Retrouver les noms de Pissarro et Picasso dans ce film est révélateur de la place qu’occupe l’œuvre de Cézanne dans l’histoire de la peinture : position charnière, elle est le véritable lien entre le xixe et le xxe siècle. Lues en voix off dans une tonalité grave et monocorde, ses lettres dessinent les grandes lignes de sa vie. Le conflit permanent avec son père, sa rupture avec Zola, les critiques virulentes dont il fût l’objet, autant de « traits brisés » qui jalonnent une existence dominée par le sentiment persistant de l’échec. Si la palette est lumineuse, ses mots ont le sombre éclat de la solitude. Et la musique, continue et lancinante, semble rappeler en s’étalant comme un long balayage sonore, la quête obsessionnelle du peintre : atteindre la vérité picturale.
« Arriverai-je au but si recherché ? » C’est en s’installant devant le motif qu’il cherchera la solution à toutes ses questions. Un motif qu’il explorera inlassablement, en l’épurant et le structurant, persuadé que la réponse se trouve dans la « mise en scène » des formes et des volumes. Certain que seule une construction pleinement maîtrisée pourra donner du sens à son œuvre, il consacrera à cet objectif la majeure partie de sa vie et seule la mort mettra un terme à cette recherche quasi mystique. Recherche d’une juste organisation des surfaces qui s’inscrit pratiquement dans une démarche rappelant le montage cinématographique.
Le personnage principal du film n’est finalement pas Cézanne lui-même mais la lumière de la campagne, cette lumière qui lutte avec l’ombre comme le peintre avec ses démons. Aix, l’Estaque, Marseille ou la montagne Sainte Victoire : paysages peints et paysages filmés s’intercalent dans d’élégants fondus enchaînés qui évoquent la pureté des transitions entre les couleurs du peintre. Ces harmonieux enchaînements de séquences, impressionnistes dans leurs agencements, sont le reflet exact de la volonté du peintre d’abolir les contours de ses formes.
C’est dans une promenade « atmosphérique » que nous emmènent Danielle Huillet et Jean-Marie Straub. Un voyage au rythme lent et mélodieux dans un univers où forme et fond rejoignent la dimension spirituelle de Cézanne.
Francis Laborie