L’Homme du passage

Le plan fixe d’un cimetière vu à travers une fenêtre grillagée laisse la place au plan fixe de l’agitation d’une rue tunisienne vue à travers cette même fenêtre… Entre-temps, la caméra s’est installée dans le lieu sacré des morts. Ce changement de point de vue n’est pas anodin : personne (croyant ou non) ne franchit les portes d’un cimetière sans ressentir qu’elles obligent à décélérer sa marche, à contourner les sépultures, à baisser la voix. Les condamnations unanimes qui suivent l’annonce de profanations de tombes le confirment a contrario : le lieu a ses règles qu’il faut respecter pour espérer l’apprivoiser (la leçon de la séquence d’ouverture, initiatique, sonne comme une mise en garde), pour espérer apprendre de ses habitants.
À l’exception peut-être des tourneurs de table, tout le monde admet que rencontrer les morts est une gageure insurmontable. La réalisatrice Nedia Touijer contourne ce détail de la condition humaine ; mieux, elle le résout : renonçant à approcher les habitants permanents du cimetière, elle se tourne vers un de ses habitants « permittents ». Toute la journée, dans le cimetière de Tunis nimbé de ce blanc qui est la couleur du deuil dans la religion musulmane, un homme nettoie les pierres tombales et vend de l’encens en échange de quelques dinars. Le mendiant, comme figure classique de la marge, mais ici comme figure renouvelée de l’entre-deux : son regard n’est pas encore celui de l’au-delà, mais celui d’un ici trop peu là. Trop pauvre pour faire partie des vivants, trop proche des défunts et de leur famille pour ne pas penser continuellement à la mort, trop imprégné du lieu pour ne pas savoir l’absurdité de l’inutile et la valeur de l’essentiel…

Cet intercesseur entre nous et Eux est un témoin invisible : on ne représente le sacré qu’avec des risques, avertissaient les iconoclastes… Nedia Touijer le dévoile dans quelques plans de ses mains blanchissant la pierre (pour retrouver son lustre, pour honorer le mort, pour réduire la distance qui le sépare de lui) et dans quelques plans de son ombre. De la fumée s’échappe de sa bouche, une cigarette, un dernier souffle de vie ? Les familles des morts n’ont pas de visage non plus… Pas de plan rapproché : on n’aborde la souffrance et les larmes qu’avec quelques précautions. Le recueilli et l’intrus (le mendiant, la caméra) apprennent aussi cela dans un cimetière, à respecter la distance en-deça de laquelle ils dérangent.

En voix off, le film offre uniquement la méditation de l’homme qui mendie. Méditation sur sa vie, sur ses contemporains trop pressés, sur sa croyance d’une vie après la mort (« nus et tous égaux là-haut »), sur son désir parfois de rester au cimetière et de ne plus en sortir. S’isoler de ceux qui marchent dehors, trop vite, trop bruyamment, trop aveuglément ces êtres minuscules qui grouillent en tout sens, est-ce nous vus du ciel ou des fourmis vues au ras du sol ?, comme s’ils fuyaient la question à laquelle ils n’échapperont pourtant pas… C’est la force du mendiant : comme il dialogue avec la mort, sa voix est apaisée, réconciliée. Son regard, celui de Nedia Touijer, le nôtre se portent alors sur les arbres, les racines dans la terre et la cime tournée vers le ciel, une matière vivante transfigurée, dans ce lieu, en nos alter ego terrestres et célestes.

Refusant le tabou de la mort qui contamine nos sociétés occidentales, le film se confronte à la question ultime de la représentation : comment représenter l’irreprésentable, l’Inconnu ? Il se confronte à la question ultime de l’existence, donner un sens à la vie, donner vie à un sens (quel qu’il soit, divin, héritage des ancêtres, valeur…) pour ne pas être submergé par l’angoisse du dernier passage : ressentir ce qui « déborde » nos savoir et perception, ce qui dans l’homme « dépasse » l’homme. Il le fait sans apporter de réponse toute faite. La nuit tombée, notre voix intérieure peut relayer la voix off : dans l’acceptation de sa propre impuissance et de sa pauvreté face à la mort, il y a une fécondité, disait déjà Épicure. Le cinéma comme compagnon de voyage sur ce pas de plus qui fait de l’être humain autre chose qu’une vaine compilation d’organes. Le cinéma comme expérience de mise au monde de l’homme à la veille de sa disparition.

Sébastien Galceran

De l’écart du désir

Il y a dans le documentaire de Nurith Aviv des chemins angoissants, des chemins qui semblent ne mener nulle part. La caméra est posée devant la fenêtre de la voiture, côté place-du-mort, et suit lentement le paysage, la roche qui défile. Parfois, elle nous mène le long de la mer, où au loin des silhouettes se prélassent ; parfois, elle se tourne vers le ciel et laisse passer les palmiers bien parallèles à la route, bien ordonnés. Ciel bleu, plein soleil, et aucune impression de liberté : tout est figé, comme s’il était impossible d’entrer dans le paysage, d’en faire partie, d’en être.

En ces quelques plans-séquences, Nurith Aviv installe le malaise : des paysages soignés qui tiennent à distance, qui n’enlacent pas. Paradoxalement, l’émotion vient de cette distance. Derrière l’aspect ordonné des champs, des plages, une impression de vide se dilate et engendre un inquiétant sentiment de solitude.

Au bout de ces chemins, pourtant, des rencontres, des existences. Nurith Aviv en a sélectionné neuf. Peu importe leur sexe, leur pays d’origine (Russie, France, Maroc, Hongrie…), leur âge. Seul émerge de leur récit cet impératif commun qui un jour les remit profondément en question : parler hébreu, être habité par cette langue afin de gagner le droit, la légitimité de vivre sur cette terre. Nationalité : israélienne. Davantage qu’une nationalité, il s’agit d’une nouvelle identité à assumer. À l’image du pays, c’est une identité en construction, adolescente, spontanée, ingrate et parfois mélancolique, d’autant qu’aucun des neuf intervenants ne s’y est installé dans une démarche volontairement sioniste : rescapés d’une Europe nazie ou simplement nés de parent qui se sont réfugiés en « terre promise », tous ont en commun cette rupture subie, cette fragilité identitaire. De fait, poète, comédien, rabbin ou philosophe, tous travaillent la langue et ses effets, ses jouissances, ses compromissions. « C’était comme se remplir de gravier », raconte Aharon Appelfeld, encore éprouvé. Monstre des mers pour certains, bouillie sonore pour d’autres, elle demeure néanmoins la condition sine qua non de cette « reliance » entre ces différents immigrants afin de reconstruire leur tissu social et leur légitimité.

Comment être soi lorsqu’on s’est vu (entendu) amputé de ses racines ? Aller vers une langue, c’est toujours trahir la précédente. Comment trouver sa place, s’y implanter, l’assumer ? L’espérance est racontée comme un grincement dans les têtes. Le désir d’y parvenir, douloureux, infini. La même mauvaise conscience face à leur langue maternelle qu’ils regardent de biais et c’est le temps qui se fige : plans fixes sur ces personnages qui se livrent retranchés chez eux, dans leur maison. Enfoncés dans leur canapé ou rivés à leur table de cuisine, tous diffusent cette même impression d’immobilité. Les corps ne se déplacent pas, n’évoluent pas, ne rencontrent personne. Seuls à l’écran, tranquilles, ils paraissent pourtant perdus et bousculés par leur parole qui se déploie, tout en hébreu, comme autant de logorrhées qui se cognent au cadre installé, exprimant ces valses-hésitations entre une origine malmenée et une adoption qui la – les – dénie. Tant d’égarements intérieurs, de bouleversements, et cette volonté de calme déployé… Derrière la contradiction, l’inquiétude. Et Nurith Aviv traduit bien cette impossibilité de plénitude, ce rayon sourd qui les fige dans leur intimité. Et quand bien même elle les filme, en guise de présentation, debout en plan large devant leur maison, aucun ne sourit. Mais comment sourire lorsque les lendemains construisent du manque à l’origine ?

Si la castration a annexé tous leurs modes d’expression, cet interdit, ce « never more » enclenche aussi de la rêverie, de la vie, du doute et du possible. Plus que jamais, le désir est en marche. Misafa Lesafa avance masqué : derrière l’apparente pudeur de la mise en scène, il ne faut pas seulement lire cette souffrance tue, sorte d’étonnement résigné à jamais, d’existence sous perfusion : le rythme qui est ici installé offre le temps des révélations douloureuses – Munch semble parfois convié… Par extension, il lève aussi le voile sur cet écart qui ne demande qu’à être comblé. À l’image de ces chemins arides qui sabrent l’idéal de la facilité, à l’image de ces neuf récits emplis de désir et comme au bord du vertige, figés quelque part, entre deux rives.

Sophie Berda

Échappée belle

C’est au cours d’une résidence de l’auteur au centre pénitentiaire des femmes à Marseille que Mirage a été tourné. Dans le cadre d’un atelier de formation et d’expression audiovisuelle, deux détenues ont participé à sa réalisation, devenant actrices de leurs propres textes, mis en scène avec la réalisatrice. Sans qu’on sache jusqu’où le choix des images revient à Maguy Y. et Francine B., la démarche permet aux deux femmes de s’approprier le film. Il reste que la situation d’emprisonnement confronte à un irréductible décalage de position entre la personne filmée et le réalisateur (puis le spectateur). Comment, à partir de là, filmer des sujets aux prises avec une situation qui les enserre dans leur souffrance ? Pourquoi ? Pour le bénéfice de qui ? L’esthétisation de la souffrance de ces femmes – avec en contrepoint leurs rêves circonscrits à des clichés d’espaces verdoyants, de couchers de soleil en bord de mer, etc. – ne prend-elle pas le risque de les y figer ?
Le film commence par une apparition : une silhouette se dessine sur le fond lumineux d’un couloir sombre. Qui est-elle ? Un fantôme ? Un sifflement guilleret apporte un brin de légèreté au cœur de la résonance métallique des bruits de couloirs. Le corps s’avance sautillant, dansant, filmé en flou filé, ses contours restent imprécis. Le souvenir laissé par le film sera celui d’un rêve, un impalpable entre-deux où il serait impossible de se repérer à coup sûr. Le spectateur est plongé dans le doute et la difficulté à reconnaître l’Autre. Toute tentative de capturer l’image de ces femmes pour en constituer un cliché est mise en déroute. C’est nous dire cinématographiquement que la réalité n’est pas une, qu’elle se dérobe et qu’aucun regard ne peut espérer la saisir. La réalisatrice joue ici à instiller le manque pour mieux servir ses personnages.
L’image flottante brouille la vision si bien que toute l’attention s’accroche alors au son, véritable force émotionnelle du film. Une voix dans la pénombre, prend la parole, lentement, avec une maîtrise du langage propre au texte récité ; un texte personnel et dur, un ton empreint d’authenticité. Apparaissent ensuite les parties d’un autre visage, déformé par l’œilleton, tandis qu’une nouvelle voix se fait entendre off. À l’instar des mots proférés, les images reflètent l’angoisse de perdre son identité, de n’être plus qu’une ombre dans le contexte de l’incarcération. La représentation des corps indistincts et morcelés reproduit le fonctionnement du système pénitentiaire qui vise par la contrainte physique à la même discipline drastique, à retourner à un identique, c’est-à-dire à faire disparaître les différences. En même temps, le film révèle que subsiste toujours une trace du sujet, ici portée par les textes : témoignage d’une incroyable résistance psychique.
L’effet de ralenti en dit aussi quelque chose. Le flou qu’il provoque au moindre geste renforce l’attention portée à celui-ci en tant que signe de vitalité : le mouvement est en effet ininterrompu, signe que la vie perdure. Dans l’espace oppressant d’un couloir ou d’une cellule étriquée, un corps s’ébroue, existe, revendiquant son autonomie. Il ne peut être complètement contraint. Ce mouvement perpétuel est un minuscule mais précieux espace de liberté. Et puis, le corps s’imprime littéralement à l’écran. Alors que la succession de photogrammes au cinéma entraîne leur disparition, le flou filé les fait persister : tentative désespérée des corps de s’accrocher, d’exister. Encore une fois, témoignage de survie.
Le film est donc à double tranchant : le ralenti s’interprète aussi bien comme indistinction des corps – c’est-à-dire du côté de ce que le système pénitentiaire induit – que comme mouvement vital. Réversibilité d’une contrainte mortifère : pour se sauver psychiquement, le sujet peut utiliser ce qui justement cherche à le faire vaciller. La réserve serait que le film participe à ancrer ces femmes dans leur souffrance, les amenant à répéter des traces traumatiques et ne les identifiant que par le malheur. Une démarche créative ne devrait-elle pas offrir la possibilité de se dégager de cette logique ?

Christelle Méaglia

Électre libanaise

Danielle Arbid, libanaise installée à Paris, est revenue à Beyrouth pour questionner. Questionner les lieux, questionner les gens, se questionner elle-même. Elle avance, déterminée, presque agressive, et fait du rentre-dedans pour soutirer des informations, que ce soit à un épicier, une petite fille ou un ministre (dans un pays où tout le monde a l’air de faire l’autruche). Danielle Arbid marche, roule en voiture, parcourt et sillonne le pays, à la recherche d’un lieu qui condenserait en lui les meurtrissures de la guerre (un symbole, un mémorial, une plaque commémorative). Mais sa recherche est semée d’embûches, d’obstacles, de difficultés. Il y a autant de photos qu’il y a de morts, et autant d’histoires qu’il y a de photos. Il y a ceux qui ont oublié et ceux qui se souviennent. Il y a ceux qui vivent encore dans le passé et ceux qui ne vivent que dans le présent. Pour elle, pourtant, une chose est sûre : la guerre a bel et bien eu lieu, et le Liban est un cimetière à ciel ouvert, sans sépulture.
Sont là pour le prouver les armes à feu qui circulent dans tout le film : le revolver que continue de cacher chaque jour le père de Danielle Arbid sous l’oreiller de son lit, les armes de ceux qui furent miliciens, et celles qui passent aujourd’hui encore dans les poches des enfants qui traînent dans les rues. La cinéaste elle-même, devenue une sorte de vengeresse sans répit, marchande l’achat d’un gun. Toucher permet-il de comprendre ? Oui, mais pour toucher, Danielle Arbid a choisi : c’est sa caméra qui pointe, qui vise. À la fin du film, elle rencontre Mohamad, traumatisé par la guerre, qui porte « le mal » en lui. Son seul répit : reparcourir les lieux de mort déserts, les immeubles criblés de balles, les escaliers défoncés qu’on grimpe dans le vide pour avoir encore plus le vertige. Son corps tout entier ne fait que se cambrer, se briser, fondamentalement crispé. Le seul geste harmonieux qu’il arrive encore à faire, c’est mimer la mitraillette, appuyer sur la gâchette. Là, on dirait qu’il danse.
Le film de Danielle Arbid obéit à une chorégraphie de la nécessité. Rien de plus nécessaire qu’aller sur place, que de parler, que de rencontrer. Chaque visage porte en lui une parcelle de l’histoire, chaque porte cache en elle un récit qu’il pourrait s’agir de s’approprier. La réalisatrice frappe sur une immense porte noire, puis sur une immense porte rouge, alors qu’autour d’elle fusent les avis contraires : « Frappe là… la noire… non, la rouge… non, la noire ». Elle frappe avec force. Personne n’ouvre. Où commence la fiction, où commence la supercherie ? Laquelle de ces portes a quelque chose à raconter ? Laquelle de ces portes cache le vide ? Même si elle n’obtient pas de réponse, cela ne l’empêche pas de continuer sa marche pour la vérité, ou plus exactement pour la mémoire. De continuer cette chorégraphie des visages et des plans, mélangeant les supports Super 8 et vidéo, les « images-document » et les « images-fantasme », entraînant le spectateur dans ses rêveries d’adolescente (le souvenir incarné de son cousin avant qu’il ne meure), ses rêves d’adulte (l’entrée dans Beyrouth se fait au rythme du Ring, son autoroute intérieure, et de la musique lancinante et orchestrale de la divine Fairouz, symbole vivant de la ville, qui n’a jamais quitté le pays en temps de guerre, et qui a maintes fois chanté la réunification de Beyrouth), et ses rêves de demain (un plan fantastique nous montre trois drapeaux libanais qui semblent tomber en chute libre, puis s’envoler dans une lumière métallique bleutée, totalement irréelle).
À la fin du film, vêtue de noir, telle une veuve ou une passionaria, Danielle Arbid marche près de la mer, ses cheveux dissimulant ses traits, avec la démarche fière d’une reine qui regarde son royaume déchu, Électre de tout un peuple. La Méditerranée est bleue. Elle brille. Et c’est la mer, immense et sereine, qui, par contraste, lui donne le mieux à visualiser les atrocités des tortures, et les paradoxes de ce conflit de dix-sept ans. Le monde est là, devant elle, brut. Mais les yeux de Danielle Arbid ne cessent de regarder conjointement en-deçà de l’horizon et au-delà, à l’extérieur et à l’intérieur d’elle-même.

Matthieu Orléan

En quête de réel

Le générique a beau nous en dissuader, on n’est pas certain, a priori, de ne pas être en face d’un document de travail, comme on en présente aux étudiants en psychologie ou à des praticiens. À savoir, l’enregistrement d’un entretien thérapeutique dans un but didactique : établir un diagnostic puis un pronostic, évaluer le travail. Un film d’observation en somme, où l’on pose la caméra seule dans un coin de la pièce. Celui-ci porterait donc sur des séances de psychodrame, en présence non seulement de toute une équipe de soignants et d’une caméra, mais avec derrière elle, exceptionnellement, une personne pour tenter de cadrer. La dimension pour une part formative de ce psychodrame a vraisemblablement autorisé, facilité ou entraîné la possibilité d’enregistrer – et bien d’enregistrer car on se rend compte rapidement que la tentative de filmer restera vaine.
Le film commence par une fin et le titre le revendique. Mina, une jeune patiente qui suit un psychodrame ne veut plus jouer. La scène de psychodrame, où l’enjeu est de mettre en scène une problématique en y jouant son rôle ou celui d’un autre, cette scène s’accomplit dès le début et ne se reproduira plus. La justesse de l’interprétation de Mina dans le rôle du psychologue marquera le reste du film comme l’annonce de la ténacité attentive et professionnelle de celui-ci. En face, la personne qui l’incarne elle, fournit tous les arguments à son « fichez-moi la paix », du bon grain à moudre pour sa défense.
Tout est dit, du moins, tout ce qui s’est joué nous est montré, d’emblée. Et pourtant l’enjeu du film demeure. Il va fonctionner sur le mode du flash-back, ou plutôt du feed-back, soumis à une chronologie bien ordonnée du déroulement des séances. L’attente qui se crée est pour le film comme pour le psychodrame une nouvelle effraction du réel. Un ressort dramatique pour les deux. Rejouer une scène, mettre en scène, changer de rôle, pour essayer d’en comprendre autre chose, démasquer le réel. Tel est l’objet du psychodrame, du cinéma aussi peut-être. Mais ici le réel reprend ses droits, l’espace qu’il occupe dans ce dispositif thérapeutique phagocyte entièrement le film. Dès lors il n’y a plus de film, il se dissout dans le travail à l’œuvre, celui de la relation thérapeutique – le transfert est semble-t-il bien établi à ce qu’il s’en dit –, celui du thérapeute, celui de Mina, camouflée derrière sa résistance. Dans l’incitation à jouer d’autres scènes, dans cette tentative de renouer d’autres émotions, on perçoit les mouvements, les tensions qui s’opèrent alors que la caméra, elle, ne peut que se déplacer sur son axe. Elle balaie le cercle autour de Mina en rasant ses pieds, s’arrêtant au seuil de son corps. Le reste du temps nous offre des gros plans du thérapeute et des allers-retours rapides sur le reste du groupe. Le sujet du film, c’est bien sûr le hors champ, Mina, inaccessible, et aussi son contre-champ, l’équipe, celui qu’il reste à saisir à l’image. En quête de réel, celui qui surgit par instants, au début, puis de façon plus éparse. Le contre-champ, ces regards très concentrés, très attentifs, qui reflètent une densité très forte de l’échange, et aussi du film qui condense cinq séances en quelques dizaines de minutes, c’est ce qu’il reste au film. Et ce qu’il reste du film c’est la fragilité de ces mouvements : ceux de Mina, ses oscillations autour de la question du partage et du plaisir, cette « impression de voir la vie et de ne pas être dedans », sa demande de relation duelle – c’est vrai qu’il y a beaucoup de monde autour d’elle. C’est par instants cocasse mais jamais dérisoire. Quant au regard de Mina, cela reste son affaire, celle de son interprétation à elle.
On se sent bien face à l’écran, car on voit bien que derrière la caméra on ne se sent pas très bien, alors tout cela nous convient bien. Mina est réellement un beau film.

Christophe Postic