Notre cause n’est sans doute pas toute blanche : mais la vôtre, de quelle couleur la voyez-vous ?
Francis Jeanson
Frères des frères. La répétition de ces deux mots qui se font échos résonne longtemps, évocation d’une fraternité extra-consanguine dont les liens n’en seraient que plus forts. Pourtant, à leur époque, ces français étaient désignés comme « porteurs de valises ». Là où à présent il y a chaleur et sympathie, il n’y avait qu’accusation et mépris, en un temps où le travail manuel n’était pas plus valorisé qu’aujourd’hui et qui plus est lorsque ces valises étaient celles des colonisés. Autres temps, autres mots. Pourtant, qui se rappelle aujourd’hui de ces hommes et de ces femmes ? Indéniablement ils font partie de cette « mémoire interdite » que constitue la guerre d’Algérie. Communistes, catholiques, trotskistes, libertaires, tiers-mondistes…, ils avaient créé des réseaux clandestins pour soutenir la guerre d’indépendance algérienne. Ils ne voulaient plus se contenter de pétitions, de déclarations, aussi leur aide fut concrète, matérielle, efficace. La clandestinité, l’exil, la prison, la désertion furent le prix de leur engagement. On apprend beaucoup sur l’action et le fonctionnement de ces réseaux et entrapercevant toutes les hésitations des partis de gauche à les soutenir, on prend également la mesure de leur isolement.
Le parti pris de ce documentaire est bien de restituer une parole tue. Les témoignages sont souvent filmés dans des lieux publics et très peu d’archives sont utilisées, comme si le réalisateur voulait ancrer ces histoires individuelles dans le présent, leur redonner une existence qui leur a été niée jusque là. En effet, après avoir fait figure de traîtres, très vite ils disparaissent d’une histoire à laquelle ils avaient pourtant participé. Cette histoire tellement sélective nous rappelle combien, par exemple, la date du 17 octobre 1961 (1) est oubliée alors que celle du 8 février 1962 (2) est connue de tous. Il nous semble que si les martyrs du 8 février enterrent l’horrible et culpabilisant souvenir du 17 octobre, il y a dans cette mémoire et dans cet oubli plus qu’une question de culpabilité. L’ignorance de ce qu’ont été les « frères des frères » relève de ce même oubli. Cette occultation implique différents niveaux, l’État, la classe politique et la société française dans leur ensemble. Ce constat fait, c’est sur les raisons de cette amnésie que l’on aimerait porter un début de réflexion. Il nous semble que si la culpabilité est un élément incontournable expliquant ce silence, il y a des enjeux du présent qui y contribuent également : les relations politiques et économiques entre les deux pays, l’importante communauté algérienne vivant en France, la génération d’hommes qui a été envoyée se battre et à qui on n’a jamais rendu de comptes…
En s’engageant aux côtés du FLN, ces hommes et ces femmes ont dérangé. Aujourd’hui où la guerre d’Algérie est toujours un tabou, ils dérangent encore. L’absence de films n’est finalement qu’une conséquence de cette histoire pleine de trous. En continuant à s’interdire une véritable réflexion politique sur cette guerre qui n’a jamais dit son nom, l’impasse sur la mémoire perdurera.
Sabrina Malek
- Manifestation algérienne à Paris, douze mille arrestations, des centaines de morts. L’histoire officielle n’en reconnaît que deux.
- Manifestation unitaire anti-OAS à Paris faisant huit morts français au métro Charonne.