« Peut-on voir un arbre comme un arbre ? Une jeep comme une simple jeep ? »

Depuis les années soixante, les films du réalisateur israélien Ram Loevy s’attachent régulièrement à évoquer les questions politiques qui agitent le Moyen-Orient. Que ce soit à travers la fiction ou le documentaire, Ram Loevy ds’intéresse à l’humain, à l’Autre et son cinéma engagé témoigne, mais aussi participe de l’Histoire de son pays.

Pourquoi, dès votre premier film, avez-vous choisi de montrer Israël du point de vue d’un Palestinien ?

Nous sommes six millions d’Israéliens. C’est peu. Quelques milliers à peine ont la réelle possibilité de réaliser des films et beaucoup d’entre eux parviennent à évacuer le sujet. Pour moi, il est tout simplement impossible de l’éviter. Pour affirmer son opinion ou sa désapprobation, on peut manifester… ou faire des films. I Achmad était le premier film à traiter de la vie en Israël du point de vue arabe : dans les conflits, on ne voit que le côté bestial et cruel de l’ennemi. L’idée était de montrer aux Israéliens le côté humain des Arabes. En 1966, avant d’écrire le film, je produisais une série radiophonique qui traitait de la jeunesse arabe en Israël. Les Arabes étaient alors minoritaires et vivaient sous administration militaire – la jeunesse israélienne ignorait tout de ce qu’ils pouvaient vivre au quotidien. Le film (que j’ai écrit mais qui a été réalisé par Avshalom Katz) est né de cette série.

Il est difficile de définir le genre de ce film. Vous avez dit qu’il s’inspirait des films de propagande. Pourquoi ce parti pris ?

Ce film utilise les techniques des films de propagande sioniste. Il faut savoir que les caméras de l’époque n’étaient pas synchronisées et qu’elles ne pouvaient à la fois capter le son et l’image. Ces films se servaient de la voix off pour expliquer les faits, les émotions des personnages et dire ce qu’il fallait en penser. Nous nous sommes inspirés de ce « savoir faire » sioniste, mais nos intentions étaient diamétralement opposées. Il s’agit bel et bien d’un documentaire, écrit de A à Z. Il n’y a pas de comédiens : Achmad raconte et joue sa propre histoire. Même si ce film peut paraître un peu vieillot, je pense qu’il est important de le voir pour comprendre la genèse de mon travail.

Pourquoi choisissez-vous un genre plutôt qu’un autre pour aborder ces questions ? La fiction est-elle un moyen de traiter certains sujets ?

J’ai réalisé à peu près autant de films de fiction que de documentaires. Quand je travaille sur un genre, je regrette de ne pas avoir choisi l’autre : par exemple, cela peut prendre six ou sept prises pour faire pleurer une comédienne ; on préférerait alors voir une vraie larme. D’un autre côté, si on filme quelqu’un qui sanglote, on se demande : qui suis-je pour faire pleurer cette personne ? C’est un dilemme perpétuel.

Pour évoquer la question de l’origine des réfugiés, j’ai choisi la fiction. Hirbet Hizaa (1978) s’inspire du roman d’un auteur israélien très connu, S. Yizhar 1, qui relate l’histoire vraie d’un village dont tous les habitants sont évacués par l’armée israélienne, en 1949. Dans la pensée collective israélienne, les Palestiniens ont d’eux-mêmes quitté le pays en 1948, ce qui dédouane Israël de toute responsabilité : « Nous avons vécu l’Holocauste, c’est nous qui sommes les victimes. »

L’annonce de la diffusion du film sur l’unique chaîne de télévision israélienne a provoqué un énorme scandale. Cela signifiait admettre qu’Israël a une part de responsabilité dans la question des réfugiés palestiniens. Après des débats houleux et une déprogrammation, il a finalement été diffusé avant d’être rangé au placard pendant plus de quatorze ans.

Comment s’est passé le tournage de Gaza, l’enfermement, diffusé en 2002 ?

Le tournage a commencé juste avant la seconde Intifada et s’est déroulé sur plusieurs années. J’ai travaillé avec deux équipes, l’une israélienne, l’autre palestinienne. Il me fallait, en tant qu’Israélien, acquérir la confiance des habitants de Gaza. Ceux-ci me connaissaient à travers Hirbet Hizaa et me faisaient plutôt confiance, comme la femme que l’on voit dans le film et dont l’attitude change après le début de l’Intifada. Elle devient alors très aigrie, m’interpelle, me demande des comptes, avant de s’excuser.

Malheureusement, les gens de Gaza, qui ont pu voir le film sur la chaîne Al Arabiya, ne savent pas qu’il a été réalisé par un Israélien, les noms ont été coupés au générique. Cela m’a mis en colère. Il aurait été important que les Arabes sachent que c’était le regard d’un Israélien. Nous fonctionnons tous avec des stéréotypes et, à cause de notre appartenance, beaucoup de choses en nous existent que nous ne pouvons parfois exprimer aux autres. Peut-on voir un arbre comme un arbre ? Une jeep comme une simple jeep ? Un Arabe sans penser que c’est un terroriste ?

Y a-t-il des sujets que vous ne pouvez pas traiter, qui sont tabous ?

Des sujets auxquels il est dangereux de s’intéresser, oui. La torture, par exemple. En 1993, j’ai réalisé un film sur les supplices pratiqués par la police sur les Palestiniens. J’ai voulu poursuivre sur ce thème, mais n’ai jamais pu obtenir de nouveaux financements. J’ai tenu à réutiliser certaines scènes de l’époque dans mon dernier film, Barks (Aboiements), qui évoque Israël et aborde le thème de la torture. On y voit deux personnages complètement opposés : l’un est un marchand d’art qui a deux bouledogues traités comme de véritables aristocrates… L’autre est un Arabe qui a été soumis à un interrogatoire par la police. Sous la contrainte de chiens.

Propos recueillis par Isabelle Péhourticq et Anne Steiger

  1. S. Yizhar, Convoi de nuit – Actes Sud, 2000.