La nuit des morts-vivants

Parkings déserts, supermarchés vides, immeubles silencieux, banlieues américaines dans la nuit; un plateau télévisé traversé par le souffle d’un vent venu d’ailleurs ; stations touristiques désaffectées ; barres HLM grouillant d’une agitation anonyme…

Les sites décrits par In order not to be here de Deborah Stratman, Bingo Show de Christelle Lheureux, The last tour de Marine Hugonnier ou Lettre du dernier étage de Olivier Ciechelski sont tous des territoires symptomatiques de notre modernité, des clichés, c’est-à-dire littéralement des images mortes. Et c’est précisément cela qui est filmé : ces espaces familiers ne sont que des simulacres anémiés. Mais la puissance de ces films est de réactiver cet aspect mortifère en l’amplifiant jusqu’à l’insoutenable, afin de rendre sensible la vérité du cliché.

L’espace et la durée pourraient être ceux d’un film d’horreur. Les longs plans fixes sur les parkings et supermarchés sans vie de In order not to be here, ou sur le plateau télévisé de Bingo show, sont des stases, des suspens qui présagent le surgissement d’un fait terrifiant. Mais l’attente dure, rien n’advient qu’un temps monstrueusement stagnant et sans but. In order… mime ainsi l’esthétique sécuritaire de la vidéosurveillance, ces images d’une durée étale, létale, enregistrant sans répit un même espace réifié par l’arbitraire d’un cadre neutre. Images tautologiques et absurdes qui ne « fixent » que le déroulement du temps, son éternité. Ce présent perpétuel, qui est plus particulièrement l’objet des films de Deborah Stratman et Christelle Lheureux, accueille un monde irréel et sans vie, où la notion d’événement aurait été annihilée. En filmant les coulisses d’une émission, la cinéaste de Bingo show fait bien plus que dresser une critique de la télévision, elle dévoile la nature profonde du site où se fabrique l’image-flux. Le paysage inconscient de l’émission, invisible, est rendu sensible par la bande son. Le sifflement improbable du vent porte en lui la véritable image, celle qui gît derrière le décor du plateau : l’étendue vide d’un désert post-apocalyptique, l’inhumaine solitude sous-jacente à la communication médiatique.

Les vivants n’habitent plus aucun de ces espaces désolés. Les présentateurs statufiés de Bingo Show sont des mannequins sans expression, pantins abandonnés là, que seul peut-être le lancement de l’émission pourra réanimer. It is not necessary to be somewhere else in order not to be here (il n’est pas nécessaire d’être ailleurs pour ne pas être ici) : par cette étrange formulation, le carton au début du film de Deborah Stratman dit bien la difficulté vertigineuse d’être quelque part, la disparition de l’être égaré dans les rets d’un espace-temps virtuel, sans territoire à investir. La première partie du film décrit une zone de fantômes, des aires urbaines qu’aucun corps ne traverse. Là encore le son creuse un vide dans l’image. Lorsque des voix humaines se font entendre, ce sont des voix désincarnées, des échanges paniqués à travers des talkies-walkies. Le seul affect présent est la peur, qui continue de hanter les espaces nocturnes à travers ces voix spectrales. Personne devant la caméra, personne derrière : les plans semblent le fait d’un pur œil mécanique, sans subjectivité, qui tente d’embrasser « totalitairement » l’ensemble du visible, s’introduisant à l’intérieur des maisons pour filmer un fauteuil vide, une cuisine ou trône un livre de recettes (l’angoisse se teinte alors de grotesque). Le point de vue semble celui de la mort : lors d’un plan, la caméra s’anime pour filmer en travelling le sommeil d’une enfant; le corps endormi, ainsi surveillé par un œil flottant, semble arraché à la vie.

Pourtant, la dernière séquence de In order… va soudain s’attacher à l’enregistrement d’un homme, ne va plus s’attacher qu’à lui, délaissant parkings et supermarchés déserts. Un fuyard court, une caméra le suit sans relâche du haut d’un hélicoptère. Que fuit-il ? Le lieu d’un crime, comme le laisse supposer l’omniprésence des voix au talkie-walkie ? Au bout de longues minutes, il paraît de plus en plus évident que ce corps tente précisément d’échapper à l’emprise de l’image de surveillance, à l’image totalitaire, qu’il court désespérément pour se soustraire à cet œil mécanique qui l’enferme dans le cadre. Malgré les apparences, la séquence est une pure fiction, l’homme un acteur. La scène pourrait être un remake de la fin d’un film d’horreur : l’unique survivant, le dernier homme, fuyant la dévoration de l’image vampirique. Le regard cannibale de la caméra est un monstre froid dévorant les vivants, ne laissant subsister à l’image que des sites dépeuplés, et un éternel temps mort.

Safia Benhaim