Immortels

Dans le sous-sol d’une gare, un vieil homme attend. La voix-off de la réalisatrice annonce : « En mars 2001, mon père me fait venir de Paris pour une affaire nous concernant tous. Il a besoin d’un avis ». Pour filmer l’enjeu de ce voyage, Annette Dutertre fait le choix d’une mise en scène discrète et minimaliste dont se dégage un sentiment d’immersion, comme si cela allait de soi, que l’on puisse « être avec », se sentir à l’aise. Et pourtant, il s’agit de se préparer à la mort de ses parents. Or, comme le dit le père, parler de la mort « c’est tabou ». On était donc loin de s’attendre à une atmosphère pudique et dénuée de pathos. Première surprise.

Autre surprise : le film s’intitule Voyage express au Mans et il est tout le contraire de la précipitation, comme en témoigne la tendance aux plans-séquence. Ainsi, le film révèle tout le sens et l’importance de la mise à distance, non pas comme déni, mais comme acceptation de la nécessité de réfléchir lorsque la vie nous confronte à une situation difficile. Annette Dutertre, prend le contre-pied d’une fuite en avant qui risquerait de réactiver des conflits jusque-là enfouis et de donner lieu à des passages à l’acte inconsidérés. Face à la fatalité de la mort, avec l’aide de son père, la réalisatrice suggère d’anticiper.

Évidence ? La société contemporaine aurait plutôt tendance à nous distraire de la prise en compte bien « réelle » de la mort en nous séparant de la vieillesse et de la maladie par d’étanches cloisons, en nous faisant confondre les vrais morts avec les morts fictionnels. Freud, en 1915 déjà, ne s’y trompait pas. Il relevait que nous avons beau reconnaître l’évidence de la mort, nous avons tout aussi bien tendance à la « mettre de côté, à l’éliminer de la vie », selon la formule propre à la dénégation : « Je sais bien mais quand même ». Si la mort nous était présentée de façon brute, elle serait par conséquent inacceptable. Le Voyage express au Mans vient, par sa simplicité et sa franchise, à contre-courant du spectacle travaillant à éloigner la mort, et tient compte de l’ambivalence de notre fonctionnement psychique. Rien de merveilleux, juste la mise en valeur d’une parole, souvent pleine d’humour et de petits gestes, dessinant une transmission filiale à l’œuvre. Au cœur de cet échange, les projections imaginaires du père et le rituel symbolique qu’il met en place pour se préparer à la mort. Quand la croyance religieuse n’a plus de poids, il s’agit de s’inventer d’autres histoires : la possibilité de parler avec ses voisins de cimetière ou d’être situé du bon côté du soleil… Mais pour que la croyance devienne tangible, elle se devait encore d’être partagée et entérinée par des actes et des traces significatives : visites cérémonielles au cimetière et aux pompes funèbres, choix de la pierre tombale. Dans la dernière séquence où Annette et ses parents sont réunis, la mère – qui refuse de parler de la mort – rappelle que c’est une tradition dans la famille que les pères s’occupent des formalités avant de mourir plutôt que d’encombrer leurs enfants. Ici, faisant figure de femme forte, c’est Annette Dutertre qui relaie les intentions de son père à sa famille. Elle égrènera fidèlement les propos paternels mettant ainsi en valeur l’importance symbolique de la répétition des mêmes mots. Au travers du film, elle nous offre aussi une possibilité d’apprivoiser la mort. Mais réaliser ce film n’était-ce pas surtout une façon pour elle de rendre ses parents immortels tout en acceptant qu’ils partent ?

Christelle Méaglia