L’a-préhension du monde

Ici, pas d’entretien avec les soignants et les patients. Pas de révélation sur les conditions de vie des malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques. Pas de thèse sur les avantages et les inconvénients de l’ouverture sur l’extérieur de ces établissements. L’intérêt du travail de Catherine Bernstein réside dans sa réappropriation des archives filmées d’un psychiatre, Georges Daumézon, tournées entre 1950 et 1973 : scènes de la vie quotidienne dans les asiles français, plans généraux sur l’architecture des lieux, instantanés de sa vie privée… Dans l’ensemble des archives de Daumézon, Bernstein a privilégié les plans et les séquences qui mettent en scène l’enfermement. Les premières secondes du film disent la vision singulière, le point de vue subjectif. Puis les murs, grilles, barrières, grillages, barreaux, portes… Le spectateur n’aura accès aux lieux et aux personnes qu’en tentant de contourner ces obstacles. Tant bien que mal. Maladroitement. Fébrilement. Car le voilà comme enfermé en lui-même. Expérimentant l’alter ego, l’altérité absolue où tout est seulement autre sans ego en commun.

Les bruitages ajoutés par la réalisatrice accentuent encore l’impression d’être face à l’obstacle : les sons extérieurs, trop distincts, amplifiés, métalliques contribuent à voiler les images à la conscience, à les déréaliser ­ encore davantage. La perception visuelle et auditive n’est rapidement plus qu’un mirage, une histoire que l’on se raconte sans aucune certitude qu’elle a effectivement lieu. Ces talons qui résonnent sur le sol alors que rien n’atteste la présence d’une figure humaine, ces transats et ces parasols sur cette terrasse qui disent le repos, alors que les visages respirent l’insomnie et la terreur nocturne, les rondes enfantines et ­ insouciantes des patients placées sous la surveillance vigilante et scrupuleuse des soignants… Déphasage, décrochage de la conscience ? La « réalité » endosse inévitablement ses guillemets et se désintègre dans la seule subjectivité. Quant au spectateur, il endosse lui le rôle de monade : fuyant tout contact, évitant tout regard, pénétré de stimuli insensés, obnubilé par les enceintes qui le contraignent… Tout semble transparent mais on bute irrémédiablement sur l’obstacle. Personne ici n’a plus aucun moyen de vérifier que son rapport au monde et aux autres n’est pas fictif. La transparence est un leurre inatteignable ; l’obstacle devient l’expérience maîtresse de la conscience.

Le sentiment d’étrangeté que ressent le spectateur face à ce monde qui défile sous ses yeux prend naissance dans l’obstacle infranchissable. Recadrée, répétée, ralentie, l’image persiste dans son mutisme. Le regard suppliant d’une femme en robe de chambre ne pourra jamais exprimer toute sa détresse intime, les gesticulations d’un homme en chemise blanche ne pourront jamais témoigner de sa lucidité… Et ces femmes en blouse qui nous regardent, elles ne parlent pas notre langue, elles ne nous comprennent pas. Face à cette matière insondable, l’absence absolue de familiarité résulte d’une distance incompressible entre soi et tout ce qui constitue l’extérieur. Les couloirs et les dortoirs, les murs où l’on s’adosse, jusqu’à son propre bras qu’on déplie et sa propre jambe qu’on soulève, tout semble absurde, vain, inexplicable. Le spectacle du monde, le spectacle des corps, ne sont rien d’autre qu’une accumulation de lumières et de mouvements vue à travers la vitre opaque d’un vivarium.

Ainsi le film nous emmène loin, très loin de la revendication d’une « distance », ce prêchi-prêcha du prêt-à-filmer qui n’est qu’une manière enrobée de faire de nécessité vertu, mais au cœur de la mesure de l’impénétrabilité du monde. Ici, la seule chose que puisse documenter l’image est l’impuissance à voir et à écouter, à comprendre, à faire sien le monde, à le prendre avec soi. On pourrait se réjouir de cette limite et fuir dans l’imaginaire (Asylum comme un conte de fantômes et d’esprits malins par exemple), mais non : on l’accepte sans jamais s’en consoler. Ainsi de la séquence finale, montage accéléré de plans hétérogènes : elle pourrait tourner en dérision le mythe du film d’une vie défilant à toute vitesse dans la tête du moribond. Mais non : c’est bien cette hallucination de celui qui va mourir qui ressemble à s’y méprendre à la vie elle-même.

Sébastien Galceran