu d’un travail, « ce luxe » comme le dit Omar.

Dans chacune de ses rencontres, Laurent Hasse avance à découvert, parfois naïf ou maladroit, d’autres fois provocateur, toujours pour combattre la résignation en même temps qu’il se persuade de l’utilité de filmer… « À quoi cela sert-il ? » Son amie d’enfance, employée dans une banque du tout proche Luxembourg, à qui il reproche son rôle dans les rouages capitalistes le lui renvoie bien. Quand il vient lui annoncer la dernière épreuve de Didier, elle lui rétorque fataliste : « Moi je le plains, toi tu le filmes… ». Et lui de reprendre immédiatement ce reproche à son compte dans son commentaire, comme une faiblesse avouée et un défi relevé – prise de distance vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de son film. Et quand il touche à une certaine impuissance, il la tourne en dérision. « Parce que tu crois tout ce qu’on te dit… ? », lui réplique-t-on. Et c’est bien sûr croire au Père Noël et à Saint-Nicolas, celui-là même qui autrefois lui apporta sa panoplie d’Indien.

Christophe Postic

Les cent papiers de Sandra

L’enchevêtrement maîtrisé des récits : c’est la qualité la plus évidente de Passeport hongrois (2001) de Sandra Kogut. Cette cinéaste brésilienne vivant à Paris depuis dix ans y décrit minutieusement son parcours du combattant pour obtenir la nationalité hongroise que ses grands-parents possédaient avant d’être forcés de quitter, en 1937, une Hongrie « légalement » antisémite. La requête administrative de Sandra Kogut prend alors la forme d’une quête des origines – comment vivaient ses grands-parents à cette époque, pourquoi se sont-ils retrouvés au Brésil à la fin des années trente, comment ont-ils vécu leur arrivée dans le Nouveau Monde… – et d’une enquête archivistique – traquer les indices de leur naissance, de leur mariage, de leur départ… – pour répondre aux exigences paperassières de l’ambassade hongroise.

La sobriété stylistique – mise en récit croisée classique et efficace – s’avère essentielle à la pertinence du propos, à l’intensité des entretiens et au pouvoir d’évocation des images La recherche personnelle de Sandra Kogut s’imbrique en effet avec le témoignage de sa grand-mère sur la Hongrie de l’entre-deux-guerres, sur les premiers signes d’antisémitisme qu’elle a subis, mais aussi avec les souvenirs de sa famille restée dans les ghettos juifs de Budapest et leur récit des premières déportations organisées – par Eichmann lui-même – à partir de 1944… Simplement évoqué, ce contexte historique retient la plus forte leçon de Shoah de Claude Lanzmann : comme la question du pourquoi (pourquoi l’Horreur ?) est sans réponse, reste la question cruciale du comment (comment un juif hongrois obtient-il le laissez-passer pour fuir son pays, comment le reçoit-on dans le pays d’« accueil », comment un numéro de passeport griffonné sur un bout de papier peut-il miraculeusement permettre d’échapper aux trains de la mort ?…).

La demande du passeport hongrois par la cinéaste pourrait apparaître comme un simple prétexte pour narrer l’essentiel : la trajectoire d’exil de ses grands-parents. En réalité, elle rejoue plus de soixante-dix années plus tard, toutes choses étant égales par ailleurs – et cette assertion est importante – la même remise en cause de son identité, de son droit à être hongrois qu’avaient dû subir ses grands-parents à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En creux, apparaît la même interrogation philosophique du respect de l’Autre, de l’accueil – ou du rejet – de l’Étranger ou de l’Exclu. Loin d’être un prétexte, cette demande de passeport hongrois se lit des lors comme un enjeu politique majeur d’une extrême actualité (peut-on être citoyen sans parler la langue de son pays ? L’idée de citoyenneté européenne a-t-elle un sens ?…), au moment même où les gouvernements européens remettent à plat le droit de l’immigration et le statut des réfugiés et où la Hongrie patiente pour intégrer l’Union européenne en 2003.

Si l’on se dit parfois intérieurement que le récit de l’exil forcé et terrible des grands-parents devrait accélérer la procédure de naturalisation de la petite-fille, si l’on trouve même choquante l’absence de regrets exprimés par les représentants les plus officiels de l’État hongrois rencontrés par Sandra Kogut, c’est avec la même retenue que la cinéaste s’impose. Les situations ne sont pas équivalentes : la Hongrie de 2001 n’est pas la Hongrie nationale-chrétienne de Miklos Horthy, le régent du pays de 1920 à 1944, celle des « mille seigneurs et des trois millions de mendiants » décrite par les livres d’histoire. De même, la cinéaste ne tombe jamais dans la caricature de l’inhumanité de l’administration, des dédales de bureaux et de sous-bureaux où on l’envoie et d’où on la renvoie. Cette violence symbolique est décrite mais jamais jugée de manière simpliste.

Sandra Kogut le démontre ici sobrement : la réalité est plus complexe que les bons sentiments et l’angélisme, elle ne se laisse pas cerner par des jugements de valeur à l’emporte-pièce ou des rodomontades moralisatrices. Elle ne peut être qu’entraperçue par un travail minutieux de recollement des témoignages et des faits.

La grande justesse de ton tient enfin au soin que la réalisatrice met à nous épargner les détails des autorisations à filmer (dans les ambassades et les mairies, aux Archives…) qui n’ont pas dû aller de soi. Ici, pas de méta-film bavard qui tient trop souvent lieu de réflexion et de création chez d’autres documentaristes. Comme un danseur nous fait grâce, par un visage serein, de la souffrance de son corps au moment de la représentation, la cinéaste délivre le fruit de son travail sans autocélébration (ni auto-flagellation, ce qui est la même chose) mais avec générosité. Simplement. Cela donne un film essentiel, précieux et modeste. Une leçon de volonté et de résistance, de confrontation au réel. l y a de la force à puiser dans ce Passeport hongrois.

Sébastien Galceran

Naufragés

Évidences commence par la mise en scène d’un geste initial. Représentation d’un ramassage d’objet. Geste symbolique puisqu’il ouvre le film en même temps qu’il lui donne naissance (sans cette première fois, pas de sujet). Alain-Paul Mallard, réalisateur et personnage principal, expose sa passion pour les objets mis au rebut. Comme il le dit si bien : « J’ai envie de leur donner une seconde chance ». Il les ramasse, les dessine, les classe parfois… et les déclasse. Difficile pourtant d’employer les mots de collection ou de collectionneur, même s’ils reviennent à plusieurs reprises, sans faire passer Alain-Paul pour un fou. Un énergumène.

Alain-Paul Mallard s’apparente plutôt à une sorte de taxidermiste. Il maintient ces objets en vie en les récupérant, mais moins pour les figer dans leur condition d’objet et les limiter à ce qu’ils représentent que pour leur offrir un sens, des sens. Leur ouvrir un espace propice au dialogue. Les questionner sur leurs histoires cachées qui sourdent, ouvrent des brèches, fêlures occasionnées par la chute (physique) mais aussi du fait de leur abandon. À la fois liens. À la fois supports. Cette récolte devient l’espace de projection de son univers intérieur, mais également un matériel prétexte à quelques jeux.

Le film avance au gré des rencontres qui paradoxalement sont toutes organisées dans cet espace clos qu’est l’appartement (en fait un décor…). Parallèlement à cela, les errances, les flâneries solitaires dans la ville sont consacrées à la quête de nouvelles trouvailles.

La première question qui vient à l’esprit : pourquoi ramasser ? Cette manie a commencé il y a six ans, nous dit-il, lors de son arrivée à Paris. La voix-off ne sera pas plus explicite sur le sujet. Nous comprendrons au cours des rencontres que pour Alain-Paul Mallard, ces objets sont comme des traces, des mémoires conviant à la lecture de deux (espaces) temps possibles. Traces de sa vie à Paris, mais aussi traces de ses racines, de son pays d’origine : le Mexique. En effet, s’il ramasse, extrait ces objets de l’oubli, s’il imagine leurs histoires, ce n’est que pour mieux faire resurgir la sienne. Les siennes. Le ter de chaussure ramassé l’est moins pour son statut d’objet utile que pour « l’usure » qu’il a acquise (patine qui dépend de la chaussure, qui dépend de la marche, qui dépend de l’individu, qui dépend de…). Mais que faire ensuite de ces récoltes ?

Les rencontres vont permettre d’ouvrir quelques pistes. Des jeux vont s’opérer ainsi que des tentatives d’organisation. Jeu de massacre avec l’Enfant. Jeu de rébus avec la Chinoise. Jeux où la parole s’efface laissant place à quelques bruits d’objets raclant le fond du réceptacle en bois et surtout à quelques rires, signe d’une communication qui s’établit. Procédé métonymique où des « phrases d’objets » se construisent sous nos yeux instaurant un autre type de présence à l’autre, une autre écoute. Jeux évoquant ceux de Roland Barthes ou de Georges Perec, ou encore ceux du chorégraphe Jérôme Bel et son Nom donné par l’auteur (pièce duo où le mouvement se limite à la manipulation d’objets, le sens étant produit par le  rapport linguistique des objets). Jeux de classifications avec son ami le Penseur, par couleur, par forme, par matière… La totalité des éléments en présence s’agence alors et élabore une forme. Ces objets morts pour leur ancien propriétaire, ramenés à la vie par Alain-Paul Mallard et son compère, s’organisent comme des cellules pour donner une nouvelle figure, celle du Coelacanthe : animal symbole redécouvert vivant quand l’esprit collectif le pensait totalement disparu.

L’une des dernières séquences, le faux vernissage, confirme l’envie d’Alain-Paul Mallard d’accaparer de nombreux territoires artistiques par l’intermédiaire de ses objets. En témoignent ses clins d’œil à la littérature, au dessin, à la photo, à la sculpture, à la musique, aux arts vivants… sans prétention et pleins d’humour. Gonflé pourtant, le sous-titre du film Cet obscur désir de l’objet ! Mais il permet de rééquilibrer le côté abstrait du seul mot Évidences et d’éclairer davantage le spectateur. Gonflées aussi, les franches œillades à Agnès Varda ! Mais comment faire sans qu’elle soit présente, étant donné le sujet ? Alors, un lion jaune à paillettes se désaltère fièrement au bord d’une fontaine Wallace près du lion vert bronze de Denfert. La couture s’opère en marabout, bout de ficelle… Qu’il glane ou qu’il grappille, Alain-Paul Mallard veut faire passer l’objet du statut de déchet, de détritus au statut d’objet d’art. Ces objets naufrages, comme il le dit avec son bel accent, acquièrent ainsi une certaine autonomie, une certaine liberté.

Sébastien Vin

Un comte en hiver

Le Solitaire du château du Fresne est un film dont se dégage une infinie mélancolie.

L’hiver en Normandie, un château à la façade décrépite, les arbres nus dans l’allée du parc, la buée sur les vitres forment le décor d’un lieu de vie loin du monde. Alain du Périer de Larsan – ancien résistant, déporté à Dachau, devenu châtelain gentleman-farmer, élu et réélu maire de sa commune – se confie. Il livre un peu de son chemin parcouru aux antipodes d’une « culture de classe », son engagement pour ses concitoyens, son irréductible fidélité aux idéaux humanistes.

A la demande de Roseline, la fille d’Alain, Pierre Beuchot accepte d’être un passeur, un accompagnateur pour approcher cette figure lointaine d’un père dont elle vient de découvrir l’existence. Roseline, toujours hors champ, qu’on entend à peine vouvoyer le vieil homme lors de rares entretiens. La voix-off d’un narrateur rapporte certains de leurs dialogues, impossibles à enregistrer. Comment entrer en relation avec ce noble inconnu ? Quelle est la probabilité d’une rencontre avec une solitude si dense qu’elle l’enveloppe d’un voile ? Grâce à la caméra, en une semaine de tournage à peine ?

Filmant lentement les albums de famille, les pièces du château, les immenses portraits d’aïeules – comme si ces défuntes inconnues étaient les seules dont le vieil homme accepte la tendre présence – Pierre Beuchot approche « son » sujet sans jamais le réduire à un portrait d’aristocrate, même atypique, tels ceux qui ornent les murs. Seuls de prudents mouvements de caméra semblent convenir à cette âme forte à la tristesse discrète. Humilité d’un projet de cinéma qui, s’il donne à entendre de nombreux souvenirs (la perte irréparable du frère aimé, les camps, les engagements politiques…) ne peut – ne veut – parachever l’image d’un « grand témoin du siècle » comme les aime la télévision.

Au milieu de cette atmosphère hivernale un peu confinée, entre les ocres chaleureux du salon et les gris-verts humides de l’extérieur, Alain du Périer sort soudain de sa nonchalante distance. On était presque engourdi par ces plans crépusculaires pleins de la présence immobile de l’homme quand des mots lapidaires viennent cogner et statuer de façon définitive. Alors que la caméra le cadre regard baissé, le corps tranquillement assis dans son  fauteuil, sa voix s’élève avec force.

Une parole autoritaire, inflexible, passionnée aussi, avec, dans le timbre, un emportement entier auquel les années n’ont rien retranché. Ses origines ? « Un milieu imbécile, pour ne pas dire plus. » Les lauriers des ancêtres illustres ? « Mais qu’est-ce qu’ils allaient foutre en Terre Sainte ? » Les policiers français qui ont arrêté son frère, mort en déportation ? « Une bande de salauds. » L’invitation chez un cousin, ancien vichyste ? « Si j’y vais, j’aurai encore envie de lui rentrer dans les tripes ! » La guerre d’Algérie ? « Inadmissible. »

Diminué par la maladie, la respiration sifflante, il assène sans faiblir ses mots comme des couperets. Sécheresse de la parole, à peine atténuée par cette élégance qui le fait sourire de tout, même de l’évocation des souvenirs les plus tragiques.

On songe à ces figures de résistants légendaires croisées dans nombre de documentaires. Ici pourtant, pas de prestance donneuse de leçons ni de titres de gloire ostensiblement affichés. Même les compliments malicieux d’une amie sur son ancien pouvoir de séduction ou ses talents de chasseur ne déjouent pas sa lucidité désabusée. L’essentiel est loin des flatteries mondaines ou des remémorations des fastes du passé. La mort endeuille, et surtout emmure dans une douleur difficile à traverser. Mais de ces terres arides, Alain du Périer fait jaillir justement des sources vives, celles de la colère, de la conviction, du refus de renoncer, parfois seules expressions possibles d’une intelligence aux prises avec le chagrin.

Céline Leclère

« Maudits soient les yeux fermés… »

Étrange film que celui de Marianne Gosset : petites enclaves fulgurantes d’onirisme, images parfois superbes, et pourtant, le propos semble sans cesse empêché. Quelque chose veut se dire et prend l’école vétérinaire de Maison Alfort comme décorum ; quelque chose de désespéré, de l’ordre de la perte et du mal-être. Maison Alfort se métamorphose alors en paradis perdu, en reliquat de l’âge d’or et du monde enchanté de l’enfance où les hommes et les animaux pouvaient se comprendre. Mais une fois cette belle idée énoncée puis déclinée sans cesse sous forme d’une voix off omniprésente et quelque peu littéraire, le film s’enlise et semble dissimuler son véritable objet.
Sur le fond, le prétexte de départ (le cancer et les séances de radiothérapie du chat de Marianne Gosset) handicape l’idée poétique. Car si la réalisatrice déplore la perte du merveilleux, la disparition du mystère qui auréolait les bêtes, jamais elle ne pointe clairement que la domestication, le report affectif et l’acharnement thérapeutique sont les premiers venus à bout de nos sphinx, cerbères et centaures.
Puis viennent les interviews des « scientifiques corrupteurs », pauvres vétérinaires coopératifs, tristement figés dans une mise en scène qui leur laisse peu de chance. Le premier a le visage strié d’ombres de barreaux de cages et la voix couverte par des aboiements. Le second est filmé en alternance avec une tête de chien qu’il dissèque. Un autre a moins de chance encore : il est planté au milieu d’un amphithéâtre vide, debout, un projecteur diapo braqué sur lui. Des représentations d’animaux mythiques défilent dans son dos. Marianne Gosset est assise dans l’ombre à plusieurs mètres de lui. Elle lui pose des questions, cite Nietzsche, développe brièvement un exposé sur les bestiaires médiévaux. Mais ces trop sages vertus ne suffisent pas à conférer au film l’énergie qui lui permettrait de s’imposer.
Les interviews ne proposent pas autre chose qu’une variante formelle à la voix off. Marianne Gosset demande : « On dit parfois que les animaux dorment et que nous les veillons… ». Le chirurgien a des regards gênés. Il sent qu’on attend quelque chose de lui, se démène pour garder la face, bredouille quelques phrases avant que la réalisatrice ne le reprenne : « Non, je crois que ce que veut dire cette citation, c’est…». Il ne s’agit donc que de demander aux vétérinaires de confirmer une vision déjà préétablie. La réalisatrice ne cherche pas à apprendre ou à donner voix aux personnages qu’elle filme : elle organise autour d’eux des mises en scène qui les réifient et les instrumentalisent. Et c’est cela même qu’elle reproche aux hommes de faire aux animaux. Dès lors cette question malheureuse vient à l’esprit : peut-on parler du monde animal, le défendre et être crédible quand on ne sait pas filmer les hommes ? Où se situe la faille, la blessure ?
Et pourtant, c’est ici étonnamment que le film devient touchant : tout transpire la peur de l’autre, la peur de se mouiller, d’entrer dans le vif du sujet. On ne pénètre jamais complètement dans Maison Alfort. La réalisatrice demande à son cadreur de filmer des murs, des couloirs, des situations prises de derrière les portes, les vitres, dans le dos des hommes. En définitive très peu d’animaux. Marianne Gosset en dit toujours trop ou pas assez. Elle fait sans cesse écran, refuse de dire ou de montrer les choses jusqu’au bout. Quand elle s’adresse à l’anatomiste, elle compare son activité à celle des anciens sacrificateurs lisant l’avenir dans les entrailles des bêtes. Plutôt que de nous le dire, pourquoi l’ensemble de la structure du film ne nous aiderait-elle pas à le voir sans passer par le prisme des mots omniscients, omnipotents de la réalisatrice ? La très belle séquence de l’opération du cheval va d’ailleurs dans ce sens. Elle s’abstient de tout commentaire. Les plans sont au plus proche du corps de la bête, en font sentir la sensualité forte, bien qu’inerte. Le cheval redevient alors une sorte de géant noir inoffensif entouré d’une armée de nains qui le momifie dans de grandes feuilles de plastique translucide.
Malgré la beauté de certains plans (notamment celui sur la chienne aveugle), Marianne Gosset qui plaide pourtant pour le merveilleux, n’a de cesse de l’étouffer dans son film. Elle veut tout maîtriser y compris son étrange désarroi qui lui fait préférer les bêtes aux hommes, qu’elle évoque en pointillé, mais dont elle ne fait malheureusement pas matière cinématographique. C’est pourtant bien là qu’est le sujet et la beauté du film. Ils résident dans quelque chose d’opaque, qu’on refuse de nous dire tout à fait, qu’on dissimule derrière trop de dispositifs, de références et de citations. Cela ressemble aux paupières serrées sur la peur.

Marie Gaumy

  • « Maudits soient les yeux fermés… », extrait du Roman de Renard

Échappée belle

C’est au cours d’une résidence de l’auteur au centre pénitentiaire des femmes à Marseille que Mirage a été tourné. Dans le cadre d’un atelier de formation et d’expression audiovisuelle, deux détenues ont participé à sa réalisation, devenant actrices de leurs propres textes, mis en scène avec la réalisatrice. Sans qu’on sache jusqu’où le choix des images revient à Maguy Y. et Francine B., la démarche permet aux deux femmes de s’approprier le film. Il reste que la situation d’emprisonnement confronte à un irréductible décalage de position entre la personne filmée et le réalisateur (puis le spectateur). Comment, à partir de là, filmer des sujets aux prises avec une situation qui les enserre dans leur souffrance ? Pourquoi ? Pour le bénéfice de qui ? L’esthétisation de la souffrance de ces femmes – avec en contrepoint leurs rêves circonscrits à des clichés d’espaces verdoyants, de couchers de soleil en bord de mer, etc. – ne prend-elle pas le risque de les y figer ?
Le film commence par une apparition : une silhouette se dessine sur le fond lumineux d’un couloir sombre. Qui est-elle ? Un fantôme ? Un sifflement guilleret apporte un brin de légèreté au cœur de la résonance métallique des bruits de couloirs. Le corps s’avance sautillant, dansant, filmé en flou filé, ses contours restent imprécis. Le souvenir laissé par le film sera celui d’un rêve, un impalpable entre-deux où il serait impossible de se repérer à coup sûr. Le spectateur est plongé dans le doute et la difficulté à reconnaître l’Autre. Toute tentative de capturer l’image de ces femmes pour en constituer un cliché est mise en déroute. C’est nous dire cinématographiquement que la réalité n’est pas une, qu’elle se dérobe et qu’aucun regard ne peut espérer la saisir. La réalisatrice joue ici à instiller le manque pour mieux servir ses personnages.
L’image flottante brouille la vision si bien que toute l’attention s’accroche alors au son, véritable force émotionnelle du film. Une voix dans la pénombre, prend la parole, lentement, avec une maîtrise du langage propre au texte récité ; un texte personnel et dur, un ton empreint d’authenticité. Apparaissent ensuite les parties d’un autre visage, déformé par l’œilleton, tandis qu’une nouvelle voix se fait entendre off. À l’instar des mots proférés, les images reflètent l’angoisse de perdre son identité, de n’être plus qu’une ombre dans le contexte de l’incarcération. La représentation des corps indistincts et morcelés reproduit le fonctionnement du système pénitentiaire qui vise par la contrainte physique à la même discipline drastique, à retourner à un identique, c’est-à-dire à faire disparaître les différences. En même temps, le film révèle que subsiste toujours une trace du sujet, ici portée par les textes : témoignage d’une incroyable résistance psychique.
L’effet de ralenti en dit aussi quelque chose. Le flou qu’il provoque au moindre geste renforce l’attention portée à celui-ci en tant que signe de vitalité : le mouvement est en effet ininterrompu, signe que la vie perdure. Dans l’espace oppressant d’un couloir ou d’une cellule étriquée, un corps s’ébroue, existe, revendiquant son autonomie. Il ne peut être complètement contraint. Ce mouvement perpétuel est un minuscule mais précieux espace de liberté. Et puis, le corps s’imprime littéralement à l’écran. Alors que la succession de photogrammes au cinéma entraîne leur disparition, le flou filé les fait persister : tentative désespérée des corps de s’accrocher, d’exister. Encore une fois, témoignage de survie.
Le film est donc à double tranchant : le ralenti s’interprète aussi bien comme indistinction des corps – c’est-à-dire du côté de ce que le système pénitentiaire induit – que comme mouvement vital. Réversibilité d’une contrainte mortifère : pour se sauver psychiquement, le sujet peut utiliser ce qui justement cherche à le faire vaciller. La réserve serait que le film participe à ancrer ces femmes dans leur souffrance, les amenant à répéter des traces traumatiques et ne les identifiant que par le malheur. Une démarche créative ne devrait-elle pas offrir la possibilité de se dégager de cette logique ?

Christelle Méaglia

Électre libanaise

Danielle Arbid, libanaise installée à Paris, est revenue à Beyrouth pour questionner. Questionner les lieux, questionner les gens, se questionner elle-même. Elle avance, déterminée, presque agressive, et fait du rentre-dedans pour soutirer des informations, que ce soit à un épicier, une petite fille ou un ministre (dans un pays où tout le monde a l’air de faire l’autruche). Danielle Arbid marche, roule en voiture, parcourt et sillonne le pays, à la recherche d’un lieu qui condenserait en lui les meurtrissures de la guerre (un symbole, un mémorial, une plaque commémorative). Mais sa recherche est semée d’embûches, d’obstacles, de difficultés. Il y a autant de photos qu’il y a de morts, et autant d’histoires qu’il y a de photos. Il y a ceux qui ont oublié et ceux qui se souviennent. Il y a ceux qui vivent encore dans le passé et ceux qui ne vivent que dans le présent. Pour elle, pourtant, une chose est sûre : la guerre a bel et bien eu lieu, et le Liban est un cimetière à ciel ouvert, sans sépulture.
Sont là pour le prouver les armes à feu qui circulent dans tout le film : le revolver que continue de cacher chaque jour le père de Danielle Arbid sous l’oreiller de son lit, les armes de ceux qui furent miliciens, et celles qui passent aujourd’hui encore dans les poches des enfants qui traînent dans les rues. La cinéaste elle-même, devenue une sorte de vengeresse sans répit, marchande l’achat d’un gun. Toucher permet-il de comprendre ? Oui, mais pour toucher, Danielle Arbid a choisi : c’est sa caméra qui pointe, qui vise. À la fin du film, elle rencontre Mohamad, traumatisé par la guerre, qui porte « le mal » en lui. Son seul répit : reparcourir les lieux de mort déserts, les immeubles criblés de balles, les escaliers défoncés qu’on grimpe dans le vide pour avoir encore plus le vertige. Son corps tout entier ne fait que se cambrer, se briser, fondamentalement crispé. Le seul geste harmonieux qu’il arrive encore à faire, c’est mimer la mitraillette, appuyer sur la gâchette. Là, on dirait qu’il danse.
Le film de Danielle Arbid obéit à une chorégraphie de la nécessité. Rien de plus nécessaire qu’aller sur place, que de parler, que de rencontrer. Chaque visage porte en lui une parcelle de l’histoire, chaque porte cache en elle un récit qu’il pourrait s’agir de s’approprier. La réalisatrice frappe sur une immense porte noire, puis sur une immense porte rouge, alors qu’autour d’elle fusent les avis contraires : « Frappe là… la noire… non, la rouge… non, la noire ». Elle frappe avec force. Personne n’ouvre. Où commence la fiction, où commence la supercherie ? Laquelle de ces portes a quelque chose à raconter ? Laquelle de ces portes cache le vide ? Même si elle n’obtient pas de réponse, cela ne l’empêche pas de continuer sa marche pour la vérité, ou plus exactement pour la mémoire. De continuer cette chorégraphie des visages et des plans, mélangeant les supports Super 8 et vidéo, les « images-document » et les « images-fantasme », entraînant le spectateur dans ses rêveries d’adolescente (le souvenir incarné de son cousin avant qu’il ne meure), ses rêves d’adulte (l’entrée dans Beyrouth se fait au rythme du Ring, son autoroute intérieure, et de la musique lancinante et orchestrale de la divine Fairouz, symbole vivant de la ville, qui n’a jamais quitté le pays en temps de guerre, et qui a maintes fois chanté la réunification de Beyrouth), et ses rêves de demain (un plan fantastique nous montre trois drapeaux libanais qui semblent tomber en chute libre, puis s’envoler dans une lumière métallique bleutée, totalement irréelle).
À la fin du film, vêtue de noir, telle une veuve ou une passionaria, Danielle Arbid marche près de la mer, ses cheveux dissimulant ses traits, avec la démarche fière d’une reine qui regarde son royaume déchu, Électre de tout un peuple. La Méditerranée est bleue. Elle brille. Et c’est la mer, immense et sereine, qui, par contraste, lui donne le mieux à visualiser les atrocités des tortures, et les paradoxes de ce conflit de dix-sept ans. Le monde est là, devant elle, brut. Mais les yeux de Danielle Arbid ne cessent de regarder conjointement en-deçà de l’horizon et au-delà, à l’extérieur et à l’intérieur d’elle-même.

Matthieu Orléan