Sylvain George ne fait pas des films pour faire des films, rien de plus éloigné de ce cinéaste qu’un joli plan compassionnel sur la misère : son cinéma est militant. Son ambition est de concilier une exigence politique, éthique et artistique en vue de provoquer une rencontre avec le monde. Depuis quelques années, Sylvain George travaille sur un long métrage documentaire en deux volets : Des figures de guerre (qu’ils reposent en révolte). Le premier traitera des conséquences des politiques européennes d’immigration sur les immigrés eux-mêmes ; le second portera sur le mouvement social de défense des immigrés et de leurs conditions. En tournant Des figures de guerre…, le réalisateur côtoie les collectifs de sans-papiers et réalise en parallèle des films dont il souhaite qu’ils servent d’outil de sensibilisation, d’une façon très concrète, voire didactique, et œuvrent à la mobilisation sociale. Il réalise ainsi No Border, Un homme idéal et N’entre pas sans violence dans la nuit.
Dans ces films, les éléments cinématographiques ne restent pas sagement à leur place assignée. Le cinéaste les détourne de leurs fonctions pour maintenir le spectateur en constant éveil. L’utilisation de ralentis, les citations littéraires qui apparaissent en intertitre, l’image retravaillée ou grossie afin de mettre en exergue un détail, les temps de silence, tous ces processus participent pleinement de l’élaboration d’un nouveau regard sur les situations abordées. Tout comme les positions politiques, le point de vue formel est affirmé.
Ce qui frappe d’abord, c’est la volonté de distanciation par rapport à l’inflation d’images diffusées dans les médias « dominants ». Cette distanciation s’opère par l’usage du noir et blanc, mais aussi par tout un travail sur la « matière cinéma ». Dans Un homme idéal, Sylvain George utilise un téléphone portable pour filmer. Par la proximité et la légèreté de ce dispositif, il instaure un rapport d’intimité, une relation frontale avec Monsieur K., un sans-papiers qui nous délivre son parcours par fragments. Une empathie se crée : lorsque Monsieur K. traverse un pont sur la Seine et croise des policiers armés de mitraillettes, le spectateur partage son angoisse quotidienne d’être arrêté. Un bref moment, les images se ralentissent, la bande sonore se fait silencieuse. Aux battements de cœur de Monsieur K. se substituent alors les nôtres.
Dans une autre séquence tournée chez Monsieur K., le volume du journal télévisé envahit l’espace : dans un reportage, un témoin décrit la suffocation d’immigrés retrouvés dans un container. Muni de son téléphone, Sylvain George se réapproprie ces images. Le resserrement du cadre transforme progressivement les images d’actualité en une mosaïque de couleurs presque abstraite. En contrepoint, la bande son fragmentée isole les expressions les plus violentes, soulignant ainsi la brutalité des faits commentés. La situation de Monsieur K. fait alors écho à ce drame. Collé à l’écran, on étouffe.
En donnant une texture d’archives aux images contemporaines, le cinéaste arrache les événements à l’actualité et les fait entrer en résonance avec l’Histoire. Cette façon de convoquer d’autres événements historiques peut susciter beaucoup de controverses, en particulier pour N’entre pas sans violence dans la nuit. Le film s’ouvre sur un fond sonore de percussions, un chant envoûtant1 et des images de cars de police lors d’une arrestation de sans-papiers dans le quartier Château d’Eau, à Paris, en 2005. Alors que l’on voit policiers et habitants du quartier se toiser, la tension est palpable. Les témoignages parlent explicitement d’une rafle, tandis que le travail sur la matière de l’image met en résonance ces faits avec d’autres rafles.
Le réalisateur filme, en contre-plongée, un policier qui l’interpelle pour contrôler sa carte de presse.
Stature dominante sur un fond de ciel, le plan du CRS évoque, le temps d’une image, l’esthétique des films de propagande, et renvoie à d’autres figures de l’Autorité, d’autres incarnations de la Répression.
En filmant les réactions d’opposition des riverains et des passants qui s’attroupent, leurs protestations, leur révolte face aux arrestations et leur communion, enfin, qui fait fuir les cars de police, le cinéaste établit un lien direct avec le mouvement des Black Panthers et toutes les révolutions de l’Histoire, des plus ténues aux plus emblématiques : le soulèvement des esclaves de Spartacus, la Commune de Paris… Loin de la seule dénonciation politique, Sylvain George ouvre un temps aux « sans-paroles » et recueille leurs dis cours. « Y’en a parmi nous ici qui ont fait la guerre au pays, y’a même des rebelles qui sont là. Mais on se calme pour les papiers… » Cette parole d’un manifestant à l’adresse de la caméra nous rappelle les guerres qui déchirent le continent africain, le ravage des machettes et les causes de l’exil.
Tous ces partis pris stylistiques permettent au réalisateur d’appréhender l’Histoire dans une autre forme de temporalité : les moments historiques se réfléchis- sent les uns les autres, entrent en correspondance, bousculent notre conscience. Philosophe de formation ayant travaillé sur les Thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin, Sylvain George en finit avec les précautions d’usage et pose les analogies entre les événements actuels et la barbarie d’hier dont, assoupis, nous nous croyions débarrassés.
Anita Jans
- Le titre de l’article est extrait du Manifeste et Journal de tournage de Sylvain George, à paraître.
- Freedom Now Suite de Max Roach et Abbey Lincoln, 1960.