Le fil du commentaire

Lussas. « Nous y voilà rendus ! » Cette année encore nous avons hésité jusqu’à la dernière minute, prétextant d’éventuelles destinations lointaines qui nous accapareraient pendant la même période. Plantés au cœur de l’Ardèche, nous avons choisi avec précaution un emplacement béni au camping de la Vierge, pour au réveil, trébucher sur les tendeurs voisins. Le HLM de la Vierge toujours plus prisé. Et l’on s’inquiète de la météo. Est-ce une année à orages ? La salle 3 a disparu ? Tombé du ciel, un chapiteau de cirque aux chatoyantes couleurs irradie jus- qu’aux collines alentour. Tout est en place, il ne manque que les images.

Lors du plein air inaugural, il nous faut patienter, le temps du discours du maire : « Nous pouvons dire toute notre fierté d’avoir ici des initiateurs de réflexion sur la vie du monde, une mise en œuvre de la pensée qui nous permet de rester des hommes debout face à cette société de l’avoir et des apparences . »

Puis c’est le défilé des bénévoles sur le podium. Ce monde dépend pour beaucoup des bonnes volontés. Le réalisateur transpire pauvrement quelques années sur le sujet qu’il veut mettre en lumière ; son film accompli se cherche un lieu de diffusion ; le spectateur n’aspire pas au repos. Et parlons un peu des programmateurs qui luttent contre des ersatz commerciaux : à 1056 kilomètres d’ici, certains investissent dans les festivals des enjeux qui ne devraient pas y être et exigent l’exclusivité d’un film.

Les hommes s’effacent, place au cinéma. Premières œuvres, deux films du master, bercés en Ardèche pendant un an. Syhem et Nu, deux regards très rapprochés sur des douleurs à surmonter : ecchymoses laissées par un désaveu familial et l’attente éprouvante d’une greffe qui n’aura pas lieu.

Puis l’inaugural long, Young Yakuza, incursion dans le crime organisé au goût de fiction et de procédés. Par une suite de questions qui se veulent anodines, le jeune yakuza lance comme par miracle la thématique des séquences… Le milieu refuse de se révéler, juste quelques impressions d’un Japon ancestral se heurtant à la modernité. Le parrain participe à sa mise en scène : « Avant, quand quelqu’un trahissait le clan, on lui coupait l’auriculaire. Impossible pour lui de trouver du travail. Aujourd’hui non, cela ne se fait plus, on parle. » Et dans un plan suivant, apparaît un auriculaire bandé…

Retrouvailles autour des zakouskis, produits du terroir, communion avant le marathon de films. Peut-on encore avoir soif d’images, saturés par une année d’élections, las de discours et d’images phagocytées par des armadas de « communicants » ? Il me vient l’envie d’un cinéma patient, où les réalisateurs attentifs au monde l’écoutent plus qu’ils ne le démontrent, tout en élaborant leur langage cinématographique.

Ce matin, je décide d’aborder le sujet de front et me rends à « Coupez ! », salle 1.

Anita Jans

Pendant ce temps, entendu à Lussas

« Je suis tunisienne, je voudrais juste parler de ce que je ressens dans mon pays. Ces documentaires que je viens voir à Lussas ou au FID à Marseille, je ne peux pas les voir dans mon pays, ni en Égypte ni en Algérie ni au Liban. Aujourd’hui les Wahabites, les Chiites ont compris l’importance de l’image, ils ont leurs propres chaînes de télévision. Notre paysage audiovisuel est en train de changer : Tous les Arabes regardent Al-Jazeera ou l’une des vingt-quatre chaînes coraniques. Des télévisions arabes commandent des documentaires qui réécrivent l’Histoire. Al-Jazeera a créé son festival de documentaire, c’est la deuxième édition cette année. Ils sont très forts ; ces gens-là ont compris. Il n’y a plus d’écoute, plus de regard. L’Europe ne s’intéresse plus à l’éducation du regard. C’est important pour nous de voir d’autres images. Et quand je regarde vos chaînes, TF1 ou France 2, je vois seulement deux minutes sur la guerre et ses centaines de morts et cinq minutes de reportage sur le bronzage. Vous n’êtes plus crédibles, et automatiquement toute une génération se tourne vers des chaînes qu’elle pense plus crédibles et qui passent en fait des images d’une autre propagande. Ce qu’un Européen voit à vingt-cinq ans sur le Liban ou la Libye, un Tunisien, lui, voit complètement autre chose. Ce sont deux mondes parallèles qui ne se rencontreront jamais, ne se parleront jamais et moi ça me fait peur. »

Intervention d’une festivalière lors de la conférence-débat avec Georges Corm, Parole sur le Liban / salle 1, lundi 21 août.

Édito

Cette seizième édition des États Généraux, la dixième pour Hors Champ, s’ouvre un an après le dur conflit des intermittents, conflit dont on mesure à peine les conséquences dramatiques, notamment sur le plan humain. Sur le front de la création documentaire en tant que telle, les nouvelles ne sont pas franchement meilleures. Malgré quelques succès incontestables en salle, les difficultés à produire des œuvres documentaires qui sortent des sentiers esthétiques (re)battus sont, elles, bien « réelles ». Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les « cases documentaires » proposées ces dernières années par les différentes chaînes publiques ou privées et d’évaluer l’étendue du désastre. Pour une fragile Lucarne en effet,

Hors Champ

combien de fenêtres insipides ? De fait, sans une université d’été comme Lussas, sans les festivals avec compétitions nationales et internationales, un certain nombre d’œuvres inédites ou hors normes (par leurs formes, leurs durées, leurs choix plastiques) resteraient quasiment invisibles. Inaudibles, aussi. Quelle télévision prendrait aujourd’hui le risque, pourtant minime, de diffuser des œuvres aussi sensibles ou percutantes que celles de Guy Gilles, d’Antti Peippo ou encore de José-Maria Berzosa, pour n’en citer que quelques-unes ? Dans ce contexte s’affirme ici et ailleurs, l’impératif collectif et individuel de sortir de « l’entre soi » pour lâcher prise et nous ouvrir à des états de matières, de couleurs, d’images et de sons qui reformulent sans cesse notre expérience de spectateur.

Éric Vidal pour l’équipe

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Ce texte est une proposition de position commune qui sera discutée et corrigée avec toute l’équipe qui assure, souvent bénévolement, le fonctionnement de ce festival, aujourd’hui à 13 h, au local prêté aux coordinations d’intermittents et précaires (la Maison du doc’).

Lussas, le 22 août 2003, 16h00

État d’urgence – contribution

Les coordinations d’intermittents du spectacle, le groupe du 24 juillet (composé de réalisateurs, techniciens et producteurs) et la direction des États Généraux Du Film Documentaire de Lussas ont décrété l’état d’urgence :

Le mouvement des salariés intermittents et des précaires a mis en lumière la dégradation des politiques sociales et culturelles. Le mépris dans lequel sont tenues les personnes et la culture participe d’une même logique qui affecte tout autant les professionnels du spectacle que les archéologues, les chercheurs, les enseignants, les chômeurs en fin de droit, et tous les autres précaires…

Au moment où la standardisation devient le modèle dominant, la signature du protocole révisant le régime d’assurance-chômage porte un coup fatal à ceux qui font vivre la création.

Dans le cadre des États Généraux Du Film Documentaire de Lussas, des groupes de réflexion se sont mis en place pour constituer une force de proposition Cependant, nous posons l’abrogation sans condition du protocole agréé par le gouvernement le 6 août, comme préalable à toute forme de négociation ou d’assises nationales du spectacle vivant.

Cette logique d’attribution de subventions discrétionnaires, et cette division, par secteurs, de l’audiovisuel et du spectacle vivant, ne peuvent se substituer à la question fondamentale des droits sociaux collectifs et à la définition d’une véritable politique culturelle. Nous nous engageons à tout mettre en œuvre pour obtenir ce retrait.


Tribune ouverte aux salariés et bénévoles des États Généraux du Film documentaire

Suite à l’assemblée générale des salariés et bénévoles des États Généraux du documentaire, il a été proposé l’appel suivant. L’assemblée générale n’ayant pu se prononcer sur ce texte, nous prenons l’initiative à titre individuel de le reprendre ici et nous vous invitons à le diffuser largement.

Appel de Lussas pour le maintien des annexes 8 et 10

Malgré la grève dans le spectacle vivant et l’annulation de nombre de festivals, – dont le plus prestigieux, celui d’Avignon –, le gouvernement a donné son agrément à l’accord du 26 juin 2003 concernant la « réforme » des annexes 8 et 10.

C’est pourquoi, nous, intermittents du spectacle, salariés ou bénévoles, œuvrant à l’organisation des États Généraux du documentaire de Lussas, réaffirmons notre opposition totale et indéfectible à la remise en cause de nos droits.

Nous exigeons :

  • Le retrait de l’agrément de l’accord du 26 juin
  • L’annulation du doublement de nos cotisations

De plus, nous adressons un appel à Messieurs Jean-Marc Blondel et Bernard Thibault pour qu’ils demandent à être reçus à Matignon, afin de réaffirmer nos revendications. Il en va de notre survie et de celle de la culture. Il en va du respect de nos droits de salariés et du code du travail.

Nous appelons tous nos collègues, salariés intermittents à signer cet appel que nous irons porter, en délégation, à la direction de la CGT et CGT-FO.

Nous prenons ici l’engagement solennel de poursuivre notre mobilisation jusqu’à satisfaction de nos revendications.

États généraux de Lussas, le 22 août 2003
Pascal Montagna, chef monteur, bénévole aux États généraux du Documentaire
Roland Biessy, technicien du spectacle vivant, salarié aux États généraux du Documentaire

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Les intermittents et précaires portent plainte pour faux

« La Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France annonce qu’« une plainte contre X… avec constitution de partie civile pour faits de faux en écriture privée » a été déposée, mardi 12 août, auprès du Tribunal de grande instance de Paris. Cette plainte repose sur deux avenants du protocole d’accord du 26 juin, qui définit le régime d’indemnisation des intermittents. « Le 8 juillet, plusieurs avenants ont été signés », explique Me Dominique Noguères, avocate de la coordination. « Deux ont été enregistrés à la DDTEFP – direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle – sous le même numéro, mais un article, qui porte sur la franchise, et une signature ne sont pas les mêmes. Tout laisse penser que l’un des avenants pourrait être postérieur au 8 juillet. » Il reviendra au juge d’instruction, qui devrait être nommé en septembre ou en octobre, de mener l’enquête. Si les résultats confirmaient les faits, « cela pourrait remettre en cause la validité de l’accord – ce qui ne manquerait pas de créer un joyeux bazar », conclut l’avocate des intermittents. »

Article paru dans Le Monde du 21 août


« Le cinéma est un instrument de classe, michel ! »

dit un membre du groupe Medvedkine à son collègue et ami Michel dans le magnifique film Lettre à mon ami Pol Cèbe.

Certains collègues et amis des coordinations d’intermittents et précaires considéraient avec nous que l’acceptation par la direction du festival de diffuser gratuitement et dans sa plus grande salle les films du groupe Medvedkine était peut-être le seul geste politique significatif des États généraux depuis leur ouverture. Mais cet acte était bien précaire, puisque sa rediffusion le jeudi 21 fut payante. Non pas que la direction du festival soit revenue sur ce choix, mais simplement parce que ses organisateurs n’y avaient pas pensé, tant ils étaient fatigués par le travail énorme, et souvent bénévole, qu’ils fournissent pour assurer le spectacle d’un bout à l’autre de ce festival.

La beauté des films du groupe Medvedkine ne vient pas d’une esthétique mais d’une pratique. Leurs films procèdent d’un désir, non pas de consommation de produits culturels, mais de pratiques quotidiennes, selon une nécessité appelée expérience, expérience immédiatement partageable par tous.

Ici, payer pour voir des films est la règle, la pratique naturelle. Même s’il s’agit de films agissant pour l’accès de tous à la culture, à la création, à la beauté. Comme si le désir de cinéma se limitait à la consommation de films de qualité.

Or n’est-il pas contradictoire de diffuser des films en lutte tout en défendant un art réservé à une élite solvable ? Tout en dénigrant sans cesse une sous-culture télévisuelle soi-disant réclamée par la majorité, afin de redéfinir et de défendre ce pré carré appelé exception culturelle.

Les films du groupe Medvedkine sont des gestes de beauté, des actes politiques, c’est-à-dire libres et gratuits, presque enfantins. Mais à quoi bon les diffuser si nous ne remettons pas en cause nos pratiques, notamment de consommation et de diffusion de la culture.

A bientôt, j’espère. Bruno Thomé et Olivier Derousseau, précaires en lutte(s)

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Camarades, ça ne peut plus durer

Mardi, les films du groupe Medvedkine furent montrés gratuitement (pour les non abonnés) à l’Impérial Bioscope.

La question de la gratuité avait été débattue, salle 5, la veille au soir, à l’occasion de la projection du document sur l’affaire des chorégies d’Orange ; affaire ô combien emblématique qui notamment donne à voir l’habileté offensive des médias officiels c’est-à-dire leurs capacités à maîtriser le temps. Nous n’avons pas eu besoin de déclencher une action car le « miracle » eût lieu : la direction des États Généraux changea le lieu des projections pour une salle plus grande et décida de l’accès gratuit pour quiconque n’avait pas déjà de droit d’entrée. Ainsi des films fabriqués par des ouvriers en lutte(s) de Besançon puis de Sochaux associés à des techniciens de cinéma se disposaient à nous parler autrement parce que déplacés sensiblement des habitudes de consommation culturelle. Les travaux du groupe Medvedkine sont exemplaires parce que joyeux, des ouvrages de communistes et communistes en acte. Comment agir afin de prolonger cet espoir ?

À bientôt, j’espère.

Olivier Derousseau

Cette page de libre parole prêtée par Hors-Champ aux coordinations d’intermittents et de précaires est ouverte à tous les précaires, c’est à dire à TOUS.

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Voici la version définitive du texte envoyée au Monde le 19 août et qui devrait paraître, si Le Monde tient ses engagements, avant la fin de la semaine :

« Quels droits pour les salariés à l’emploi discontinu ?

La lutte protéiforme engagée après la signature, le 26 juin, du protocole contre l’Unedic révisant le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle par des collectifs et coordinations a pour objectifs premiers l’abrogation du texte agréé par le gouvernement et l’ouverture de négociations impliquant tous les professionnels concernés. Elle rejoint un mouvement global de résistance à la “normalisation” de nos sociétés. Une réforme viable des annexes 8 et 10 est nécessaire à la vie culturelle. On ne clôt pas le chapitre des droits sociaux en excluant 35% des allocataires pour ouvrir celui, faussement consensuel, de l’exception culturelle et de la place de l’artiste dans la société.

Nous sommes créateurs, interprètes, techniciens. Nous participons à la fabrication de pièces de théâtre, de spectacles de danse et de cirque, de concerts, de disques, de films de fiction, de documentaires, de jeux télévisés, de télé-réalité, du journal de 20 h et des publicités qui les entourent. Nous sommes devant et derrière la caméra, sur scène et dans les coulisses, dans la rue, les salles de classe, Les prisons, les hôpitaux. Les structures qui nous emploient s’échelonnent de l’association à but non lucratif à l’entreprise de divertissement cotée en bourse. Acteurs d’un art et d’une industrie, nous avons en commun de subir une double flexibilité, celle des périodes de travail et celle des rémunérations. Né du besoin d’assurer une continuité de revenu palliant à la discontinuité des périodes d’emploi, ce régime d’assurance-chômage permet souplesse de production et mobilité des salariés entre différents projets, secteurs, emplois.

Nous avons lu méthodiquement le texte venu réformer ce régime et nous avons évalué les conséquences du rehaussement des critères d’accès. Sur la base des chiffres de l’Unedic, nous sommes arrivés au constat de l’exclusion de 35% des allocataires actuels. Nous avons cherché à expliquer comment des paramètres inédits (le glissement de la période de référence, le calcul du décalage) introduisaient de l’aléatoire, provoquaient une rupture de l’égalité de traitement et incitaient au travail au noir et aux fausses déclarations.

La pertinence de notre expertise collective a peu à peu déstabilisé l’assurance des plus fervents défenseurs du protocole, jusqu’a ses signataires eux-mêmes. Pour preuves, les demandes tardives d’explication de la CFDT à l’Unedic, la disparition in extremis du grave “Lapsus” dans l’article sur la franchise (des recours en justice sont intentés), ainsi que les promesses floues d’aménagement du texte faites récemment par le Ministère de la Culture (Le Point du 1er aout 2003).

Mais surtout, nous avons dénoncé un paradoxe inquiétant : dans un contexte de “moralisation des pratiques”, Le protocole n’épargne en fait qu’une catégorie de salariés, ceux qui bénéficient de contrats réguliers sur l’année. L’utilisation des annexes 8 et 10 tendait parfois à être ambiguë : l’accord la clarifie en détruisant leur fonction essentielle. Alors qu’il s’agissait d’assurer une continuité de revenu dans des secteurs où la logique du profit n’est pas première, seules les entreprises les plus rentables – notamment celles de l’audiovisuel – continueront de tirer profit d’une main d’œuvre plus que jamais contrainte d’accepter le “contenu” et les conditions de travail des emplois proposés.

Or, seuls les droits sociaux collectifs garantissent la liberté des personnes, la continuité du travail hors période d’emploi, la réalisation des projets les plus improbables, la diversité, l’innovation. En agréant ce protocole, le gouvernement a fait le choix délibéré de supprimer cet “investissement” nécessaire à la liberté de création. Jamais le système compensatoire qu’il propose, mixte de mécénat et de subventions discrétionnaires, ne saura sy substituer. Attaque contre les droits collectif, cette “réforme” inaugure une certaine idée de l’exception culturelle : un art-vitrine avec ses pôles d’excellence et une industrie de la culture standardisée et compétitive sur le marché mondial. Le dynamisme, l’inventivité et l’audace qui caractérisent l’activité reposent sur cette indépendance voulue et conquise à travers la solidarité interprofessionnelle et l’obtention de conditions d’existence décentes.

Nombre d’intermittents connaissent les dérives mais aussi et avant tout les inégalités de traitement de l’actuel système et appellent une réforme de leurs vœux. Aucune base pour évaluer l’ampleur du déficit n’est crédible. Les chiffres de l’Unedic continuent d’être présentés dans l’opacité et la partialité la plus grande, les pertes dues aux abus ne sont pas mesurées. Plus fondamentalement, cette vision, strictement comptable, a pour seule assiette de prélèvement l’emploi, et interdit de prendre en compte cette part croissante des richesses produites que ne mesure pas le volume de cotisations salariales.

Nous avons défini les principes d’une nouvelle réforme dans le respect de la spécificité de nos pratiques professionnelles et le refus de l’utilisation du nombre d’allocataires comme variable d’ajustement.

Sur ces principes, nous avons élaboré des propositions selon deux axes :

  • mise en cohérence du régime avec les pratiques du secteur par la suppression du Salaire Journalier de Référence (paramètre omniprésent auquel l’irrégularité des contrats ôte pourtant toute valeur représentative), par l’assouplissement des critères d’accès (prise en compte de l’aléatoire de nos métiers, des accidents de carrière), et par la réaffirmation de l’annualité des droits et du réexamen à date anniversaire.
  • mutualisation et redistribution des droits entre allocataires, notamment par la création d’un plafond et d’un plancher du cumul salaires

Indemnités qui contribueront à la maîtrise des coûts et réduiront les inégalités entre allocataires.

Ces revendications ne sauraient se confondre avec une lutte pour des privilèges : flexibilité et mobilité qui tendent à se généraliser n’ont pas à impliquer précarité et misère. N’est-il pas symptomatique que ce qui constitue un modèle de référence pour d’autres catégories de précaires soit systématiquement battu en brèche ? L’élaboration d’un modèle d’assurance-chômage fondé sur la réalité de nos pratiques est une base ouverte à toutes formes de réappropriation, de circulations, de contamination en direction d’autres secteurs.

Ce conflit a suscité une réflexion approfondie sur les tenants et aboutissants de nos métiers. À une époque où la valorisation du travail repose de plus en plus sur l’implication subjective des individus dans leur activité et où, parallèlement, l’espace accordé à cette subjectivité est de plus en plus restreint et formaté, cette Lutte pose un acte de résistance : il s’agit de se réapproprier le sens de notre travail (intimement et collectivement), de le réinventer.

La coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France »

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

« Nous ne scions pas la branche sur laquelle nous sommes assis, nous sommes la branche »

Depuis son ouverture s’installe un festival proposant d’un côté les films, de l’autre des commissions de réflexion. On nous dit que l’annulation du festival aurait été la pire des choses (dixit J.P. Thorn, soirée inaugurale) qui aurait fait fuir le public. Le public. Il y a donc nécessité de ne pas l’effrayer. La lutte et les revendications doivent être séduisantes pour le public. Comme le critiquait Serge Halimi (dans le film sur les Chorégies d’Orange), pour être visible, la lutte doit être attractive : c’est un produit qu’il faut vendre, qui se jauge dans « l’opinion publique » (soit les médias télévisuels et les journaux) en termes de visibilité.

Pour être visible ici, la lutte va d’un commun (?) accord prendre la forme d’une réflexion collective, ouverte et Large (sic) : cinéastes, intellectuels, militants et festivaliers y sont conviés. Ainsi cette année, les festivaliers pourront goûter, en plus des films et séminaires de la programmation, aux comptes-rendus en assemblée plénière des réflexions menées à haut niveau par un panel représentatif de la lutte menée (re-sic).

Mais que voulez-vous de plus ? Le festival ne peut faire mieux que d’organiser en son sein les moyens de la lutte, nous dit-on (« On VOUS donne une salle pour VOTRE coordination et une autre pour projeter VOS films.. »)

Alors ?

Il y a dans chaque mouvement qui se développe deux points qui, moi, me semblent essentiels. Les objectifs et revendications du mouvement, qui dans le meilleur des cas débordent largement les simples vues corporatistes des uns et des autres et lui permettent d’intégrer un nombre plus large de participants diffusant plus globalement leurs idées. Le deuxième point peut-être plus important encore concerne les moyens que l’on utilise pour faire aboutir ces revendications. Parmi ces moyens, ce qui prédomine, c’est la structure que prend le mouvement, comment il s’organise, donc tout d’abord, et principalement quelles relations s’instaurent entre les participants.

La lutte permet, idéalement, au-delà des revendications, la possibilité pour chacun de s’éveiller à la parole et au dialogue, de grandir à l’intérieur d’elle, en s’écartant des rapports de domination qui sont ceux du monde du travail mais dont on sait qu’ils ne se créent pas uniquement à travers les rapports hiérarchiques, mais aussi par le langage. La dialectique du vous et du nous utilisée depuis le début du festival par l’organisation et par les membres de la coordination re-crée délibérément ou inconsciemment une forme de rapport hiérarchique, une distance entre ceux qui travaillent et ceux qui luttent. Les festivaliers étant eux invités à consommer (mais jamais à créer) du sens, de la parole et de l’événement. Pourtant, festivaliers, direction, bénévoles et membres des coordinations, sommes tous dans le même bateau.

Espérons que les événements des jours prochains permettent de réfléchir sur la notion même d’état d’urgence, sur les rapports nouveaux qui peuvent naître à l’intérieur d’états généraux.

Nicolas 2.50.1, alter mutant de Parisis


Appel pour la Chaise-Dieu le mercredi 20 août 2003 – rassemblement massif

Le Festival de la Chaise-Dieu est clairement une vitrine culturelle et politique. En touchant ce festival, nous voulons sensibiliser les élus et les membres du gouvernement qui ont participé à la validité de cet accord alors que beaucoup d’entre eux ont reconnu qu’il n’était pas satisfaisant.

Cette démarche culturelle et politique hermétique crée peu d’emplois et abuse du bénévolat.

« Haute-Loire, Terre des Festivals », « Haute-Loire, la Fête des Festivals », tels sont les titres des nombreuses brochures de l’Office du Tourisme. Nous ne pouvons pas être à la fois l’alibi touristique et économique des régions et les fossoyeurs. Nous défendons nos métiers, une culture pour tous, tous les jours, puisque nous vivons et travaillons en région.

C’est un festival coûteux et douteux : un abonnement à 1200 euros, prix moyens des places de 60 à 80 euros, et des places à bon marché, à l’abbatiale de la Chaise-Dieu, « de très inégale qualité d’écoute sans vue directe » (cf. programme.)

Oui, nous voulons continuer à faire entendre nos voix tant que le gouvernement fera la sourde oreille. Nous continuerons jusqu’au retrait du protocole et jusqu’à l’ouverture de nouvelles négociations.

Par notre présence à la Chaise-Dieu, le 20 août, nous voulons faire pression sur le gouvernement : J. Barrot, député, président du Conseil Général et président du groupe parlementaire UMP à l’Assemblée Nationale, et V. Giscard d’Estaing, président du Conseil Régional.

Depuis trois jours, sans violence, nous perturbons le bon déroulement des concerts du festival. Depuis trois jours, les forces de l’ordre sont de plus en plus nombreuses. Est-ce normal que les lieux culturels soient gardés par des CRS ?

Il est très important d’être présents sur le concert d’inauguration (mercredi 20 août à 16h à l’abbatiale). Nous appelons à un rassemblement massif à 12h à la Chaise-Dieu.

Appel de la Coordination Auvergne des professionnels du spectacle en lutte

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Vive le spectacle mort

Le festival de documentaire de Lussas aura lieu. Il ne sera pas annulé, contrairement à beaucoup de festivals culturels de l’été 2003.

Les professionnels précaires de l’audiovisuel, du spectacle mort, ne luttent pas de la même manière que ceux du spectacle vivant.

Ce ne sont pas les intermittents du spectacle vivant qui ont annulé les festivals, mais les directeurs de ces festivals. Les intermittents ont fait la grève, certes, mais pour remplacer les représentations par de véritables rencontres avec le public, à propos de la situation exceptionnelle que connaissent aujourd’hui toutes les sociétés humaines. C’est-à-dire la soumission aux lois des marchés de tout ce qui résistait encore à son emprise : culture, mais aussi éducation, santé, eau, et tout ce qui reste de droits sociaux.

Les intermittents du spectacle mort ne luttent pas de la même manière. Certains intermittents en lutte ont bien bloqué des tournages, des transports de copie film ; ils ont réussi à envahir quelques instants des plateaux de télévision. Quant aux festivals de diffusion audiovisuelle, pas question de remplacer la diffusion par des rencontres entre les précaires en lutte et le public.

Les États généraux du documentaire de Lussas ont accueilli les coordinations d’intermittents et de précaires. Ils ont organisé pour eux des espaces et des temps de parole, bouleversé quelque peu leur programmation, mais globalement le festival se déroulera comme chaque année, centré autour de la diffusion de films documentaires d’auteurs. La situation est peut-être exceptionnelle, mais apparemment pas assez pour justifier de faire autre chose que de regarder des films et d’en discuter. Puisque ce sont des films de qualité…

Le spectacle doit continuer. La lutte aussi, mais aimablement, à côté, sans déranger le spectacle.

Les commissions organisées par le groupe du 24 juillet et les États généraux ont l’air passionnantes et seront éventuellement constructives. Mais la plupart auront lieu à l’écart du festival. Ceux qui y participeront seront déjà impliqués dans ces débats. Or la venue à Lussas des coordinations avait pour but de rencontrer le public de Lussas, c’est-à-dire un public à priori intéressé par le monde où il vit, puisqu’il se déplace pour voir des documentaires exigeants, mais pas forcément militant. La situation est exceptionnelle, et les coordinations ne peuvent se contenter de quelques rencontres en AG. Selon mon avis, qui n’est pas partagé par tous les individus des coordinations, un véritable « état d’urgence » devrait être proclamé. Et cette semaine n’être que rencontres…

N’y-a-t-il pas un paradoxe à diffuser des films, par exemple ceux du groupe Medvedkine, qui exposent des mouvements de résistances dures, et par ailleurs à considérer toute action qui remplacerait la vision d’un film comme un acte extrémiste, un geste de garde rouge ?

La banderole des intermittents qui coiffe le village dit : « La parole et le geste ».

J’ai pourtant l’impression qu’ici régnera essentiellement le regard passif. Arrêtons de nous contenter du spectacle présenté ici, même de qualité, même militant.

Il est effectivement temps, pour l’ensemble des participants aux états généraux du documentaire (public, organisation, bénévoles, collectifs, habitants de Lussas et des environs), de passer du regard, même critique, au geste et à la parole.

Bruno Thomé, de la coordination nationale des intermittents et précaires d’Île-de-France


« Nos revendications ne sauraient se confondre avec une lutte pour des privilèges.

Fondamentalement, nous luttons pour que la flexibilité et la mobilité, qui tendent à se généraliser à tous les secteurs d’emploi, ne soient pas cause de précarité et de misère. N’est-il pas symptomatique que ce régime qui aurait pu constituer un modèle de référence pour d’autres corps de métiers et catégories de précaires, soit systématiquement battu en brèche ? L’élaboration d’un modèle d’assurance-chômage fondé sur la réalité de nos pratiques est une base ouverte à toutes formes de réappropriation, de circulation, de contamination à travers les autres secteurs. Cette crise a permis une profonde réflexion sur les tenants et les aboutissants de nos métiers. À une époque où la valorisation du travail repose de plus en plus sur l’implication subjective des individus dans leur activité et, où, parallèlement, l’espace accordé à cette subjectivité est de plus en plus restreint et formaté, cette lutte est un acte de résistance pour se réapproprier le sens de notre travail (intimement et collectivement) et pour le réinventer.

Ainsi nous n’avons jamais été plus convaincus de la légitimité et de la force de notre expertise collective.

Nous exigeons l’abrogation de l’agrément et l’ouverture de nouvelles négociations.

Nous appelons au boycott des assises nationales de la culture qui n’auraient pas à l’ordre du jour la renégociation de la réforme des annexes 8 et 10.»

Extrait d’un tract de la coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France

Éclipse de la représentation

Les États Généraux s’ouvrent au moment de la modification du régime des intermittents, aux conséquences dévastatrices pour un secteur de la création déjà fragilisé. Au-delà de sa brutalité, la « réforme » interroge, entre les lignes, la place et le sens de l’acte artistique dans notre société. Dans le contexte actuel de marchandisation des œuvres, d’infléchissements du sens en abandons de terrain, la portée du geste de l’artiste s’est en effet érodée.

Dans le cadre d’une organisation sociale, politique et culturelle dorénavant soumise à la contrainte économique mondiale, cette éclipse de la représentation en dévoile alors une autre. Politique, celle-là. Où, d’infléchissements du sens en abandons de terrain aussi, l’Exécutif d’un État de droit Laisse les rapports de force bruxellois grignoter les principes républicains sans être capable, jusqu’à présent, de négocier une actualisation de ces principes dans le cadre européen. Où la Loi se limite désormais, à 70%, à l’application de directives européennes dont l’élaboration échappe très largement aux parlementaires. Où la Justice (et notamment ici le Conseil d’État et sa définition extensible de « l’œuvre audiovisuelle ») achève de nous vendre (artistes, spectateurs, citoyens).

Lorsque le politique défaille à ce point, comment être représenté ? Comment se défendre ? Les modèles traditionnels – partis, syndicats – marquent le pas (en témoigne l’aphasie du grand perdant du 21 avril 2002); les médias donnent la parole aux médiatiques ; les mouvements altermondialistes, les coordinations émergent mais peinent encore à infléchir le réel.

Cette éclipse de la représentation politique dépasse donc largement l’état général du documentaire. Tous ceux qui travaillent à la représentation du monde dans des œuvres artistiques ne peuvent ignorer combien ils sont contraints par le pouvoir politique, ses initiatives et ses démissions… comme l’ensemble des champs sociaux. Ce constat minimal pose la question de la forme de la lutte (professionnelle, interprofessionnelle ?) et de l’interlocuteur (patronal, étatique, européen, mondial ?). Sans doute faut-il apprécier les métiers en danger à la fois dans ce qui les différencie et les rassemble ; sans doute faut-il aussi articuler les échelles de lutte. Mais à l’heure de l’institutionnalisation européenne, semble s’imposer la nécessité d’un « mouvement social européen » que Pierre Bourdieu notamment appelait de ses vœux.

Ce qui suppose à la fois débat et action permanents auxquels les États Généraux voudraient contribuer avec ambition et modestie. Débats qui libère la diversité des points de vue sans dogmatisme ni règlement de compte personnel, pour que chacun puisse se constituer une boîte à outils réflexive sur sa place dans le monde et sur la marche du monde. Action qui trouve son efficacité dans la longue durée – donc dans une dialectique d’héritage et de transmission. Débat et action avec, comme perspective, l’invention d’un « cinquième pouvoir » à la mesure de la libéralisation mondiale des produits et des services.

La rédaction