Il fut un temps où la gauche attendait encore son tour, où AIDS était une faute d’orthographe, où la FM semblait inimaginable et le carré blanc à la télévision une évidence… C’était le tout début des années quatre-vingt. Lionel Soukaz achevait Ixe : OVNI esthétique, politique et sexuel. Face aux représentations sociales dominantes, il fallait en inventer de nouvelles. Il fallait rattraper le temps perdu. Il fallait, absolument. Le film synthétise bien l’ensemble des basculements qui travaillaient la société à cette époque. D’où vient pourtant qu’en 2002, il procure toujours le même sentiment de nécessité ?
Menacé d’interdiction totale, Ixe obtint finalement une simple interdiction aux mineurs. En 1981, la Commission de contrôle des films cinématographiques notait : « Ce film qui est une série ininterrompue de flashes, de spots, sur un fond musical souvent violent, et qui s’achève par un long ricanement fort pénible, est apparu à la Commission comme une provocation, et une agression systématiques. (…) La multiplication des flashes très rapides, souvent difficile ment compréhensibles, peut en outre être à l’origine d’effets tout à fait imprévisibles au niveau inconscient ».
Ironie de l’histoire (et de la permanence – relative – des structures sociales), ce jugement apparaît aujourd’hui encore totalement justifié… au sens où Ixe conserve tout son pouvoir de subversion. Le film de Soukaz peut en effet se lire – mais pas seulement – comme un pamphlet politique total. Pendant quarante-huit minutes, se confrontent, se superposent, se télescopent des images « visibles », celles que reproduisent les détenteurs de la parole légitime et qui reproduisent toujours le(s) Même(s)-le pape en balade, Jacques Chirac en débat, les matchs de football et de tennis, les scènes de guerre… – et des images « invisibles » jusqu’aux années 80 – un homme sodomise un autre homme, une seringue pénètre une veine, un homme se masturbe et jouit, un gode excite l’anus d’un chat… Même confrontation, superposition et télescopage dans le travail musical. Aucune gratuité dans cette accumulation quasi compulsive: les éléments n’ont de sens que retravaillés, mis en rapport les uns avec les autres, et inscrits dans un propos politique.
Lionel Soukaz ne se contente pas en effet d’opposer représentations sociales dominantes et dominées, il les recompose pour saper les bases de l’une et de l’autre. Pas d’idéalisation de l’homosexualité ou de la drogue, pas de dénonciation du pouvoir politique et religieux. Mais un regard désespéré sur un monde qui va dans le mur s’il ne parvient pas à interroger le concept même de pouvoir. Mais un regard inventif qui rejette les catégories socialement construites d’« homosexuel » et de « drogué » pour s’intéresser au désir brut et aux instincts. « L’objectif de tout mouvement de subversion symbolique, écrit le sociologue Pierre Bourdieu dans La Domination masculine, est d’opérer un travail de destruction et de construction symbolique visant à imposer de nouvelles catégories de perception et d’appréciation ». Dans Ixe, Lionel Soukaz atteint cette cible.
Exit les questions de l’obscénité, de la pornographie ou de la provocation. Peu importe qu’on justifie ensuite le propos du film ou non, l’essentiel nous semble être d’abord de le comprendre – au sens étymologique du terme : le prendre avec soi, le faire sien. Dans toute sa radicalité. Si Ixe procure la même impression de nécessité qu’en 1980, c’est qu’il se coltine l’essentiel: notre ordre symbolique dans ses dimensions politique,
Sébastien Galceran