Le corps aliéné souffre, encore aujourd’hui, d’un important déficit de visibilité. Ce manque de représentation engendre des projections irrationnelles. Celles-ci contribuent à maintenir le corps aliéné dans les marges inquiétantes des institutions psychiatriques ou pénitentiaires. À l’opposé de ces types de représentations fantasmatiques, Le Moindre geste apparaît comme un bien étrange objet filmique. Il est rare, en effet, de montrer l’aliénation (mentale ou physique) avec autant de recherche formelle et esthétique. Basé sur une trame narrative extrêmement simple – enregistrer l’errance dans la campagne cévenole d’Yves G., handicapé mental de vingt-cinq ans échappé de l’asile psychiatrique –, le film dévoile les couches souterraines du psychisme et de la parole. Comparée à un récit classique, cette mise à jour de l’inconscient s’effectue hors de toute cohérence particulière. Sans recourir à des effets spéciaux, mais en usant pleinement de toute la panoplie des moyens cinématographiques, Jean-Pierre Daniel et Fernand Deligny plongent le spectateur dans une sorte d’état second où il lui est offert de voir et d’entendre ce qui, d’ordinaire, ne se voit où ne s’entend guère. L’œuvre est à l’image, littéralement, des mouvements répétitifs et des gestes saccadés qui travaillent son personnage principal. Elle avance par de brusques poussées de fièvre, rythmée d’une voix d’outre-tombe semblable à celle d’Antonin Artaud ou du général de Gaulle. Le noir et blanc contrasté des images, conjugué à une bande sonore décalée où se succèdent plages de silences, bourdonnements naturels (vent dans les bosquets, choc des cailloux, écoulement de la rivière…) et rumeur sourde (tic-tac d’un réveil, son d’une cloche, bribes de conversations, éclats de voix…), apparentent le film à un rêve éveillé. Un rêve qui viendrait contaminer la réalité. La lumière et le cadrage jouent ici un rôle essentiel. La surexposition de la prise de vue, d’une part, dévore les corps, jette les visages dans l’ombre, brûle les paysages. Les attaques lumineuses rongent les façades décrépies, métamorphosant fenêtres et portes des maisons en autant de béances et de trous noirs. Le corps d’Yves traverse des lieux délabrés et vides de toute présence humaine, ruines mystérieuses qui ne sont pas sans évoquer sa propre solitude comme sa propre « aliénation mentale ». D’autre part, le choix des cadrages et/ou des points de vue font que son visage n’est pas toujours montré. Dans de nombreuses images prises au ras du sol, par exemple, la tête est expulsée hors du cadre. La représentation de ce corps acéphale exprime, peut être, une perte symbolique de la parole ou, pour le moins, une difficulté à communiquer avec le monde environnant. Une perte que la voix off – celle d’Yves – se charge de réintroduire par de brusques saillies verbales, notamment sur la claustrophobie asilaire ou sur la mort. Au-delà de son inventivité formelle permanente – jeux entre premiers et seconds plans, travail sur la profondeur de champ ou sur la durée des plans, images aux fortes connotations picturales découvrant la beauté sauvage (voire hostile ?) des Cévennes, etc. –, la beauté plastique du film accompagne la parole d’Yves sans jamais se substituer à elle, ni chercher à l’illustrer. Diffusés dans l’espace visuel, les borborygmes, associations d’idées, répétitions et autres scansions rejoignent une gestuelle singulière et obscure semblable aux rituels archaïques et ésotériques de la petite enfance. Attacher une corde à une autre sans jamais parvenir à faire le lien, secouer cette même corde indéfiniment, retenir prisonnier un lézard par la queue, autant de gestes « insensés » accrochés aux limbes de la mémoire, mais qui évoquent aussi les temps lointains où l’être humain n’était pas doué de la parole. Pour le dire autrement, des « actes » qui, à travers les menées conjointes d’une expérience thérapeutique (?) et cinématographique, montrent la manifestation d’un imaginaire en plein travail.
Éric Vidal