« Il fallait que je sois très vigilant pour ne pas me faire avoir. »

Placés sous l’autorité du Guide de la Révolution islamique, les bassidji sont au cœur du système répressif iranien. Au-delà des fantasmes et des peurs qu’ils déclenchent, Mehran Tamadon les a rencontrés…

Comment avez-vous présenté le projet aux personnages du film ?

Je leur ai dit que j’aurais pu faire un film sur eux sans leur demander leur avis, mais j’ai proposé que, pour une fois, ils aient la possibilité de répondre. Ils ont dit d’accord. On peut avoir peur d’eux, mais il ne faut pas que cela soit un fantasme. L’idée était de dépasser ce fantasme-là et de préciser de qui il s’agit, à qui on a affaire. On n’a pas d’autres possibilités que d’aller leur parler, parce que, sinon, on est foutu. Par contre, il faut faire attention à ne pas cautionner des choses horribles. Il fallait que je sois très vigilant pour ne pas me faire avoir.

En quoi le fait d’être un Iranien de la diaspora a-t-il influencé votre film ?

Ayant grandi en France, je n’ai pas été à l’école religieuse. Quand je leur pose des questions, je ne connais vraiment pas les réponses. Ce n’est pas un film militant. Je ne voulais pas prendre les gens pour des cons. Je me disais : si ces hommes-là croient à ce qu’ils font – et ils sont intelligents –, il doit y avoir une raison. J’ai essayé de savoir pourquoi ils continuent d’y croire malgré les contradictions que nous y voyons, de voir si le doute existe. Ce film pour moi est un jeu d’échecs avec eux. Si j’étais un mauvais joueur, j’aurais pu changer des pions au montage. Mon premier parti pris était que la critique devait être faite au tournage, et pas au montage. Ils m’ont fait confiance, mais ils ont aussi omis des choses pour me convaincre et convaincre le spectateur.

Les personnages ont-ils déjà vu le film ?

Ils ont vu une très longue première version. Avec Malek-Kandi, nous nous sommes engueulés sur un passage du début. Je lui ai expliqué que j’avais un devoir moral de lui montrer le film, parce qu’il est très exposé, mais que cela ne signifiait pas que j’enlèverais tout ce qui ne lui plaisait pas. Tout a été négocié, discuté avec eux. À la fin de cette projection, il avait l’impression que je l’avais piégé. Comme je trouvais qu’il était injuste, je lui ai demandé s’il pourrait, par exemple, montrer le film à son père. Il a réfléchi puis il m’a dit oui. Ceci dit, dans la version finale, je suis sûr qu’il ne va pas aimer qu’on termine sur lui en train de « fermer le store » : dans la dernière scène, je veux lui poser une question, mais il me coupe. Il me dit que je parle trop. Depuis le début, il savait que tout ce qui était dit au tournage pouvait aller dans l’espace public, mais là, il ne cherchait plus seulement à bien répondre, il m’empêchait de poser la question. Ce plan a été le dernier du tournage : j’étais arrivé à la limite que j’attendais.

Réaliser ce film vous a-t-il fait voir différemment les bassidji ?

Je comprends mieux leur mode de fonctionnement maintenant, leur complexité. Par exemple, Rouzgard – qui est un haut responsable des bassidji et aussi le directeur de l’exposition sur la guerre qui apparaît dans le film – m’a félicité : pour lui, les questions que j’avais posées aux employés du musée leur ont ouvert des portes qui ne vont jamais se fermer. Je lui ai quand même rappelé que le fait de poser ces questions avait eu pour conséquence la confiscation de ma caméra et de mes cassettes, mon arrestation par les Gardiens de la Révolution et le risque d’aller en prison ! Mais il répétait : « Ce n’est pas grave, ce n’est pas grave. Si les gens ne prennent pas de risques, la société ne changera pas. » J’ai pensé : cet homme-là est en dehors du système, il est prêt à le remettre en question. Après, je me suis rendu compte que cela faisait partie du système : ils attendent qu’on pose des questions… parce qu’ils ont toujours la réponse ! Suite à la question, ils rentrent dans une logique et ils vous coincent, comme dans la scène avec le mollah. C’est vraiment une religion de la raison, elle est toujours présente.

Pouvez-vous nous parler du dispositif de la deuxième partie du film où vous êtes face à face avec les quatre personnages ?

Je l’ai conçu et filmé comme un procès, comme si je créais un espace avec mes propres lois. Puis je les ai obligé à rentrer à l’intérieur de ces règles. Ils les ont respectées : cela signifie qu’ils sont capables de respecter d’autres règles que les leurs, qu’ils sont capables de répondre à quelqu’un en dehors de leur système religieux.

Pensez-vous à une suite pour ce film ?

Je voudrais continuer à travailler avec eux. Malek-Kandi est quelqu’un qui m’aime beaucoup et c’est réciproque. C’est un personnage à la fois impressionnant, qui fait peur et, en même temps, attachant. Un peu à l’image de la République Islamique. Je voulais, par exemple, faire venir mes personnages en France et que ce soit eux qui me posent des questions. Mais, depuis la réélection controversée d’Ahmadinejad c’est foutu. Je ne sais pas comment la situation en Iran va évoluer. Mon projet s’inscrivait dans une envie de réforme qui était vue par beaucoup d’Iraniens comme la seule solution. Je ne sais pas ce que les autres pensent maintenant, mais cela ne me paraît plus possible : ceux qui sont au pouvoir se durcissent et mettent en prison tous les réformateurs…

Avez-vous des nouvelles de vos personnages depuis l’élection et les conflits qui ont suivi ?

Quand j’ai appelé Mohammad, le jeune, il était très excité : « On ne va pas les laisser faire, on a gagné les élections, il n’y a pas eu de triche. » Je lui ai demandé qui étaient les contestataires et il m’a répondu que c’était « des voyous, arâzel ». Sauf qu’il ne savait pas encore qu’ils étaient deux ou trois millions. Rouzgard, lui, m’a dit : « C’est vraiment super ce qui se passe. Ne t’inquiètes pas, tout va bien. » Après, la ligne a coupé. Je ne sais pas s’il était réellement content que les gens réagissent enfin ou s’il cherchait à éviter la question. Je n’ai pas parlé avec Malek-Kandi, mais je pense qu’il est très déçu par la tournure que les événements ont pris. Tel que je le connais, je crois qu’il n’agit pas, il ne fait que regarder. À mon avis, il pense que les bassidji agissent mal, qu’Ahmadinejad a tort. Mais s’il voit que la République Islamique est en danger, il se dira : tant pis, même si on se trompe, il faut quand même la défendre. Et il sortira. Pour nous tuer. Nous arrêter. Et je pense qu’il y a beaucoup de gens comme lui.

Propos recueillis par Mahsa Karampour et Flavia Tavares.