Interview de Christophe Loizillon à propos de ses films
Filmer et enregistrer, dans le processus de création, la part qui ne relève pas du visible, telle est l’une des problématiques de Christophe Loizillon. Mais son travail déborde le champ documentaire, puisque Christophe Loizillon réalise aussi courts et longs métrages de fiction. Une œuvre « à la frontière », donc.
Que rencontres-tu lorsque tu filmes ?
Je dis toujours que c’est idiot de faire des films sur le travail des artistes. Pourquoi coller une autre couche ? J’essaye de comprendre pourquoi des types se lèvent tous les matins et pensent qu’ils vont transformer le monde. Il y a aussi cette envie, peut être idiote mais très importante, de partager cette connaissance et cet amour du travail des artistes avec un public. J’essaie de montrer le travail simplement, sans aucun commentaire ni interprétation. Après c’est plus compliqué que ça. Quand je fais des documentaires, j’ai l’impression de faire beaucoup plus de la fiction et inversement. Quand je filme un artiste au travail, est-ce que c’est une histoire ? Je pense qu’il y a quelque chose d’un peu inconscient dans ma manière de filmer qui fait que je me pose la question de savoir si les artistes que je filme existent ou pas. Est-ce que ce ne sont pas des êtres de pure fiction que je filme, en tout cas que je raconte, comme si je les avais rêvés ?
Quand tu vas voir un artiste, sais-tu exactement ce que tu vas filmer ou lui demander ? Le diriges-tu comme tu dirigerais un acteur ou est-ce que cela se passe de manière différente ?
Effectivement, j’écris en général avec un scénariste qui ne connaît pas l’artiste, c’est donc à moi de le convaincre plan par plan. Je lui raconte une histoire et il voit si elle tient ou pas. De toute façon, tous les artistes se prêtent au jeu. Opalka est tellement lui-même dans une mise en scène de son travail qu’ il y avait (déjà) un rituel à filmer. Il est déjà prodigieusement un être de fiction.
La trame avec Leroy était-elle plus lâche ? Avait-il plus de résistance à intégrer un personnage de fiction que ne l’a fait Opalka ?
Leroy ne voulait pas faire de film au début et j’ai mis deux ans à le convaincre. C’est un film plus strictement documentaire qui intègre le travail vidéo de sa femme. Eugène, son histoire, on ne peut pas la raconter comme ça. Par contre, j’ai compris très vite qu’on pouvait raconter celle d’Opalka. Quand je suis allé le voir, j’ai compris qu’il allait passer les quatre millions et que là se trouvait le nœud de fiction. Tout le film est construit autour de ça : un moment à la fois dérisoire et très important pour lui. Georges Rousse, je le voyais un peu comme un magicien des lieux. Quelqu’un qui les transforme. Morellet, avec ses petites saynètes… ça racontait aussi des histoires.
On a l’impression que c’est plus l’histoire qui t’intéresse que le fait de montrer ou de représenter l’œuvre.
La base c’est que les gens comprennent le travail de l’artiste. Quelque fois je ne le fais pas très bien, comme dans le Georges Rousse. Le film tient parce qu’il y a une magie. Mais tout ce que je vous raconte sur la fiction n’empêche pas de voir mes films comme des documentaires. Je pense que sur Opalka, il n’y a pas plus documentaire que mon film : il ne donne pas d’interprétation de son travail, il en donne les clefs.
En terme de tournage, est-ce qu’il y a un dispositif particulier ou des règles communes à tous les films?
J’ai du mal à parler d’un dispositif. Je le trouve à chaque fois mais il n’est jamais le même. Il y a un grand respect de l’œuvre. Je ne sais pas si je la sacralise. J’ai une caméra qui est très souvent sur pied, qui regarde, ne bouge pas beaucoup, qui est en observation ou en contemplation. J’essaye d’être le plus en retrait. Il faut aller vraiment au fond du travail d’un artiste pour le filmer le plus simplement possible. Ce qui m’intéresse c’est d’être dans le partage, dans une volonté de communier. Godard dit que le cinéma est un transport en commun. J’aimerais faire du transport en commun sur des artistes et sur d’autres films.
Il y a une idée qui traverse tes films, celle d’enregistrer le rituel.
Je suis fasciné par ce rituel. C’est lié à mon éducation religieuse. On peut dire qu’Opalka, avec ses petits pots, c’est comme une messe. Il y a des images religieuses là dedans c’est clair, car je pense que les artistes ont à voir avec le religieux (le sacré ?). Ce que je retrouve dans une salle de cinéma est équivalent à ce que je trouve dans une église ou dans un musée : du recueillement, de la solitude, de la communion. J’essaye de filmer ce qu’il y a avant l’acte de création. Les rituels sont les prémisses de l’acte, comme on aime bien filmer les rituels amoureux. Mais c’est inconscient. Et puis je pense qu’un artiste c’est essentiellement du silence, de la solitude, qu’il s’entoure de rituels parce que c’est indispensable et que moi-même, en tant que cinéaste, je sais ce que c’est que le rituel. Pour le film d’Opalka quand je comprends qu’il va passer aux quatre millions, il faut que j’ai ce travelling qui est une partie fondamentale du film, le moyen d’arriver au cœur de son œuvre. Tout mon problème de cinéaste est alors de m’entourer d’une équipe qui sait résoudre ce problème technique. Quand j’ai résolu ça, c’est bon.
Ce travelling répond donc à une de tes problématiques.
Oui, mais la question reste de savoir comment raconter l’œuvre le mieux possible, en silence, et en restant dans le rituel. Il faut donc que ce soit écrit, que ce soit très pensé. En général on met une caméra, un micro, on dit à un artiste « comment vous faites ? ». Ceci ne m’intéresse pas car je veux faire du cinéma. Par rapport au travelling sur les quatre millions, ce qu’il y a d’intéressant c’est que, à un moment donné, il y a un plan de quatre minutes qui ne donne pas plus d’informations que les autres. On voit un type qui compte, mais ça on le sait déjà depuis treize minutes. Cependant, quelque part, on filme de la pensée, on accompagne une pensée et je sais qu’à ce moment-là le spectateur pense aussi. Quelque chose se passe. J’essaye de m’éloigner le plus possible d’un cinéma qui ne donnerait que de l’information visuelle ou plutôt, j’essaie qu’à un moment donné mes films n’aient plus d’information visuelle, me laissent le temps de penser.
Propos recueillis par Manuel Briot et Éric Vidal