Pâques. Les premiers signes du printemps commencent timidement à paraître. Les habitants d’un modeste village de Roumanie s’apprêtent à commémorer les morts. Du petit matin jusqu’aux premières lueurs de l’aube suivante, les femmes s’activent sous le regard des enfants. Dans un rituel de rires et de larmes, on célèbre les disparus avec obstination et vitalité. Une communion de la vie et de la mort pour une nuit qui inévitablement laissera place au lendemain.
La nature profondément duelle et complémentaire du monde apparaît ici comme une évidence : vie et mort sont inconditionnellement liées. Les défunts que nos sociétés ont rendus invisibles semblent des membres à part entière de la communauté. Le rituel actualise leur présence et efface, pour un temps, la frontière d’ordinaire si nette entre l’ici-bas et l’au-delà. Cornel Mihalache nous confronte à l’étrangeté, la même qu’appréhende l’ethnologue assistant pour la première fois à une cérémonie d’une population lointaine. Nulle parole, nulle interview ne viennent élucider nos questionnements. Subtilement, le réalisateur répond aux symboles de la cérémonie par d’autres signes que lui-même essaime tout au long du film dans un jeu de montage alterné. Une toile d’araignée ayant capturé la rosée matinale laisse place à une vielle femme enfournant des petits pains au- dessus de braises rougeoyantes. Des cercles de croissance d’une souche d’arbre se fondent dans les motifs à spirale peints sur des poteries. Entre nature et culture, le réalisateur tisse sa toile, dévoilant ainsi le caractère originel de ce qui se joue dans le rituel.
Premier acte. Les éléments de vie et de mort coexistent. La dualité s’exprime alors par un jeu d’association d’éléments binaires : les vols d’oiseaux sombres filmés au ralenti et les couples de cigognes s’ébattant joyeusement dans leurs nids ; des agneaux se bagarrant et sautillant et la carcasse d’un oiseau mort. Au village, c’est encore l’heure des préparatifs. On enfourne les petits pains, on se rase, on ramène au foyer des fagots de branches de noisetier. Au loin, une charrette passe au galop.
Deuxième acte. Le rituel commence. Dans un dernier couple d’éléments, on passe des arbres pleins de vie à un champ où il ne reste plus que des souches. Au loin, des échos d’aboiements font entendre la voix des morts. Alors, les femmes se retrouvent au cimetière. Elles défrichent, bêchent et ratissent, elles refont les clôtures de petites pierres blanches : elles cultivent leurs tombes. Les frontières s’effacent entre les oppositions. Ce n’est pas à une cérémonie orthodoxe à laquelle nous sommes conviés, mais à un rite du fond des âges où l’on passe de l’animé à l’inanimé par glissement. Apparaît alors une zone frontière, un troisième temps au statut incertain, lieu de rencontre des oppositions. Le corps des vivants et les âmes des morts s’imbriquent, se rencontrent. Les pistes se brouillent alors que, dans la nuit tombante, des plaintes commencent à se faire entendre. Dans un jeu de clair-obscur rappelant le Caravage, des vielles femmes aux rides marquées pleurent les disparus, éclairées par les bougies et soutenues par les regards enfantins. Peut-être est-ce pour réactiver la mémoire des anciens ? Peut-être est-ce pour mieux faire table rase ? Nul ne semble ici chercher à trancher.
Troisième acte. Ce n’est qu’à l’aube que s’achève le rituel. Les premières lueurs du jour font taire les pleurs. Des souches d’arbres s’échappe une flamme bienfaitrice et l’herbe reprend toute sa verdeur par l’action des rayons du soleil. Vie et mort retrouvent leurs espaces respectifs. La frontière se redessine. La vie du groupe peut reprendre, entre les cendres et la flamme.
Guillaume Darras