« Maîtriser la violence de la bête »

Avec Les Secrets (Incertains Regards), Tony Quéméré réalise un premier film où il tente de transmettre l’héritage de sa famille dans toutes ses ambiguïtés…

D’où vous est venu le désir de faire ce film et pourquoi se construit-il dans un aller et retour entre, d’un côté, des images du passé, celles de votre famille, et, de l’autre, une introspection dans le présent?

Ce qui me plaît dans le cinéma, c’est la communication des sensations, le parcours sensoriel qui se transmet par les images et le son. Je me suis intéressé à la science politique pour comprendre le monde contemporain, à l’histoire pour comprendre le monde passé, à la littérature pour comprendre le monde des possibles. Le cinéma m’est apparu comme un art total.

Mon premier contact avec le cinéma a été de tourner avec un petit caméscope prêté par une amie. Il me fallait entendre les voix et voir la gestuelle de mes proches. C’était un besoin primitif: garder des traces du passé. Les pierres que je filme, ce sont des pierres qui n’avaient même plus le temps d’être érodées. Comme le disait Henri Langlois, retenir le temps, c’est se laisser aller à la fascination des images, garder une trace des morts, les avoir en face de soi. Même si ce ne sont que des fantômes sur un écran, ils restent présents.

Pour mon premier film, je suis parti de ce que je connais: mon histoire personnelle, avec sa singularité et sa dimension universelle. Les Secrets essaie de reproduire l’univers mental d’un gamin de douze ans. Je voulais être proche du réel, je voulais être cru mais aussi lyrique, mettre le spectateur dans un état commotionnel fort, quitte à le choquer, faire un film que le spectateur ne puisse pas zapper et qui le questionne. Mais mon film s’adresse aussi aux gamins qui vivent cette situation dans une solitude profonde, afin qu’ils puissent surmonter cette expérience. Dédramatiser, c’est dire: vous n’êtes pas tout seuls, vous marchez dans un tunnel, vous ne voyez pas la lumière, mais continuez à marcher et à vous battre !

Ce film nous plonge dans l’histoire complexe de votre famille et nous fait toucher à des enjeux politiques et sociaux…

L’alcoolisme fait partie de cette famille, et c’est un phénomène très répandu en Bretagne, bien que tabou. Il s’agit d’assumer, de traverser une frontière, de dépasser la honte. Ce combat soulève un réel problème de société. Bien avant de faire ce film, au lycée, j’ai découvert Bourdieu, Marx…, que nous sommes inscrits dans des phénomènes sociaux, qu’il n’y a pas de fatalité divine et que nous pouvons expliquer ces forces qui écrasent certains individus. On observe une compétition de plus en plus exacerbée et certains individus ne sont pas programmés pour ça. Ils ne sont pas des « battants», ils sont sensibles et fragiles, leur besoin d’ivresse est celui d’une liberté. Ce film est un hommage à ces personnages. En les montrant sur grand écran, je voulais les insérer dans la grande Histoire.

J’ai inoculé un humour, une ironie dans ce film pour permettre une distance. Car à force de plonger vers le drame, nous plongeons dans l’absurde… Comme les gens de Kergoad Uhelan qui peuvent à la fois se blesser gravement et en rire, j’aime cet exorcisme du rire.

Dans votre film, vous introduisez une séquence où votre mère apparaît ivre, dans sa profonde faiblesse, son intimité. Cette séquence provoque des avis partagés. Pourquoi choisissez-vous de rendre publique cette intimité ?

Ce n’est pas parce que ma mère est boursouflée par l’alcool qu’elle n’est pas belle. Dans cette séquence, il y a de l’humour: il est une heure du matin et ma mère trouve le moyen de taquiner mon père sur son look. En robe de chambre, il fume sa cigarette, avec un petit côté Alain Delon… Je voulais faire passer cette complicité. Ils sont comme Tristan et Yseult, ils représentent cet amour idéal et inconditionnel qui me touche dans sa détresse. « Si je tombe, tu tombes avec moi; et si tu tombes, je plonge avec toi. » Le film appelait cette séquence. C’est évidemment un tabou de montrer ainsi ses parents mais j’use du droit d’un enfant vis-à-vis de ses parents. Sans cette séquence, on aurait pu penser que je suis mythomane… Je ne regrette pas du tout d’avoir transgressé les limites de l’intime et une certaine morale.

Comment votre famille a-t-elle réagi à votre film ?

Après avoir réfléchi une nuit, mon frère m’a dit aimer voir sa famille héroïsée. Ma mère a ri, elle s’est vue comme dans un miroir. L’image de ces corps torturés qu’elle côtoyait lors de ses cures lui apparaissait enfin clairement. Une distance naissait en elle. La réaction de mon père fut plus vive, non pas parce qu’il est montré saoul, mais parce que le film insinue qu’il a fait du mal à mon frère. Le lendemain, il m’a remercié pour ce film. La réaction de ma cousine a été la plus violente. Elle a vécu les mêmes choses que moi, mais de manière plus dure. Elle m’a reproché d’avoir filmé mon père, sortant du garage, le bleu de travail déchiré, le torse griffé. En fait, je n’ai pas filmé ces images, une voix off les raconte, les lieux sont montrés vidés de leurs personnages. C’est son cerveau qui a créé ces images. Lorsque je lui ai expliqué que celles-ci n’existaient pas, elle s’est apaisée. En faisant ce film, j’ai tenté de maîtriser une violence, la violence de cette bête…

Propos recueillis par Morvan Lallouet et Mickaël Soyez