« Mais @$#* !, qu’est-ce qu’il raconte ? » s’insurge le spectateur en mal de sens. Pour le Maître, la question vaut science : « Celui qui m’interroge sait aussi me lire », encourage-t-il en introduction de la version écrite de Télévision 1.
Pourtant, tout savant que nous sommes, nous continuons de chercher le sens par lequel, d’y accéder, nous pourrions nous reconnaître effectivement dépositaires du savoir qu’on nous prête. Et de le chercher en vain, on en vient à douter qu’il existe. À ce doute fait écho la mise en garde amusée de l’orateur : « Tout ce qui se dit là, on ne sait pas si c’est pas du déconnage ». Or ce déconnage, autrement dit la déraison, à l’œuvre ici dans les associations en surface d’une pensée en roue libre où le médiocre se définit comme « médit installé dans son ocre », n’est-ce pas précisément l’expression de ce qui intéresse la psychanalyse : celle de l’inconscient ?
L’inconscient, en effet, déconne car « il ne pense pas, ni ne calcule, ni ne juge » mais ne s’interdit pas pour autant de parler. Interdit qui lui serait fatal puisque c’est par le langage qu’il « exsiste » (renvoi à l’étymologie latine : ex sistere se tenir hors de soi, autrement dit comme objet dans le discours).
« L’inconscient, donc, ça parle ! », et si ça parle, l’enseigner revient à « le » parler, à parler sa langue insensée, celle où prime le signifiant et sa structure phonétique d’hétéro/homonymies.
Cette identification de la parole de Lacan à celle de l’inconscient, du discours à son objet, est postulée en introduction : le spectateur, en tant qu’adresse, y est supposé analyste, « objet grâce à quoi ce que j’enseigne n’est pas une auto-analyse ». Si ce discours, dès lors, ne s’installe pas dans le régime producteur de sens de la communication, c’est que ce qu’il y a à y entendre est d’une autre « dit-mension » : « l’inconscient nous rappelle qu’au versant du sens l’étude du langage oppose le versant du signe ». Et de fait, si l’orateur ici ne fait pas pour nous (toujours) sens, il investit une énergie considérable à nous « faire signe » par le corps (lieu d’où, selon lui, s’origine la pensée), à nous appeler, à capter notre attention par une expression hautement théâtrale : lamentos de tragédien, détachement gourmand des syllabes à l’occasion d’un bon mot à la manière d’un Guitry ou d’un Jouvet, poses de tribun, appuyé des deux poings sur son bureau, tendu vers l’audience, au bord de l’essoufflement. Au point qu’il assigne l’image à sa personne : Jacquot dans ce portrait, à la différence de ceux de Duras ou Cunningham, ne s’autorise aucun contre-champ. Qu’il soit filmé en pied ou en buste, le corps de Lacan reste le pivot obsédant des changements de plan.
Dès lors nous sommes rivés à sa voix et contraints de dériver au fil de la surface signifiante d’un discours abscons. Mais n’est-ce pas précisément ce que vise l’enseignement lacanien, à rebours de la grille sexuelle à laquelle Freud est trop souvent réduit : introduire à ce qui se tient au cœur de la technique psychanalytique élaborée par son père autrichien, la fameuse « écoute flottante » ?
Le cinéma, par sa dimension hypnotique, et parce qu’il double l’assignation du regard en réduisant le réel à un cadre immobile, soutient l’expérience de ce flottement.
Antoine Garraud
- Éditions du Seuil