« Ici s’élevait…», « Mort pour la France», « Ici a séjourné.», « Ici ont été tués… », «Ici composa… »… Les plaques commémoratives nous observent du haut de leurs murs et de leur grand âge… Entraperçues sans être vues, elles essayent pourtant de nous intéresser, de happer notre regard. Elles n’y parviennent pas à tous les coups.
Seulement parfois. Les jours de fêtes nationales. Aux dates des commémorations fleuries. Et encore… La caméra de Ruth Zylberman nous suggère tout d’abord cela : notre inattention symptomatique au monde. Elle ne s’attarde pas sur ces bouts de marbre carrés, gravés plus ou moins distinctement, perchés plus ou moins judicieusement… Comme une mémoire qui flanche, les plans s’enchaînent vacillants, glissants. Et, tout à coup, ils s’immobilisent. Nous suggérant alors qu’il est possible de s’arrêter, d’observer, de poser un œil nouveau sur le monde. Et d’être ému. Cette leçon de regard pourrait suffire en soi. Point final.
Mais Paris-fantômes soulève d’autres interrogations, d’autres pistes. Ruth Zylberman les aborde en allant à la rencontre de ceux qui vivent de, par et pour ces plaques commémoratives qu’on ne regardait pas. Un champ social avec ses acteurs, ses règles et ses enjeux propres. I y a monsieur le fonctionnaire de la préfecture chargé de recevoir, puis d’accepter ou de refuser les demandes d’apposition de plaques – producteur officiel, donc, de «sans-plaques»; monsieur le marbrier qui se souvient de la Libération, période de fécondité intense dans la vie de la plaque commémorative ; la famille ou les proches de ceux qui « ont séjourné. », « ont été tués », « ont composé…»; les admirateurs infatigables d’artistes jamais réédités, jamais représentés, jamais interprétés… mais toujours suspendus aux murs de leurs anciennes habitations ; messieurs les salariés des Jardins de la Ville de Paris qui fleurissent consciencieusement la mémoire des morts, etc.
Parmi ces personnages croisés, les familles et les admirateurs révèlent leur intimité, leurs blessures secrètes et toute leur poésie intérieure. Ces sentinelles des noms oubliés, comme les appelle Ruth Zylberman, émeuvent par leur acharnement à reconstruire la mémoire d’un aïeul ou d’une connaissance et, surtout, à la partager et la transmettre. Sans eux, les plaques ne verraient pas le jour. Les plus bouleversantes de ces rencontres restent celles d’Adi Fuchs – qui défend la mémoire des enfants juifs déportés – et de Léon Feferman – frère de Maurice, abattu en 1941 pour acte de résistance. Sans doute leur souci de conserver les traces d’une histoire singulière nous apparaît-il le plus évidemment légitime : la singularité est ici reliée à l’Histoire, à la restauration de la démocratie, à l’identité nationale, aux idéaux républicains. De même, les hommages aux figures illustres nous semblent aller de soi. Proust, Déroulède, Daudet…: les noms propres marquants doivent marquer la pierre pour marquer les esprits. Soit.
Ruth Zylberman retient cependant notre attention avec des cas plus problématiques. Sans entrer dans le détail, par les seules images d’étonnement de passants, elle nous met la puce à l’oreille. Un jour, la préfecture de police de Paris a autorisé l’accrochage d’une plaque mentionnant: « Ici habitait M. Smoluchowski. 1895-1896 » (sic). Pourquoi offre-t-on à l’œil public de tels inconnus, sans information supplémentaire, sans contexte, sans souci de partage ? Pourquoi marquer la ville du sceau d’un mort dont on ne rappelle pas ce qu’il a apporté à la « communauté
citoyenne »? Pourquoi l’État, pour le dire autrement, accepte-t-il l’appropriation privée de l’espace public ? Est-ce un détail ou bien l’une de ces petites démissions du pouvoir politique qui s’ajoutent à d’autres, de celles qui détricotent subrepticement le lien social ?
La réalisatrice ne pose pas ces questions explicitement. Son propos – le texte qu’elle lit – est davantage lyrique et philosophique qu’analytique et sociologique. Tout l’intérêt du film réside dans le télescopage de ces deux omniprésences: l’explicite de la parole et l’implicite du politique. Comme si le politique ne pouvait plus apparaître qu’implicitement pour être questionné dans ses fondements les plus essentiels, dans ses décisions aux conséquences les plus concrètes, dans sa légitimité même. Comme si la critique du pouvoir de l’État – dont la centralité est trop souvent minorée par ses défenseurs et majorée par les tenants du « néo-libéralisme » – ne pouvait plus apparaître qu’en creux pour être recevable et surtout efficace.
Autour d’un objet qui pouvait sembler a priori anodin, la plaque commémorative, s’agrège donc un ensemble de fantômes : nous-mêmes, les « bienfaiteurs de l’humanité » qui nous ancrent dans l’Histoire, les sentinelles de la mémoire qui sont les derniers passeurs entre les vivants et les morts, l’État dont la légitimité se floute à force de brader ses responsabilités… Ruth Zylberman a le don de voir les fantômes. A nous d’apprendre à les regarder…
Sébastien Galceran