Précédant l’image, une pulsation sourde jaillit du noir de l’écran, régulière comme un métronome, comme une antique locomotive. Ce son lancinant fait office de continuo, de basse continue, et instaure le rythme presque hypnotique de ce film sans parole, étrange et dérangeant. En plans fixes et rapprochés, les enfants psychotiques d’un établissement spécialisé se succèdent à l’image. L’un après l’autre, ils se livrent à ce que l’on suppose être leur occupation principale : la répétition d’un même geste à l’infini, accompagné du son qui lui est propre. Un plan/un enfant, un son/une image : tout fonctionne en apparence sur le mode binaire, comme si, dans ce monde-là, rien d’autre n’était compréhensible, audible. Cela peut être un balancement compulsif de la tête associé à une mélopée ininterrompue et monocorde, un vrombissement de la bouche accompagnant un va-et-vient saccadé du corps, une main passée dans les cheveux, une fois, deux fois, vingt fois, dans un murmure presque inaudible.
Parfois le silence s’impose dans la séquence ; parfois l’image s’accompagne du son émis par un autre enfant, hors champ. Cette superposition décalée du son et de l’image élabore un contrepoint subtil : un son quitte une image pour en rejoindre une autre, qui va elle-même générer un autre son qui rattrapera une autre image, leur combinaison constituant une harmonie fugace immédiatement remplacée par une dissonance. Le montage établit ainsi un lien entre ces enfants seuls face à la caméra, enfermés dans une bulle affective et corporelle dont les parois résonnent de leurs coups.
Tel est en effet le propos du film : donner à voir et à entendre une façon d’être au monde et souligner l’inutilité, en ce lieu, du langage parlé. Pas de mots, pas de concepts abstraits : bruits et mouvements tiennent lieu de signifiant et signifié, d’actes et de pensée, de parole et de silence. Puisque c’est ainsi que ces enfants vivent, c’est ainsi que la caméra et le micro les accompagnent, épousent leurs corps, leurs gestes et leur voix. En captant et superposant ces gestes rituels, les réalisateurs tentent de rendre perceptible le monde intérieur de chaque enfant. De révéler, surtout, l’aspect infiniment sensoriel de leur « langage » en les filmant de dos, figures mystérieuses, de face, en très gros plan sur leurs yeux, leur bouche, leur main, en s’arrêtant sur un pied qui talonne le sol. Produire un son pour l’entendre et le réentendre, se confronter encore et toujours à la dureté d’un mur : vérifier ainsi l’existence d’un monde hors de soi et conjurer la peur. Témoignent également de ce rapport sensoriel au monde, en contrechamp, les plans extérieurs des éléments naturels : le vent qui fait bruisser les feuilles des arbres, les fleurs qui frissonnent sur un rebord de fenêtre, le clapotis de l’eau du bain…
Est-il possible pour les enfants autistes de sortir de leur monde intérieur ? En éprouvent-ils seulement le désir ? Comment savoir si les comportements visibles à l’écran ne résultent pas d’une réaction idiosyncrasique à la présence forcément dérangeante – effrayante, peut-être – du micro, de la caméra et des réalisateurs, aussi discrets soient-ils ? Dans une rupture inattendue de la répétition désespérante du geste et du son, un garçon arrête soudain de frapper le mur de sa chaussure, se retourne et la lance en l’air (en direction de la caméra ?). Le micro capte alors un rire dont on ne peut dire s’il est libérateur ou provocateur, s’il est ou non dirigé vers celui qui filme. Dans le plan suivant, le rire d’une fillette le remplace, écho inquiétant. Puis ce sont les notes de la berceuse de Mozart égrenées par la boîte à musique qui semblent, un instant, changer les balancements saccadés en timides ébauches de danses, donner d’infimes étincelles aux regards vides et des esquisses de sourires aux visages. Ces excursions « au dehors » ne font, en définitive, que nous renvoyer à notre impuissance à pénétrer dans la « forteresse », et cèdent très vite la place au perpétuel mouvement, à la pulsion originelle, à la vie ordinaire dans le monde solitaire de ces enfants-là.
Isabelle Péhourtica