Les génocidaires dansent aussi

Le dixième anniversaire du génocide rwandais a suscité, ces derniers mois, des dizaines de films interrogeant le rapport de la société rwandaise contemporaine à ce tragique événement 1. D’avril à juillet 1994, suite aux appels d’un gouvernement extrémiste hutu, plus d’un million 2 de Tutsis ainsi que des Hutus refusant de participer aux tueries ont été massacrés. Le crime a été commis par les forces gouvernementales épaulées par les milices Interahamwe qu’elles avaient préalablement formées et armées, mais aussi largement par de simples Rwandais.

Que filmer dix ans après le génocide ? Sur quoi porter son regard ? Dans Au Rwanda, on dit…, Anne Aghion suit Gwamfizi, l’un des seize mille prisonniers que l’actuel gouvernement rwandais a fait libérer sur aveu de leurs crimes. Elle s’intéresse à la façon dont lui et d’autres criminels arrivent à réintégrer leur village d’origine et à interagir avec les rescapés. Dans Après, Denis Gheerbrant part au Rwanda pour “comprendre ce que c’est que revenir à la vie”, ce qui l’amène à traquer les causes du génocide : “Comment cela a-t-il pu nous arriver ?”. Dans Nos cœurs sont vos tombes, Roger Beeckmans propose quant à lui un triptyque dont les deux premiers volets – “Se souvenir”, “Juger” – semblent les conditions nécessaires d’un troisième impératif : celui d’un “Vivre ensemble”, dont il reste à explorer les possibles modalités.

Aucun des trois films ne prétend représenter le génocide. Aucun, d’ailleurs, n’a recours à des séquences d’archives pour l’évoquer. Mais au détour des interviews de  criminels ou de rescapés, certaines de ses caractéristiques les moins communément formulées apparaissent en creux. Notamment la profusion de l’imagination des criminels, l’ahurissante diversité des formes du massacre : tuer par balle, brûler avec de l’essence, “couper” à la machette, fracasser à la bêche, enterrer vivant, noyer… Parfois même, une méthode hybride conjugue deux ou trois de ces modes d’exterminer. Cette férocité se déploie jusque dans l’extinction des preuves du crime : la disparition des corps. Les cadavres furent souvent enfouis dans des latrines, pourrissant au milieu des excréments, dans une surenchère d’horreur spécifiquement génocidaire où mettre un terme à la vie signifie davantage détruire que tuer.

En revanche, la mémoire du génocide fait l’objet d’une attention soutenue de la part des cinéastes. Adoptant un point de vue extérieur, Beeckmans s’attarde sur les cérémonies du souvenir à Kigali où, munis d’une bougie, les rescapés relatent longuement les  atrocités subies par leurs proches 3 . Pour Gheerbrant au contraire, tout n’est pas dit sur la mémoire du génocide dès lors que les rites commémoratifs ont été retranscrits. Rendant compte de ces récits publics poignants, il en pointe pourtant le caractère extrêmement “codifié” et l’empreinte officielle, où même l’étrange beauté des jeunes danseuses paraît figée. Pour lui, qui s’exprime à la première personne, la mémoire réside bien davantage dans la somme des expériences propres à un individu et formulées dans un cadre privé. L’histoire pré- coloniale racontée par le vieux Youssouf à de jeunes orphelins, les souvenirs d’une attaque génocidaire manuscritement consignés par un enfant dans son cahier, forment les lieux “valides” où la mémoire à la fois se constitue et se transmet, en toute intégrité.

Or à bien des égards, ces films semblent insister sur la qualité du récit des crimes comme fonde- ment d’une réconciliation véritable. Une qualité qu’ils souhaitent supérieure à celle le plus souvent échangée lors des gacaca, cette forme de justice traditionnelle et locale refondée pour désengorger les tribunaux rwandais (devant lesquels plus de cent mille détenus attendent toujours d’être jugés). Devant les gacaca, rapportent Anne Aghion et Roger Beeckmans, les récits contradictoires des accusés et des victimes ne peuvent qu’être imparfaitement arbitrés, puisque la communauté locale qui les écoute est composée d’individus impliqués dans les événements examinés. On assiste ainsi à une inquiétante dilution des responsabilités, où les accu- sations de crimes ou de complicité sont avancées sans qu’aucune preuve puisse être authenti- quement identifiée. Dans Au Rwanda, on dit…, les détenus libérés sur la foi de leurs aveux restent très vagues lorsqu’il s’agit de reconnaître leurs crimes devant   les rescapés du village. Dans Nos cœurs sont vos tombes, les victimes craignent de parler en justice car elles reçoivent des lettres de menace, et leur parole les met donc en danger.

Une société où la réconciliation doit se fonder sur la parole, donc, mais où les conditions ne sont pas réunies pour que la parole puisse faire foi ou même se libérer. Denis Gheerbrant se penche alors sur les corps autant que sur les mots. Il élabore un énoncé forcément rapide des causes du génocide, mais ne s’autorise à progresser dans leur formulation que dans la mesure où sa connaissance est validée par un interlocuteur rwan- dais. Il observe notamment le lien du peuple rwandais à sa terre. Peuple de cultivateurs et d’éle- veurs, celui-ci a développé au cours des siècles des danses “culturelles” qui sont autant de   relations à la terre, de façons de la piétiner, de se jouer de son attraction, de s’en approprier les forces internes. Qu’elles concer- nent des génocidaires ou des res- capés, toutes les scènes de danses filmées par Gheerbrant sont joyeuses ; elles montrent des êtres pour qui un danseur guerrier est un être “achevé”, apte à conduire la société vers un “bel avenir”.

Sur les collines du Rwanda, Tutsis et Hutus retournent la terre chaque semaine pour ensevelir des cadavres jadis abandonnés afin de les honorer sous la forme d’un mémorial. Dans la noce filmée par Gheerbrant, le mari offre en dot à son épouse une tête de bêche. Chez Aghion, chez Beeckmans, parmi les postures de corps au travail, la mémoire du génocide peut être liée à l’acte de bêcher. Celui qui un jour a donné la mort ; celui par lequel les défunts désormais commémorés s’incorporent à une terre sur laquelle les vivants tentent de refonder une communauté. 

Benjamin Bibas 

  1. À voir également demain, Gardiens de la mémoire d’Éric Kabera (“Afrique : le documentaire à l’adresse du monde”).
  2. Selon les estimations de l’actuel gouvernement, discutables, mais de loin les mieux informées.
  3. Les principales associations de rescapés du génocide rwandais portent le nom d’Ibuka (“souviens-toi” en kinyarwanda).