L’exposition de la vérité

Comment filmer le vide laissé par sa propre mère trop tôt disparue ? Comment représenter Clotilde Vautier, morte à vingt-huit ans, celle dont on ne parvient pas à reconnaître le visage sur les albums de famille, celle dont les câlins n’ont laissé aucun souvenir ? Comment filmer le mensonge de presque trente ans autour des circonstances exactes de sa mort ? L’absence, l’être et le mensonge : autour de ces trois thèmes ici intimement liés, Mariana Otero (Cette télévision est la vôtre, La Loi du collège…) construit son film, comme sa mère Clotilde peignait ses tableaux : par touches successives, énergiques et franches, précises et croisées.

Dès les premiers plans, les yeux de Mariana dans un rétroviseur. C’est bien elle que le spectateur suit, elle qui nous guide, discrètement, dans ce voyage à rebours, dans ce processus de dévoilement. Et dans les plans suivants, nous sommes prévenus : remonter le temps signifie d’abord se coltiner l’obscurité et la pénombre, déplacer les objets de l’ancienne demeure familiale au risque de chambouler les souvenirs figés, balayer les toiles d’araignées qui colonisent les lieux. Acte fondateur du récit : sortir les tableaux de Clotilde de la maison du mensonge.

Le film peut dès lors dérouler sa propre trame. Se réapproprier cette histoire familiale qu’à une époque, tous préféraient taire ou travestir. * Elle est morte *, « Vous ne demandiez pas », « Nous, on devait savoir qu’on ne devait pas demander », « Je ne te le dirai jamais », « Je me suis voilé la face », « Comment revenir sur quelque chose qu’on n’a pas dit ? », « Je me sens toujours coupable. » Rappeler le mensonge de mars 1968 (« Clotilde est partie à Paris » alors qu’elle vient de décéder à l’hôpital de Rennes). Se souvenir de l’annonce de sa mort, un an et demi après. Raconter le secret découvert presque trente années plus tard. Mariana Otero convoque la parole de la famille (Isabel, sa sœur ; Antonio, son père ; Mémère, sa grand-mère…) et des amis, les lieux où Clotilde vécut, travailla et mourut, les traces (sa robe, les photographies…) et les marques (ses tableaux) qu’elle a laissées… Pour offrir un film plus juste, plus apaisé, plus honnête que la réalité ne l’a été.

Les tableaux de Clotilde sont les acteurs principaux du récit. Comme la parole est si difficile à accoucher, Mariana Otero met en scène les peintures pour évoquer l’absence, imaginer l’être, aborder le mensonge. L’ouverture du placard dans lequel les tableaux furent rangés, la découverte des toiles dans une pièce mal éclairée, les séances de pose dans l’appartement immaculé qui servait d’atelier, le chevalet vide que regarde le père, filmé de dos, quand il raconte de nouveau à sa fille le secret enfoui tant d’années, l’emballage des tableaux – méticuleusement cette fois-ci – et leur transport vers un lieu autrement plus approprié qu’un placard…

Ce récit (symbolique) dans le récit rend le film de Mariana Otero à la fois pudique et généreux. Pudique car cette symbolisation écarte toutes les mises en scène et voix off donneuses de leçon : la cinéaste ne prend jamais une posture de jugement ou de règlement de comptes ; sa démarche est compréhensive ; la parole de l’Autre est respectée, même quand elle biaise ou se claquemure. Généreux car, grâce à cette symbolisation, Mariana Otero ouvre son récit singulier au spectateur. Elle lui réserve une place, l’invite à la table familiale, le laisse se tourner vers ses propres armoires pleines de tableaux ensevelis sous la poussière..

La nature du secret dévoilé par son père entraîne Mariana Otero sur une piste politique qui implique et engage, là encore, le spectateur. Leçon de modestie de la part de la cinéaste : pour (nous faire) comprendre le drame vécu par sa mère, il lui faut redéployer son récit, le contextualiser. D’autres histoires de secret lues dans la presse, un dernier entretien (édifiant) symbolisent alors ce nouveau croisement entre son histoire personnelle et la nôtre. En France. Ce pays où des lois scélérates peuvent être adoptées, appliquées longtemps, avant d’être abolies parfois…

Mariana Otero sait que les placards qu’on ouvre ne se referment pas. Le film ne finira pas là où il avait commencé, il prendra son envol. L’acte fondateur consistait à sortir les tableaux du placard, l’acte libérateur sera l’exposition publique des toiles de Clotilde. Et rarement le terme d’exposition aura-t-il pris comme ici tout son sens.

Sébastien Galceran

Une plus ample écriture du mouvement

Dans Les Statues meurent aussi, film réalisé il y a un demi-siècle déjà, Alain Renais, Chris Marker et Ghislain Cloquet dressaient un constat amer sur la manière dont le regard occidental avait dévalué l’art africain. En l’intronisant dans les musées au rang d’objet de contemplation esthétique, suggéraient-ils, les Européens avaient coupé l’art produit en Afrique de son contexte : «  Au pays où toutes les formes signifiaient, où la grâce d’une courbe était une déclaration d’amour au monde », où tous les éléments naturels étaient convoqués dans un objet où se mêlaient l’utile et le beau, où créer enfin signifiait faire revivre les morts pour les intégrer dans un grand tourbillon où se recompose le cosmos – jupes rituelles en paille, masques d’homme et de bête, végétaux comestibles gravés sur des cuillers et des plats… –, l’art s’était peu à peu coupé de ses racines vives, attaché à devenir extérieurement beau (ou ressemblant) et transformé en une industrie d’objets d’artisanat inertes.

Cinquante ans plus tard, au moment où il dirige l’objectif de sa caméra sur des danseurs africains, le cinéaste belge Benoît Dervaux semble conscient de cet écueil. Il sait qu’il collabore avec un autre artiste belge, le chorégraphe Heddy Maalem, et qu’il filme pour un téléspectateur européen (Black Spring est co-produit par Arte). Dans une des premières scènes du film, il pose lui-même le problème. « Vous voulez voir de la danse africaine ? » demande un danseur à la caméra. « Alors il faut payer pour cela », poursuit-il, avant de produire ironiquement une collection de gestes circonstanciés – « Est du Nigeria », « Ouest du Nigeria » – où la danse, jadis rite sacré où le danseur livrait son âme en partage, devient une bribe de spectacle exécutée sur commande.

Une fois réalisée cette figure imposée, comme un thésard aurait préalablement défini l’état de l’art et les limites méthodologiques de son exercice, le propos de Dervaux peut s’articuler. Pour lui, il s’agit de réconcilier le danseur africain avec lui-même et avec son environnement physiquement proche, de le dégager, justement, d’une forme déterminée par le regard européen. Une entreprise paradoxale et difficile, qu’il aborde en tentant de renouer trois liens essentiels. D’abord les liens qui unissent le danseur africain avec le sol qui l’a vu naitre. Dans les premiers plans du film, une jeune femme prostrée prend le temps d’explorer la rugosité du sol, y déployant toute la surface de son corps, face, dos, mains, pieds. En un curieux échange où les matières se mêlent, la sueur de la danseuse humecte le sol tandis que des grains de terre viennent se fixer sur sa peau.

Ensuite les liens entre le danseur et l’environnement dans lequel il vit. La relation avec les éléments naturels est mise en valeur par l’amplification sonore des fluides qui traversent les corps, air expulsé par de brusques soupirs ou eau des viscères secouées par l’ondulation d’un bassin. Le lien avec l’environnement visuel est souligné par la caméra, qui capte en extérieur des scènes de l’Afrique contemporaine. La précision du montage permet de prolonger la course d’un danseur par celle d’un autre corps dans une rue ou par le défilement circulaire d’arbres dans un paysage asséché, comme s’il existait un dialogue permanent entre ce que le danseur voit et la chorégraphie qu’il déploie. Ainsi s’élabore un discours à plusieurs médias (image, son, danse), où le cinéaste dilate la démarche chorégraphique et participe d’une plus ample écriture du mouvement.

Le film tente enfin de renouer les liens entre les danseurs eux-mêmes, par de fugitifs essais de chorégraphies d’ensemble. Lors de ces ballets, on croit assister à l’accouchement progressif d’une identité collective, par exemple dans le dernier duo où un homme et une femme se portent mutuellement. Leurs peaux se caressent lune l’autre en une ronde hésitante où s’esquisse pour la première fois un mouvement apaisé, à la fois endolori et troublant, essai de co-naissance qui débouchera peut-être sur un enfantement.

Benjamin Bibas

« Les cinéastes ne sont pas des saints »

Ethnologie cinématographique ? Cinéma ethnologique ? On ne sait trop comment qualifier les films de Stéphane Breton. Une chose est sûre, c’est qu’il y déploie, depuis Eux et moi (2001), un rapport peu saisissable à son objet d’étude, la société des Papous d’Indonésie. Et son mode narratif quitte parfois la description pour s’évader dans l’onirisme, comme dans Le Ciel dans un jardin. Pour en avoir le cœur moins flou, nous avons rencontré Catherine Rascon, monteuse et complice d’écriture des deux films.

Comment avez-vous travaillé le montage du Ciel dans un jardin ?

J’ai d’abord écouté Stéphane Breton. Il ne m’a pas raconté un film, il m’a parlé de sentiments. « Dans la vie, il n’y a pas d’histoire, pas de début ni de fin », dit-il, « il y a des bribes de choses qui se croisent et qui fabriquent le quotidien ». De même, ses rushs étaient extrêmement décousus. On a sélectionné empiriquement ce qui nous paraissait le plus sensible. Ensuite, mettre cette matière en ordre a été compliqué. Le Ciel dans un jardin est un film sensuel, son mouvement est intime. Il n’y a pas de chronologie mais plutôt des moments en contact. C’est une conception très excitante pour une monteuse, mais cela risquait de donner un film contemplatif, difficile à « lire » pour le spectateur. D’où l’idée de la voix off, qui doit tendre le regard vers l’auteur. Pendant le montage, Stéphane Breton est parti quinze jours. Il est revenu avec une vingtaine de feuilles de commentaires, sans ordre. Des choses très petites, des bribes de poésie concernant le bois, la fièvre… Il a écrit exactement comme il avait filmé. Après, on a retravaillé le montage en sons et en images, de la même manière. Les divers éléments n’entrent pas directement en relation, ne forcent pas le discours. Au final, cela donne un montage en échos, des histoires d’allers-retours entre différents moments que sa mémoire appelait.

Stéphane Breton est un ethnologue qui filme son objet d’étude. D’après vous, quel point de vue adopte-t-il ?

Au moment où il a entrepris Eux et moi puis Le Ciel dans un jardin, cela faisait curiosité envers lui. Il s’y est installé avec son ordinateur, en se disant : » je ne vais pas faire semblant de vivre comme eux, je veux rester ce que je suis et, en cette qualité, approcher les autres ». Dès lors, les gens n’ont plus eu peur, ils se sont dit : « nous on a nos arcs et lui sa caméra, c’est son boulot ». Il a alors développé un rapport très intense avec eux. Dans les rushs d’Eux et moi, il y avait déjà des moments de contemplation : dégustations au coin du feu, fumée, nuages… Ces petites choses faisaient partie de sa vision, il voulait les monter. Mais cela donnait un film difficile, entre l’introspection et la description. Finalement, on a enlevé ces moments, puis on les a intégrés dans Le Ciel dans un jardin. Ce deuxième film se veut une suite, comprenant tout ce que l’auteur n’a pas pu faire dans le premier. On y trouve quelque chose d’extrêmement tendre et pacifié dans les relations. C’était son dernier voyage. Il prenait le goût de tout ce qu’il allait devoir quitter.

Par exemple, il n’ose pas dire à ses amis Papous qu’il les voit pour la dernière fois. C’est humain, les cinéastes ne sont pas des saints. Dans Eux et moi, le désir de Stéphane Breton était de faire apparaître quelque chose que les ethnologues répugnent généralement à montrer : le rapport marchand qu’ils ont à leur terrain. Il essaie de ne pas être malhonnête, de ne pas faire croire qu’il n’est traversé que par de belles émotions… Dans Le Ciel dans un jardin, la musique contemporaine – Pascal Dusapin, Pavel Haas… –, c’est un peu la même chose. Les gens peuvent être outrés. Mais on s’est dit que puisqu’on montait un film atypique, on pouvait faire tout ce dont on avait envie. Le film est comme un rêve, une pensée : la voix, la musique prennent un relais de mémoire, et on se met à regarder les images d’une autre façon, avec une autre distance.

Propos recueillis par Benjamin Bibas et Audrey Mariette

De la rue à la cité des Martyrs

L’Algérie : Trois films questionnent, chacun à sa façon, le rapport douloureux à ce pays. Que l’on ait dû le quitter ou que l’on y vive, que l’on soit français, algérien ou kabyle, ancien colon ou ancien colonisé. Trois films permettent de verbaliser une souffrance enfermée, aujourd’hui encore, dans le non-dit. Celle du père de Cyril Leuthy à Toul, celle des jardiniers à Tourcoing, celle des habitants d’une cité kabyle. Ainsi surgissent la mémoire d’un passé familial jamais questionné (« ça sort tout seul, il suffit d’avoir les questions »), la mémoire d’une guerre dont on ne veut pas parler entre jardiniers (« tout le monde a quelque chose à cacher »), la mémoire des récentes émeutes en Kabylie (* ne provoquez pas [les CRS] que Mourad puisse filmer »). La parole sur l’ancienne colonie devenue indépendante, sur ses relations toujours complexes avec la France, se libère.

La guerre, son souvenir et sa réalité. « On a tout laissé. » Le silence, la gêne puis les yeux humides de Daniel, le père de Cyril Leuthy, disent la souffrance du garçon de dix ans qu’il a été, contraint en 1954 de fuir avec ses parents français sa maison d’Algérie. Conduits eux aussi à l’exil, les Algériens retraités, jardiniers de la rue des Martyrs, racontent leur arrivée dans le Nord de la France. L’un a rejoint « de force » l’armée française ; un autre, « obligé de travailler avec le FLN »; ne sait (toujours) pas de quel côté il est. Il y a ceux qui ont vécu la guerre là-bas, rejetés de leur pays au moment de l’indépendance ; il y a ceux qui l’ont vécue en France et sont interdits de retour depuis. Catégories et identités fusent : Fellaghas, Harkis, Arabes, Pieds noirs, Algériens, Kabyles…

La guerre d’hier reste ancrée dans les esprits ; celle d’aujourd’hui s’enracine. En Kabylie, Mourad, neveu de Djamila Sahraoui, filme les arbres de son village mais aussi l’actualité d’un deuxième conflit, cette fois interne à l’Algérie. Les habitants de l’autre côté de la mer vivent ainsi la guerre au présent, contre un gouvernement algérien « assassin ». Cette guerre civile qui ne dit pas son nom, empêche le retour au pays des jardiniers de la rue des Martyrs, comme elle interdit à Daniel Leuthy le même voyage, même pour le temps bref d’un tournage cinématographique.

Des photos familiales soigneusement gardées, pourtant « oubliées » puis soudain retrouvées, un film d’actualités des années cinquante découvert par Cyril Leuthy et grâce auquel il peut projeter à son père le village natal. Des questions simples. Une caméra. Les langues se délient. Bruit et fureur… Mais l’Algérie se limiterait-elle à cela ?

L’Algérie au quotidien, entre idéalisation et colère. Ceux qui l’ont quittée il y a longtemps s’intéressent finalement peu à l’Algérie réelle. Ils vivent dans la nostalgie, se sont construit une image idéalisée. L’animation de la piscine municipale, l’enchaînement des maisons et des rues il y a plus de cinquante ans déjà… Les figuiers dorés par le soleil du bled… Revenir en Algérie, la revoir. Espoir lointain qui enkyste les exilés dans leurs souvenirs, comme si l’Algérie n’existait plus. La peur de confronter rêve et réalité pèse de tout son poids. Du côté des jeunes Kabyles, le constat est amer et sévère. Exilés eux aussi mais dans leur propre pays, ils évoquent leur désir de partir. « J’espère qu’on réussira, qu’on ira tous en France ». Prière sarcastique. D’autres partent d’un départ « à contre cœur . Rancœur. L’absence de travail, le manque de logement, l’errance des jeunes, leur désarroi dessinent une image délabrée de la réalité de ce pays. « Le pire, c’est l’humiliation, elle nous tue ».

La relation à l’Algérie réelle, qui ne serait ni mythifiée, ni méprisée, semble ténue, fragile. Pourtant, un rapport non plus douloureux, mais apaisé et serein à ce pays se construit subrepticement lorsque les cinéastes regardent les pommes de terre et les arbres pousser « ici comme là-bas », les murs de la cité des Martyrs repeints en bleu, les Algériens « d’ici comme là-bas » agir sur le réel. Quand s’esquisse la perspective d’un avenir meilleur pour l’Algérie, ses exilés et ses habitants.

Audrey Mariette

À moi nu

M’offrir à la « psychanalyse » du spectateur. Lui faire comprendre que je ne sais pas forcément où j’en suis moi-même… Lui dévoiler ma séparation avec Antoine, ma relation avec mon père, mes nostalgies d’enfant, mon envie d’aller mieux, mes coups de blues… L’emmener avec moi en Bulgarie, le pays natal de ma mère. Mes toits et moi de Anne Morin parle à la première personne du singulier. Pas d’introduction générale, pas de plans prétextes, elle nous embarque tout de suite au cour, au centre, au-dedans : une complicité s’instaure avec elle dès les premières minutes. Complicité amicale… ou agacée, c’est selon (« Ton film est indécent, tu es une merdeuse », dit son père).

Tout se passe comme si Anne Morin tentait de représenter son inconscient et d’explorer des voies vers le nôtre, en se confrontant – l’air de ne pas y toucher – à l’énigme de la Séparation : c’est-à-dire – l’air de rien – à l’amour, au père, à la mère, à l’enfance, à l’exil, à la mort… Tous les procédés sont bons et il y a chez elle une compulsion à la totalité pour parvenir à cette communion avec (cette transparence à) l’Autre : Super 8, photographies, DV, dessins animés, cartes géographiques (drôle de scène où elle fait corps avec la carte de Bulgarie), plans architecturaux, ombres chinoises, écriture, griffonnage, esquisse, paroles, musique, silence, pleurs, intérieur, extérieur, voix on/off, plans fixes, caméra subjective… Une accumulation qui doit rendre compte d’un état de confusion, mais aussi embrasser un espoir, une référence, un repère : la maison familiale bulgare. Celle que Peggy, sa mère, a quittée il y a quarante ans pour suivre, en France, Roger, son mari. (Peggy est aujourd’hui séparée de Roger, comme Anne est séparée d’Antoine.) Cette maison figure donc la maison d’avant : avant l’âge adulte (la famille y fêtait l’anniversaire d’Anne enfant, tous les étés) ; avant le déracinement de sa mère et avant son divorce ; avant aussi que son père ne se mette à évoquer sa mort prochaine… En somme, la maison d’avant toutes les séparations. Et pourtant…

« Y’aura plus jamais de rassemblement de toute la famille, y’aura bientôt plus la maison… » Symboliquement, la demeure familiale, elle aussi, semble en mauvais état, dans une impasse… L’argent manque : personne ne pense plus à réparer l’habitation, tous veulent s’en séparer. La vendre à un promoteur qui la rasera bientôt pour proposer en échange des cages à lapins… avec du parquet. Si, toutefois, nouvelle construction il y a… Peut-être rien ne viendra-t-il remplacer la maison détruite. Quand le repère qu’on s’était choisi vacille, alors il faut filmer. Tout. Vite. Mettre le réel en scène pour parvenir à s’en détacher.

Avec une belle audace et un joyeux sens de l’understatement, Mes toits et moi prouve que l’acte de filmer peut n’être rien de moins que la résolution existentielle de la Séparation. Filmer, c’est apprendre à se séparer, semble nous suggérer Anne Morin, d’inconscient à inconscient. Et ce qui vaut pour les maisons vaut aussi pour les couteaux suisses… et pour les relations humaines. Apprendre à dire « adieu », sans penser « au prochain revoir ».

Sébastien Galceran

L’insoupçonnable densité de l’être

Le roman filmé de la vie de Mimi est une heureuse rencontre faite de paisibles mouvements de caméra. Elle débute et se prolonge par le déploiement sûr et léger des images de Claire Simon qui nous fraye des chemins jusqu’aux lieux présumés de l’existence de cette femme. Progressivement, une possibilité nous est donnée : celle de s’y inscrire et d’être engagé dans la lente respiration qui rythme son récit.

Mimi semble avoir une cinquantaine d’années. La première connaissance que nous avons d’elle, c’est son enfance marquée par l’insatiable faim de son père – mort à la fin de la Seconde Guerre mondiale –, l’école quittée et le travail commencé très jeune. L’esquisse d’un portrait d’ouvrière se dessine… le canevas de ce qui va déboucher sur une figure inattendue.

Le principe du film est celui de l’écoulement des mots et des images. La vie relatée par Mimi est doucement portée par des panoramiques sur les lieux de son histoire. Du point de cette « rencontre » entre l’enregistrement des espaces physiques et l’histoire dite, de cet endroit où le temps de l’image relaye celui de la parole, éclot alors l’épaisseur du propos. On reçoit cette durée comme un cadeau. Parce qu’elle nous permet de goûter une vie. Il n’y a pas de bonne distance ici, mais plutôt une juste appréhension du temps, une bonne mesure par laquelle on accède à toutes les nuances émotionnelles du discours. Celle qui crée les possibilités de l’évocation : Mimi dit son histoire avec la tranquillité de ceux qui nous deviennent intimes. Le récit se fabrique autour des ellipses de son univers mental, à partir de mobilisations incessantes de la mémoire qui, dégagées des contraintes d’un recueil chronologique trop strictement établi, font peu à peu advenir une géographie du souvenir. Contemplation d’un paysage niçois, de son arrière-pays, d’un bord de mer, d’un port ou d’un chemin de fer… Cartographie d’une vie commencée avec la guerre et dans la pauvreté, bifurquant le jour où elle se dit qu’elle fait des boulots qu’elle n’aime pas faire. Figure d’une femme qui a conscience d’elle-même, qui sait se regarder vivre.

L’élégance du film se situe aussi dans sa volonté de ne pas polariser les regards sur l’homosexualité. Cette façon délicate qu’a Claire Simon de parler d’une personne sans passer par l’inventaire convenu de ce qui excite la curiosité donne du relief au récit, le relief d’une sensibilité toujours à l’œuvre dans son rapport au monde. Quelque chose nous est donné. Une merveilleuse cueillette des mémoires de Mimi traversées par les réminiscences de l’enfance, par les désirs intacts d’adolescente, quelquefois par des situations cocasses d’adulte en proie aux appels des hommes. Et des femmes. Celle qui lui offre un pied de rosier dans un jardin de Nice, disant l’espoir de se promettre « pour toujours ». Celle avec qui, dans les rues de Paris, elle ressent un désir très fort, probablement le plus fort. Et puis le trouble de l’ouvrière rencontrée lorsqu’elle a quinze ans dans un atelier de machines textiles. L’intensité de l’émotion est intacte. Mimi a une formidable capacité à reconvoquer les sensations et les sentiments de jadis. Elle est habitée par une sorte de permanence affective qui la rend fidèle à sa propre existence. ses paroles sont brèves et expressives, disant toujours ce qu’elles veulent dire.

Il y a des phrases qui donnent des clefs. Les siennes disent la dualité de son histoire – de toute histoire – : celle d’être ordinaire et singulière. La vie de Mimi, c’est le déploiement d’une conscience et le processus d’une liberté à l’œuvre. C’est la parole sans ostentation d’une femme qui témoigne de l’insoupçonnable densité de l’être.

Sandrine Viellard

« Hantée par sa vie »

Entretien avec Claire Simon à propos de La vie de Mimi

Après 800 km de différence, Claire Simon dresse le portrait d’une femme et signe un film à la fois intime et politique. Retour sur la genèse de ce projet.

Pouvez-vous nous parler des conditions d’écriture de ce film ?

Je voulais faire à la fois le portrait de Nice et le portrait de Mimi. Quand je lui ai proposé de faire le film, elle a tout de suite été d’accord parce qu’en fait, elle avait essayé d’écrire son histoire. Mais ça n’avait pas marché parce que, comme elle dit : « Je ne raconte pas, je revis. » C’était ça le principe, et c’est ce qui m’a motivé le plus, c’est le sentiment que Mimi vivait avec sa mémoire comme tout le monde. Mais qu’à la différence de beaucoup de gens, sa mémoire à elle, ce sont des scènes. Il y a comme une opacité, elle se souvient des scènes avant de se souvenir du sens. C’est jamais le scénario, c’est la scène. Il y a un côté « à la lettre » dans ces histoires qui m’a obnubilée. Bien sûr, il y a la nature de son histoire, mais c’était cette opacité et sa façon de raconter qui permettait un système d’évocation. Le principe était de donner à voir ce que la ville est devenue et ce qu’elle a été dans la mémoire de Mimi.

J’ai fait le pari qu’en l’accompagnant sur des lieux de sa ville, notre présence en ces lieux que je filmerai évoquerait quelque chose qui serait comme un morceau de son histoire, de son puzzle. L’idée du puzzle, c’est qu’on verrait bien ce qui arriverait comme histoire dans tel ou tel endroit. Les lieux étaient pour moi des entités absolument étanches. Ma règle absolue, c’était que je ne les mélangerai jamais au montage. Ils étaient comme des stations, non pas comme d’un calvaire mais comme les stations d’une ligne de métro. C’était comme une promenade où l’on sauterait d’un lieu à un autre, où l’on ne verrait pas le trajet.

Je voulais que le lieu soit la raison majeure. Un principe un peu à la Perec, très littéraire au départ. Parce que pour chacun, un même lieu peut avoir des raisons d’être totalement différentes. Et alors, effectivement, il y a des figures qui s’installent et des choses qui arrivent dans le récit qui étaient totalement imprévisibles, que je saisirai ou pas, dont on verrait l’origine ou pas, et dont on verrait la continuation ou pas dans le monde. C’est un film basé sur le hasard.

Il y a eu des choix radicaux de votre part. Peut-on parler d’improvisation ?

C’est le projet même du film. Je voulais filmer la vie de quelqu’un que je ne connaissais pas. Je savais quelques petites choses – c’est quelqu’un qui est « hanté » par sa vie donc elle en parle à ses amis. Par exemple, je connaissais l’histoire de son père, sinon je n’aurais pas choisi d’aller tourner à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Mais c’était très peu. Je ne voulais pas qu’elle me raconte quoi que ce soit avant que l’on tourne. Le soir, on était ensemble, mais on parlait d’autre chose. Quatre-vingts pour cent des histoires qu’elle  raconte, je ne les connaissais pas. C’est moi qui ai choisi les lieux, qui ne sont pas forcément ceux où les choses se sont déroulées. Pour qu’elle raconte, sur le mode de l’association, ce qui lui venait à l’esprit. Je ne voyais que cette méthode pour approcher l’idée du film de fiction que j’avais eue au départ. Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à donner une image de cette femme aujourd’hui. Si vous imaginez madame Bovary racontant sa vie, ce ne sera pas pareil si vous la faites jouer par une femme de trente ans.

Ce pari aurait-il aussi bien fonctionné avec quelqu’un d’autre ?

Par définition, un film est toujours un prototype, jamais une recette. l y a des choses mystérieuses que je ne peux pas expliquer réellement. Pourquoi son histoire devient la mienne, de façon travestie, je le sais, mais ça n’a aucun intérêt, c’est ma « cuisine » personnelle ! Quand on écrit une histoire, on se travestit aussi. Là, j’avais l’impression que cette histoire était plus forte que tout ce que je pourrais écrire. Je n’aurai jamais pu rendre cela par la fiction.

Comment situez-vous ce travail dans votre filmographie ?

C’est une question que je ne me pose pas. Disons que je n’avais jamais filmé frontalement le récit, quelqu’un s’adressant à moi directement, sauf dans un court-métrage qui s’appelait Histoire de Marie. C’était cela l’extrême nouveauté pour moi, le défi à relever. J’ai essayé de trouver des façons adéquates pour raconter les histoires de gens qui me paraissent être des « légendes du temps présent ». J’ai voulu travailler sur la notion de récit. Comment peut-on faire voir ce que c’est que le récit au moment où il est convoqué dans le cinéma ? Retrouver quelque chose du comment elle, elle se raconte sa vie.

C’est un film très politique ?

Nice est une ville haïssable à bien des égards, et pourtant certains de ses habitants sont différents de l’image que l’on s’en fait. Il y a tous ces gens en transit, c’est une ville frontalière.

J’avais envie de montrer autre chose de Nice que le côté Front National, ou les éternels Anglais, même si ça existe. Mon film lui, tourne le dos à la mer. Parce que la vie de Mimi a traversé la ville tout à fait autrement, que son parcours incarne avant tout la résistance.

Ce que je voulais filmer, c’est ce que les gens se disent et comment, avant le regard qu’on pose sur cette parole. Quand les gens prennent la parole, faire que leurs histoires soient « rendues » aux gens eux-mêmes et ne soient pas intéressantes seulement pour leur pouvoir représentatif.

Évidemment, ça part de l’idée de la singularité de la vie de quelqu’un, d’une singularité totale face au monde. C’est un peu Brecht et son « Chantons la légende des gens dont on ne connaît pas la légende ». Je trouvais cela fort de dire la légende d’une personne qui n’est pas une vedette, qui ne fabrique pas sa vie, dans un monde aujourd’hui de plus en plus dominé par le côté people.

Il y a aussi chez Mimi la dimension d’un « érotisme prolétarien » qui m’a intéressée. Travailler dur, ça veut dire aussi admirer la force, dans son côté viril. Dans ce désir de faire partie du monde ouvrier, dans cette fascination pour les machines, les corps au travail… Il y a quelque chose d’érotique.

Propos recueillis par Boris Mélinand, Eric Vidal et Sandrine Vieillard (avec l’aide de Céline Leclère).

« Tu n’as rien vu à Brazzaville »

En juin dernier, on apprenait la reprise des hostilités au Congo-Brazzaville. Rares sont les films qui abordent la question des conflits en Afrique, tandis que les médias nous concèdent quelques informations parcellaires : inutile accumulation d’images chocs, de mots stéréotypés et de noms propres inconnus. Effacement automatique de toute trace mnésique face à l’impossibilité de s’identifier. Au contraire, le film d’Ibéa Atondi et Karim Miské, arrête notre attention parce qu’il construit un récit où la voix-off et le corps de la jeune Ibéa, originaire du Congo, portent les images d’une manière juste et sensible. « La guerre, ça n’est pas comme à la télé » dit Ibéa.

Le film est un travail de deuil, une façon d’honorer une dette en souvenir de Mignon, milicien Cobra, rencontré alors qu’lbéa était revenue à Brazzaville pour réaliser une fiction sur la guerre. |l « abattait de sang-froid des civils au barrage » et pourtant Ibéa l’aimait, elle l’aime encore mais il savait qu’il ne survivrait pas à son départ parce que personne ne voulait le voir vivre. Grâce à Mignon, elle avait rencontré des miliciens. Que le film fasse entendre leur parole en s’abstenant de distribuer les rôles entre victimes et bourreaux laisse planer une incertitude qui met mal à l’aise. Le spectateur ne peut prendre la place du bon samaritain à la page des injustices de ce monde. Liberté de l’interprétation qui nous dit quelque chose de la complexité humaine, de ses contradictions, au-delà de la particularité de ce conflit. Est-ce à dire que la guerre est un jeu de dupes, de trahisons, de revirements et de situations inextricables ? Les Contes cruels de la guerre ne disent pas pour autant qu’il est impossible de désigner des coupables. Une seule phrase – au début du film –, aura suffi à produire subtilement la dénonciation attendue. Alors que la voix d’lbéa explique le contexte dans lequel la guerre a com-

au Congo-Brazzaville, elle désigne la France et les États-Unis, leurs intérêts économiques en jeu engageant ainsi en creux la responsabilité de ces deux grands absents du film.

Fonctionnant tout à l’inverse du gavage télévisuel qui laisse coi, quelques images répétitives suscitent une pléthore d’associations. On pense notamment à une des propositions de Hiroshima, mon amour : on ne voit rien de la guerre au travers des reconstitutions seules, tandis que l’amour nous permet d’en pressentir davantage la mesure. Ici ni archives ni reconstitutions. Des traces de balles dans les murs, le regard direct et insistant de victimes et miliciens, la voix-off d’Ibéa. Reviendront aussi plusieurs fois quelques plans de Mignon au ralenti, regard caméra, triste, comme des images qui hantent. Une photo scrutée jusque dans son grain comme pour percer les mystères d’une âme. Des récits traumatiques déclinés sans fard, placidement détaillés. En juxtaposition des témoignages, quelques visions et sons métaphoriques de la guerre : un lézard guettant sa proie, des fourmis dépouillant une sauterelle, des larves de mouche grouillant sur un détritus, des bruits de salive, des battements de cœur. À la fois percutants et énigmatiques, ces plans suggèrent que les insectes et les animaux, eux, ne tuent pas sans motif ni limite. Preuve que les guerres les plus atroces, loin d’être le fait de la sauvagerie sont au contraire celui de l’humanité même, car seul l’homme est capable d’occulter ses perceptions et d’agir en fonction de ses constructions idéologiques ou fantasmatiques. Comme le dit Ibéa, « Dire que dans des contrées lointaines s’entre-tuent des sauvages, c’est manquer d’interroger ce que nous appelons l’homme ».

Associés à la voix-off décrivant la chronologie des événements, un bruit d’hélicoptère, le reflet d’une hélice sur un rideau… La caméra recule et l’on découvre un inoffensif ventilateur. Signe des réminiscences de la guerre ou puissance de l’illusion ? Dans ce monde ravagé, anomique, chercher à reconstruire du sens en suscitant le foisonnement de l’imaginaire apparaît, en tout cas, comme un geste à la fois vital et désespéré.

Christelle Méaglia

Immortels

Dans le sous-sol d’une gare, un vieil homme attend. La voix-off de la réalisatrice annonce : « En mars 2001, mon père me fait venir de Paris pour une affaire nous concernant tous. Il a besoin d’un avis ». Pour filmer l’enjeu de ce voyage, Annette Dutertre fait le choix d’une mise en scène discrète et minimaliste dont se dégage un sentiment d’immersion, comme si cela allait de soi, que l’on puisse « être avec », se sentir à l’aise. Et pourtant, il s’agit de se préparer à la mort de ses parents. Or, comme le dit le père, parler de la mort « c’est tabou ». On était donc loin de s’attendre à une atmosphère pudique et dénuée de pathos. Première surprise.

Autre surprise : le film s’intitule Voyage express au Mans et il est tout le contraire de la précipitation, comme en témoigne la tendance aux plans-séquence. Ainsi, le film révèle tout le sens et l’importance de la mise à distance, non pas comme déni, mais comme acceptation de la nécessité de réfléchir lorsque la vie nous confronte à une situation difficile. Annette Dutertre, prend le contre-pied d’une fuite en avant qui risquerait de réactiver des conflits jusque-là enfouis et de donner lieu à des passages à l’acte inconsidérés. Face à la fatalité de la mort, avec l’aide de son père, la réalisatrice suggère d’anticiper.

Évidence ? La société contemporaine aurait plutôt tendance à nous distraire de la prise en compte bien « réelle » de la mort en nous séparant de la vieillesse et de la maladie par d’étanches cloisons, en nous faisant confondre les vrais morts avec les morts fictionnels. Freud, en 1915 déjà, ne s’y trompait pas. Il relevait que nous avons beau reconnaître l’évidence de la mort, nous avons tout aussi bien tendance à la « mettre de côté, à l’éliminer de la vie », selon la formule propre à la dénégation : « Je sais bien mais quand même ». Si la mort nous était présentée de façon brute, elle serait par conséquent inacceptable. Le Voyage express au Mans vient, par sa simplicité et sa franchise, à contre-courant du spectacle travaillant à éloigner la mort, et tient compte de l’ambivalence de notre fonctionnement psychique. Rien de merveilleux, juste la mise en valeur d’une parole, souvent pleine d’humour et de petits gestes, dessinant une transmission filiale à l’œuvre. Au cœur de cet échange, les projections imaginaires du père et le rituel symbolique qu’il met en place pour se préparer à la mort. Quand la croyance religieuse n’a plus de poids, il s’agit de s’inventer d’autres histoires : la possibilité de parler avec ses voisins de cimetière ou d’être situé du bon côté du soleil… Mais pour que la croyance devienne tangible, elle se devait encore d’être partagée et entérinée par des actes et des traces significatives : visites cérémonielles au cimetière et aux pompes funèbres, choix de la pierre tombale. Dans la dernière séquence où Annette et ses parents sont réunis, la mère – qui refuse de parler de la mort – rappelle que c’est une tradition dans la famille que les pères s’occupent des formalités avant de mourir plutôt que d’encombrer leurs enfants. Ici, faisant figure de femme forte, c’est Annette Dutertre qui relaie les intentions de son père à sa famille. Elle égrènera fidèlement les propos paternels mettant ainsi en valeur l’importance symbolique de la répétition des mêmes mots. Au travers du film, elle nous offre aussi une possibilité d’apprivoiser la mort. Mais réaliser ce film n’était-ce pas surtout une façon pour elle de rendre ses parents immortels tout en acceptant qu’ils partent ?

Christelle Méaglia

 In memoriam

« Ici s’élevait… », « Mort pour la France », « Ici a séjourné. », « Ici ont été tués… », « Ici composa… »… Les plaques commémoratives nous observent du haut de leurs murs et de leur grand âge… Entraperçues sans être vues, elles essayent pourtant de nous intéresser, de happer notre regard. Elles n’y parviennent pas à tous les coups.

Seulement parfois. Les jours de fêtes nationales. Aux dates des commémorations fleuries. Et encore… La caméra de Ruth Zylberman nous suggère tout d’abord cela : notre inattention symptomatique au monde. Elle ne s’attarde pas sur ces bouts de marbre carrés, gravés plus ou moins distinctement, perchés plus ou moins judicieusement… Comme une mémoire qui flanche, les plans s’enchaînent vacillants, glissants. Et, tout à coup, ils s’immobilisent. Nous suggérant alors qu’il est possible de s’arrêter, d’observer, de poser un œil nouveau sur le monde. Et d’être ému. Cette leçon de regard pourrait suffire en soi. Point final.

Mais Paris-fantômes soulève d’autres interrogations, d’autres pistes. Ruth Zylberman les aborde en allant à la rencontre de ceux qui vivent de, par et pour ces plaques commémoratives qu’on ne regardait pas. Un champ social avec ses acteurs, ses règles et ses enjeux propres. I y a monsieur le fonctionnaire de la préfecture chargé de recevoir, puis d’accepter ou de refuser les  demandes d’apposition de plaques – producteur officiel, donc, de « sans-plaques » ; monsieur le marbrier qui se souvient de la Libération, période de fécondité intense dans la vie de la plaque commémorative ; la famille ou les proches de ceux qui « ont séjourné. », « ont été tués », « ont composé… » ; les admirateurs infatigables d’artistes jamais réédités, jamais représentés, jamais interprétés… mais toujours suspendus aux murs de leurs anciennes habitations ; messieurs les salariés des Jardins de la Ville de Paris qui fleurissent consciencieusement la mémoire des morts, etc.

Parmi ces personnages croisés, les familles et les admirateurs révèlent leur intimité, leurs blessures secrètes et toute leur poésie intérieure. Ces sentinelles des noms oubliés, comme les appelle Ruth Zylberman, émeuvent par leur acharnement à reconstruire la mémoire d’un aïeul ou d’une connaissance et, surtout, à la partager et la transmettre. Sans eux, les plaques ne verraient pas le jour. Les plus bouleversantes de ces rencontres restent celles d’Adi Fuchs – qui défend la mémoire des enfants juifs déportés – et de Léon Feferman – frère de Maurice, abattu en 1941 pour acte de résistance. Sans doute leur souci de conserver les traces d’une histoire singulière nous apparaît-il le plus évidemment légitime : la singularité est ici reliée à l’Histoire, à la restauration de la démocratie, à l’identité nationale, aux idéaux républicains. De même, les hommages aux figures illustres nous semblent aller de soi. Proust, Déroulède, Daudet… : les noms propres marquants doivent marquer la pierre pour marquer les esprits. Soit.

Ruth Zylberman retient cependant notre attention avec des cas plus problématiques. Sans entrer dans le détail, par les seules images d’étonnement de passants, elle nous met la puce à l’oreille. Un jour, la préfecture de police de Paris a autorisé l’accrochage d’une plaque mentionnant : « Ici habitait M. Smoluchowski. 1895-1896 » (sic). Pourquoi offre-t-on à l’œil public de tels inconnus, sans information supplémentaire, sans contexte, sans souci de partage ? Pourquoi marquer la ville du sceau d’un mort dont on ne rappelle pas ce qu’il a apporté à la « communauté

citoyenne » ? Pourquoi l’État, pour le dire autrement, accepte-t-il l’appropriation privée de l’espace public ? Est-ce un détail ou bien l’une de ces petites démissions du pouvoir politique qui s’ajoutent à d’autres, de celles qui détricotent subrepticement le lien social ?

La réalisatrice ne pose pas ces questions explicitement. Son propos – le texte qu’elle lit – est davantage lyrique et philosophique qu’analytique et sociologique. Tout l’intérêt du film réside dans le télescopage de ces deux omniprésences : l’explicite de la parole et l’implicite du politique. Comme si le politique ne pouvait plus apparaître qu’implicitement pour être questionné dans ses fondements les plus essentiels, dans ses décisions aux conséquences les plus concrètes, dans sa légitimité même. Comme si la critique du pouvoir de l’État – dont la centralité est trop souvent minorée par ses défenseurs et majorée par les tenants du « néo-libéralisme » – ne pouvait plus apparaître qu’en creux pour être recevable et surtout efficace.

Autour d’un objet qui pouvait sembler a priori anodin, la plaque commémorative, s’agrège donc un ensemble de fantômes : nous-mêmes, les « bienfaiteurs de l’humanité » qui nous ancrent dans l’Histoire, les sentinelles de la mémoire qui sont les derniers passeurs entre les vivants et les morts, l’État dont la légitimité se floute à force de brader ses responsabilités… Ruth Zylberman a le don de voir les fantômes. À nous d’apprendre à les regarder…

Sébastien Galceran