Comment les mutations du travail, vues par la télévision, rendent-elles compte de l’évolution de celle-ci ? Voici la formulation possible d’une question qui peut accompagner la vision de l’ensemble des films présentés.
La première période concerne des films réalisés des années cinquante jusqu’à la fin des années soixante. Il y est beaucoup question de « progrès », un progrès qui paradoxalement exclut totalement l’ouvrier du processus de fabrication où seule la performance technologique compte. Présentée comme le fer de lance du développement économique de la nation, c’est celle-ci qui doit permettre au pays de se reconstruire pour retrouver une identité perdue durant les années d’occupation. Peut-être faut-il aussi y voir une volonté de réhabilitation de la part d’un patronat à l’image écornée durant cette période sombre de notre histoire. Cadres supérieurs, ingénieurs et chefs d’entreprises présentent à une population subjuguée par le petit écran les nouveaux sésames de la compétitivité : rationalisation et automation du travail (Régie Renault 200 à l’heure). Dans ce film, la télévision est là pour la première fois sur une chaîne de montage, comme un enfant devant son premier train électrique si fascinée qu’elle en oublie les hommes. De temps à autre une main, une épaule, un pied traversent le cadre, mais ces parties de corps apparaissent furtivement et de manière fortuite. Si l’homme est filmé, c’est au même plan que la machine. Étudié, décortiqué comme un rat de laboratoire.
Quand la télévision ne fait pas l’apologie du progrès, elle relègue le travailleur au registre du patrimoine national, invitant le pays à partager une journée en sa compagnie (Une famille de mineurs…). Le film Celles qui travaillent, quant à lui, tente de démontrer que le travail est avant tout, sur l’échiquier social, un formidable outil d’émancipation pour un grand nombre de femmes.
Les années soixante-dix marquent le début d’une nouvelle ère dans la représentation du travail. C’est le temps de la parole, de la revendication et des remises en cause. Un des questionnements fondamentaux qui traversent la société de l’époque se retrouve aussi à la télévision : la place de l’homme dans la société. Le ton change, avec l’apparition de paroles d’hommes et de femmes, très souvent en lutte contre un patron, des idées ou un système. L’outil de travail est menacé, c’est le début de la crise. C’est aussi le temps de la recherche de nouvelles formes cinématographiques (La Tête et les mains/Paroles de femmes).
Avec les années quatre-vingt, une nouvelle phase dans la représentation du travail se profile. Fini le temps des utopies, place au fatalisme et à la nostalgie (Ouvrière d’usine est peut-être le seul film à la frontière des deux périodes). La parole ouvrière n’intéresse plus, une autre émerge, celle des experts. Simultanément, le discours sur le progrès réapparaît (Outils modernes, idées neuves/La Révolution du travail). Mais ici, il n’est plus question de soulager l’homme d’un travail pénible, mais d’une – soi-disant – augmentation de son temps de loisirs. L’évolution technologique, par la nouvelle organisation du travail qu’elle impose, est ainsi présentée comme un atout au service de l’homme, contribution nécessaire à une amélioration de son bien-être. Mais ce qui se dessine derrière ces beaux arguments est bel et bien la crise du travail, avec son corollaire le chômage. Et paradoxalement, ces avancées technologiques qui sont aussi l’une des causes de la diminution de l’emploi, sont présentées comme la seule arme capable d’enrayer le mal. Comme pour la période d’après guerre, le progrès est toujours là pour le bien de l’humanité.
Dans le même temps, la télévision se détache peu à peu des formes empruntées au cinéma. C’est l’apparition des reportages. Le rythme du montage s’accélère, il n’y a plus de temps pour la parole. Qu’importe l’ivresse pourvu qu’on ait le flacon.
Ainsi depuis cinquante ans, la télévision montre le progrès technique, le progrès social, l’organisation du travail dans la société, le non-travail et le non-emploi, sans pour autant réussir à filmer le travail, mais seulement les mutations de quelques éléments constitutifs de celui-ci.
Mais ces films nous en apprennent beaucoup plus sur les changements de cette télévision qui, dans sa façon de filmer, a intimement accompagné les évolutions de la société et le regard que cette dernière porte sur le travail. Depuis les transformations sociales et culturelles des années soixante-dix (bien qu’elle soit, avant tout, restée « la voix de son maître ») jusqu’à l’avènement de « la pensée unique » d’aujourd’hui.
Pour mieux rendre compte de ces mutations, une plus grande liberté de regard et d’actions lui seraient nécessaire. Elles lui ont trop souvent manqué.
Arnaud Soulier