« Cinema furioso »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Deuxième entretien de la série : Gian Vittorio Baldi.

Vos fictions donnent l’impression de saisir l’événement immédiat. Votre pratique antérieure du documentaire vous a-t-elle amené à rechercher cet effet et à rejeter les règles conventionnelles de la mise en scène ?

La question n’est pas de savoir si la part de construction de mes films est plus ou moins grande, puisque tout est construction, mais de déterminer la façon dont ce que je construis peut acquérir la plus grande force expressive possible, et traduire le mieux ma pensée, ma vision. Dans mes documentaires comme dans mes fictions, je travaille soigneusement la mise en scène, parfois même jusqu’à l’excès. Pour mon dernier film, Nevrijeme – Il Temporale, j’ai fait plus de deux mille dessins pour préparer le tournage. Tout simplement parce que je ne crois pas que le cinéma, qui est une façon de saisir le mouvement inhérent aux images, puisse saisir quoi que ce soit du réel, et doive même le faire.

Dès le manifeste que j’ai écrit en 1953, j’ai établi les principes qui me semblaient permettre le mieux cette « libération » du cinéma. Pour moi, le cinéma doit être réalisé d’un jet, dans l’instant, et renoncer le plus possible à la manipulation technique, à la « manie proustienne » des corrections, des reprises, des remaniements, etc. S’il y a bien un travail de mise en scène, il doit se faire en amont du tournage. On peut répéter les scènes avec les acteurs dans une fiction, convenir d’une mise en scène avec les personnages d’un documentaire, mais le moment où la caméra tourne doit être absolument unique, singulier, une situation dont on sait qu’elle ne se répétera jamais, un peu comme au théâtre. Pour moi, c’est la seule façon de saisir le mouvement de l’image et d’en exprimer l’intensité. Cette intensité-là donne au spectateur l’impression que je tourne dans l’instant où l’événement se produit, que tout est « réel » dans mes documentaires comme dans mes fictions.

Et ce parti pris s’exprime dans vos choix du son direct, de la lumière naturelle…

En utilisant de grands réflecteurs en aluminium, je peux me passer de l’éclairage artificiel. Même dans mon dernier film, très cher (rires), tourné à Sarajevo, j’ai utilisé cette technique. Au grand étonnement de mes producteurs ! Sur un tournage, c’est une pratique inhabituelle et très surprenante. Généralement, le directeur de la photographie installe les lampes avec une grande précision, jour/contre-jour, champ/contre-champ, et une fois l’exposition réglée, on ne touche plus à son travail d’orfèvre. C’est comme le cadrage : il reste identique, même si on peut toujours modifier un petit quelque chose bien sûr. Tandis qu’avec la lumière naturelle, tout change en permanence. Du premier cadre au second, tout est différent.  Chaque cadre est unique, impossible à répéter. C’est le même principe pour le son : l’utilisation du son direct, elle aussi, condense le temps de la réalisation.

Vous allez même jusqu’à renoncer d’utiliser le montage comme un moyen d’écriture ?

Je n’assiste jamais au montage. Pour moi, c’est une simple opération technique. Je laisse faire le monteur qui n’a qu’à coller les séquences les unes aux autres. Dans mes films, l’ordre de la réalisation est identique à l’ordre du récit et je garde la quasi-totalité de ce que j’ai filmé. Pour saisir ce que j’appelle la musique de l’image et son mouvement, il faut débarrasser la réalisation proprement dite de toute part de manipulation. J’ai réalisé Fuoco ! en seulement quatorze jours : il y a des erreurs, mais elles appartiennent au film. Le scénario est écrit à la manière d’une partition, d’une symphonie en quatre mouvements : le soir, la nuit, l’aube, le jour. Chacun de ces tempi se divise à son tour en trois, comme dans cette séquence où la femme de Mario essaye de s’approcher de lui avec tendresse : on passe de l’approche à l’amour en passant par le refus. L’exécution d’une partition ne permet pas la reprise ni la correction. Sans quoi on obtient tout sauf de la musique ! Je n’utilise jamais de musique dans mes films : pour moi, la musique, c’est l’image. La musique n’est pas seulement l’image, mais elle est dans l’image et elle est, dans l’image, l’image même. Un psychologue avait demandé aux spectateurs qui sortaient d’une projection de L’ultimo giorno di scuola, à Milan, ce qu’ils pensaient de la musique du film. Tous ont répondu qu’elle était très présente, et même furiosa !

Propos recueillis par Céline Leclère et Pierre Thévenin