Pendant ce temps dans le jura…

À travers deux séries d’images antithétiques, le film s’ouvre d’emblée sur un partage.

D’abord, des images d’archives super 8 découvrent le bâtiment d’une chartreuse du XIIe siècle. Puis des plans fixes s’attardent sur un ciel bleu, une plage, les jeux de quelques estivants, la dérive indolente d’un voilier. L’unité de ces deux séries ?

Celle d’un lieu et d’un événement : la Chartreuse de Vaucluse fut ennoyée avec cette partie de la vallée de l’Ain sur laquelle on construisit, à la fin des années 1950, le barrage de Vouglan, dans le Jura. Enfouie à cinquante mètres de profondeur, la chartreuse figure un passé oublié, un monde perdu que les réalisateurs, mi-témoins, mi-poètes, vont tâcher de faire affleurer à la surface de notre mémoire.

La première profondeur qui nous sépare de la chartreuse est ainsi celle du temps. Quelques archives Ina, mêlées au reste de la bande super 8 comme pour en former le contrepoint public et officiel, rappellent la construction du barrage et la mise en eau de la vallée. Prenant discrètement le rôle d’informateur, un vieil homme de la région enrichit ces images des souvenirs d’enfance qu’il garde de ce « château de Belle au bois dormant » difficile d’accès, ainsi que des airs d’apocalypse qu’avaient pris les préparatifs de l’ennoyage de la vallée. Déjà plus distant de l’événement, un historien local relate ensuite, documents à l’appui, le passé de cette chartreuse et la spécificité de son architecture. Celle-ci porte en effet la marque des deux exigences directrices de la règle de saint Bruno, fondateur de l’ordre : la retraite la plus radicale et la contemplation la plus appliquée. Ici, les vocations spirituelles se sont traduites dans une topographie. Une chartreuse est d’abord un désert, le plus retranché possible du monde. Mais elle doit aussi prêter à la contemplation de « la beauté de Dieu » : il faut donc choisir un lieu remarquable, car la perception de la beauté du monde enveloppe déjà celle de la bonté du Créateur. L’insistance avec laquelle la caméra de Miklès et Ciechelski multiplie les prises de vue sur le site de Voulgan commence insensiblement à prendre un sens.

Mais une autre profondeur est alors habilement mêlée à celle du passé. Elle vient brouiller un peu la trame du documentaire, gardant encore jusqu’ici le sens univoque d’une enquête historique. Il s’agit très concrètement de la profondeur de l’eau elle-même, qui forme toute l’affaire du club de plongée local. Le rapport que les plongeurs entretiennent ici à la chartreuse, sans doute moins soucieux de théologie, mais tout à fait actuel et vivant, révèle le simple fait que la chartreuse est loin d’avoir disparu : on y descend, des images nous arrivent. Elle est là, sous l’eau, intacte depuis cinquante ans, « hors du temps » comme l’assure un plongeur visiblement toujours aussi troublé de s’immiscer, par cinquante mètres de fond, dans la cellule d’un moine du XIIe siècle.

Enfin, chacune de ces profondeurs révèle, comme par une sorte d’aveu, qu’elle était en vérité destinée à en mettre en scène, à en annoncer une autre : la profondeur au sens mystique du terme, celle que les chartreux eux-mêmes, aujourd’hui encore, s’efforcent d’atteindre. L’un des membres de la famille qui avait acquis la chartreuse au XIX siècle, entré un temps dans l’ordre, raconte maintenant comment le souvenir de l’ennoyage avait favorisé le sentiment de sa vocation en venant recouvrir l’expérience d’un deuil. Dans l’ombre et de dos, un moine consent même à apparaître un instant. D’une voix dont le timbre laisse sentir combien elle a voulu cesser de s’adresser aux hommes, il explique le sens que revêt l’exigence de solitude dans la méditation à laquelle se voue son ordre.

Le partage sur lequel s’ouvrait le film n’était donc pas celui d’un avant et d’un après. Les réalisateurs n’ont pas cherché à nous apprendre la disparition datable d’une pièce du patrimoine, mais bien à nous suggérer que la chartreuse, depuis le début, avait disparu, voulait disparaître, aller au silence et passer « hors du temps » et par conséquent hors du monde. Sous l’eau, elle n’a pas cessé d’accomplir le destin qu’elle s’était autrefois assigné : constituer, dans le désert et l’isolement le plus radical, l’image terrestre d’une éternité. Voilà à coup sûr ce que voulait faire sentir l’esthétique si prononcée de Ciechelski et Miklès, toute en andante, multipliant les plans fixes sur tel brin d’herbe, sur un arbre, un nuage, tel reflet à la surface de l’eau, et ménageant ainsi, entre chaque chose dite, comme un temps de silence, de suspens, de recueillement. La nature accomplira même son cycle, depuis un matin de printemps jusqu’aux brumes de l’hiver, tandis que le De profundis d’Arvo Pärt, dont les extraits scandent le film comme pour le parsemer de résonances liturgiques, achèvera de donner à ce cinéma des profondeurs et de l’enfoui sa teneur résolument méditative.

Pierre Thévenin