La visite de la Pologne d’aujourd’hui peut constituer un pèlerinage important dans une existence. L’histoire récente de ce pays nous a enseigné, du moins faut-il l’espérer, la leçon du siècle. Nul besoin de trouver une motivation personnelle, familiale, consciente pour ce voyage. Chacun peut avoir lu et pris la mesure de ce qui s’est passé dans ce pays au cours de la guerre 1939-1945. Certains, plus jeunes, ont en eux le besoin inavoué de se confronter de visu aux briques sinistres du rempart du ghetto de Varsovie… à l’indicible horreur qui émane des baraquements du camp d’Auschwitz. Mais la démarche de Julien Donada ne s’inscrit pas uniquement dans ce registre. Son film, Un automne en Pologne, est un recueil d’impressions, à l’allure de flânerie poétique, sur une quête géographique en forme de spirale qui nous amène « au centre du monde ». Son regard, s’il questionne le passé, s’accroche aussi au présent, à l’activité humaine, ce ressort qui sauve en dernier recours l’individu : l’action, concentré d’instinct de conservation. Car la Pologne s’est reconstruite, a initié les pays de l’Est à la tentative démocratique, à l’économie de marché. L’énergie de la vie, de la survie… c’est aller de l’avant, stationner, c’est reculer, pour les individus comme pour les états. Pourtant, dans ce pays en incessante reconstruction, reste Auschwitz, gouffre d’existences devenu lieu de pèlerinage émotionnel, à visiter par curiosité, en touriste, parce que « ça tient encore debout ». Parce que les pierres vibrent encore sourdement et parlent peut être mieux que les livres, d’un passé occulté. Parce qu’on a envie d’avoir honte pour l’Homme… là-bas. Les visages, monuments, places, paysages se succèdent. La relance mutuelle image-texte aiguise nos sens. Le narrateur nous informe plan après plan de la présence ou de l’absence de ses états d’âme. Le film se clôt dans les allées fantomatiques du camp de la mort, en une ultime provocation du narrateur en cet endroit exécré mais scrupuleusement conservé.
Julien Donada nous convie à profiter d’un langage cinématographique où l’acuité du regard se met au service d’un certain courage subjectif. Concernant le monologue intérieur : séduction serait un mot un peu lourd, disons qu’on suit la pensée, et qu’on ne la lâche plus. Agréable sensation de se perdre dans la petite musique intérieure d’un observateur qui n’hésite pas à prendre la clef des champs au sein même de sa propre cohérence descriptive. L’image est délestée de sa signification intrinsèque par les mots. Indéniablement, il souffle dans Un automne en Pologne un vent d’impertinence qui a quelque chose à voir avec la jeunesse dans ce qu’elle a de léger. Le narrateur se pose en une sorte de faux candide bien informé, non dénué d’humour. Les phrases coulent, simples dans leur formulation, profondes dans ce qu’elles convoquent en nous. Là, se situe un réjouissant paradoxe que Marker a mis à jour dès ses Lettres de Sibérie : les images peuvent être à la fois outrageusement faussées et pourtant profondément exactes par la grâce d’un texte. Ce qui met le spectateur en état d’alerte permanent et l’empêche de tourner en rond dans les redondances son-image. De fait, le film de Julien Donada peut nous donner parfois une impression de malaise. L’irrévérence de certains propos – « Étrangement, je me sens bien. » (dans le camp d’Auschwitz) – dans sa franche ingénuité, peut perturber, voire effrayer. Il y a un exorcisme secret au bout de ce voyage initiatique qui ne veut pas se l’avouer. Une volonté de provoquer sans doute, mais aucune perfidie dans Un automne en Pologne. Juste des phrases acérées, insolites, qui ne peuvent laisser indifférent.
Jean-Jacques N’diaye