La parole errante

Interview de Stéphane Gatti

Notre travail avec Gatti peut prendre trois postures. La première est celle du travail particulier fait avec les « loulous », où il s’agit tout le temps de rompre l’encerclement, d’expliquer ce qu’on fait, comment on le fait et pourquoi on le fait, sinon on existe pas. Cela correspond à l’existence de toute une série de films où l’on essaye de raconter notre démarche. La deuxième posture est celle de la rencontre avec l’écriture. C’est un autre type de collaboration où Gatti écrit un texte et avec ça j’essaye de faire un film. C’est ce qui nous semble être un vrai documentaire, en disant que la langue poétique est la seule qui ne soit pas réductible, qui soit insubstituable. La troisième posture est ce que vous avez vu par exemple à Sarcelles, pour moi la seule façon de travailler réellement, c’est-à-dire dans un espace où l’on peut imaginer qu’il y ait des images et des installations, donc de travailler sur de plus grandes longueurs. Voilà les trois postures résumées.

J’ai commencé à faire de la vidéo au moment où il y avait les premiers portables Sony qui venaient de sortir, un matériel hyper-léger. Quand Gatti a vu ça, une distance immédiate s’est créé. Ayant fait du 35 mm avec une grosse équipe, il ne voyait pas comment fonctionner avec ça. Il a donc mis toute sa force dans l’écriture et là, une recherche de dialogues s’est mise en place. Il n’y avait pas seulement moi, il y avait aussi Hélène Châtelain. On a cherché en se disant, bon voilà, il y a un écriture, quelles images ? Comment on peut faire ? Comment en rendre compte ? Spire écrit sur Gatti que « seul compte la démarche, peu importe le produit fini ». Je crois que c’est faux. Je crois que chez Gatti il y a d’une part la démarche, qui est très importante, et c’est pour cela qu’on fait toute une série de films qui en parlent, et d’autre part l’objet fini. En collaborant ensemble il s’est posé une question : il y avait deux sortes de façons de fonctionner. L’une était que l’on collaborait directement ensemble, comme pour Letizia, où il écrivait un texte pour un film. Une autre relevait d’expériences complexes où il fallait commencer à dire quel était son travail d’écriture, d’essayer d’en rendre compte.

À propos de briser l’encerclement, un critique de théâtre avait écrit : « Gatti ne fait plus de théâtre, il fait de l’animation culturelle et de l’animation vidéo ». Ce qui était un coup de poignard terrible dans le dos. Gatti animateur… Mais en même temps, comme ce critique avait beaucoup d’influences dans la profession, ça a été un boulet. Il fallait répondre à ça terme à terme. Il fallait montrer que ce travail que faisait Gatti était non seulement un travail de création et d’écriture propre, mais un travail dans lequel il y avait ce travail de dialogue avec les « loulous ». Ceci dans un principe très particulier. Effectivement les gens avec qui il écrit deviennent des personnages de l’écriture, pas parce qu’ils ont écrit le texte, mais parce que le dialogue permanent que Gatti a avec eux les intègre peu à peu. Ils sont à la fin, au moment de la représentation, à juste titre, des protagonistes du texte qu’ils ont contribué à écrire avec lui, mais qui reste complètement l’écriture de Gatti. Donc, c’est en même temps une création totale et une création qu’il fait avec eux. Et ça, tant qu’on l’a pas vu, c’est difficile à faire comprendre. Il a fallu un certain nombre de films pour que la sinuosité de sa démarche apparaisse. Par rapport à la vidéo ça été un peu notre rôle.

Là où il y a eu un travail spécifique qui a commencé à se mettre en route, c’est dans le rendu de la démarche à l’intérieur d’un lieu qui n’était pas un lieu de projection télévisuel habituel, c’est-à-dire il y avait la représentation théâtrale, et puis il y avait un autre lieu, comme vous avez vu à Sarcelles, qui était un lieu d’exposition. À partir de là on a pu imaginer des objets vidéos qui éclataient tout le champ. Pour donner des exemples, à Marseille, Gatti a travaillé sur la pièce Adam quoi ?, qui parlait d’Auschwitz. Avec les soixante-dix « loulous » qui travaillaient avec nous, on avait appris qu’il y avait eu une grande rafle à Marseille. Huit cent quinze juifs furent déportés à Sobibor et tous exterminés. Or il n’y a aucun monument qui le signale. On s’est dit, puisqu’il n’y a rien, nous on va faire quelque chose qui sera le monument que la ville de Marseille n’a pas fait. Tous les « loulous » ont pris six noms de la liste et sont allés chercher les objets qui reconstituaient l’espace de ces déportés dans la ville, aujourd’hui. Puis on a filmé tout cela, c’est-à-dire qu’ils ont raconté chacun une histoire et on a fait un objet qui est un peu long bien sûr, huit heures, où chacun d’eux a recréé l’espace de ces noms dans la ville. Il y avait notamment ces boites aux lettres qui portaient chacune le nom des déportés. Les « loulous » leur avaient envoyé des lettres qui ont traversé la ville, puis sont revenues. On avait essayé de faire un grand mouvement dans la ville, bouger quelque chose, pour créer un espace autour de ces noms. Les films vidéo qui duraient huit heures ont été le support de cette démarche. Sarcelles est un autre travail, sur les « Qui suis-je ? », qui est la base du travail de toute l’équipe. On ne peut pas commencer à travailler s’il n’y a pas de « Qui suis-je », et si l’on ne sait pas à qui l’on s’adresse. Probablement le handicap du film documentaire, c’est qu’on ne sait pas qui l’a fait et à qui il s’adresse.

Nous occupons Gatti et moi des lieux de dialogues. On est chacun dans un endroit et on s’interroge par rapport à ces deux positions qu’on occupe. Cela se passe toujours par étape. Il écrit un scénario complet avec des images qui lui semblent correspondre. Après il me donne tout, je monte puis on discute et on voit. Mais je dirais que c’est plutôt différentes phases d’interprétations. Je dirais presque que c’est dans un registre talmudique d’interprétations successives. Ce n’est pas quelqu’un qui lorsqu’il travaille en vidéo essaye, comme il l’a fait dans ses films, de maîtriser totalement le propos. Dans le travail vidéo on a mis au point quelque chose d’un peu différent où on arrive à s’entraîner les uns les autres pour produire autre chose. C’est vrai que quand il écrit un texte poétique, Gatti pose des problèmes dont il n’a à mon avis pas les solutions au moment où il l’écrit. Plein de pistes traversent son texte. Ce que l’on va réaliser ou ce que je vais réaliser, c’est une solution possible ce n’est pas La solution. Je crois que si lui le faisait ce serait totalement différent. On le voit clairement entre le discours qu’il peut tenir sur l’image, qui est assez radical : une image sans texte, ce n’est rien. Mais en même temps l’homme qui dit cela, quand il fait le film El Otro Cristobal, ce n’est pas le même. C’est quelqu’un qui, à partir du moment où il a Alekan à la lumière par exemple, et que c’est lui qui décide de tout, son scénario, il le respecte, mais c’est tout pour l’image. Tout cela dépend de la posture qu’il occupe. S’il est l’écrivain, il se pose la question de l’écrivain par rapport à l’image. Et s’il est celui qui fait l’image alors il change totalement de posture. C’est flagrant dans les images de Cristobal qui sont magnifiques. C’est un film qui ne tient pas du tout aux écritures, aux préalables, qui est fait pour respirer dans une respiration purement d’images.

Il est important de mettre en place un dispositif qui cherche son ancrage. Résister, c’est voir comment une idée, une question qui se pose avec un groupe, arrive à circuler dans le lieu de la création. Je pense qu’il y a un déficit de monumentalité dans les villes nouvelles qui correspond à un déficit de sens. Il n’y a rien à fêter, donc on installe rien. Mais si nous, nous avons quelque chose à fêter, alors il faut installer des monuments dans les villes. Moi mon désir c’était d’arriver à faire quelque chose qui soit au centre de la ville, qui dise ce qu’on est en train de faire. Pour moi Sarcelles, avec mon intervention limitée, c’était la tour qui était au centre de la ville où il y avait les trois générations de « qu’est ce que c’est résister ». Il y avait le réseau Cohors sur tout le bâtiment avec le nom des morts et des déportés. Il y avait toute la résistance « gattienne », tous ces personnages (Ulrike Meinhof, Sacco et Vanzetti…), tous les gens pour lesquels il s’est battu toute sa vie. Et puis en bas, il y avait tous les jeunes avec qui on a travaillé. Ce qui était important c’était que chacun soit confronté à nos images de la résistance. Le fait de le poser au milieu de la ville permet, je pense, de dire un peu comment la création doit se poser en permanence la question de son contrat social. Il y a quelque chose qui se passe entre la question qu’on se pose, les gens avec qui on travaille et ceux à qui cela s’adresse. Mais il faut que cela y aille vraiment. Pas en restant dans les structures mais en s’installant au milieu de la ville. Il faut s’installer dans les lieux, c’est un peu le travail de Gatti qui est sorti du théâtre pour mener cela à bien. Il faut s’installer là où les gens sont, il faut établir des transversalités, créer des réseaux.

Propos recueillis par Sabrina Malek, Christophe Postic et Éric Vidal

True story

Rencontre avec Avi Mograbi, réalisateur de How I learn to overcome my fear and love Arik Sharon.

J’aime beaucoup l’humour mais je ne l’ai pas utilisé dans mes deux films précédents, leurs sujets étant très différents. Le fait de réaliser un film sur Arik Sharon me faisait très peur. Cependant nos rencontres se sont déroulées sur un mode humoristique et j’ai pensé qu’il fallait utiliser l’humour aussi loin que possible. Je pensais au début faire un film totalement différent : un film très politique sur une figure que je déteste. Je voulais faire apparaître les choses affreuses qu’il a dans sa tête ou que je pensais qu’il avait dans sa tête. Mais la construction du film a pris une autre direction car il ne s’est pas livré si facilement. Il ne nous a pas montré le côté monstrueux de sa personnalité mais plutôt son côté sympathique, poli, très correct. Je pensais que le rire pourrait, peut-être, aider le spectateur à voir l’aspect ironique de l’histoire, qu’il aiderait à comprendre que le personnage que je joue ne raconte pas nécessairement une histoire vraie. Car cette histoire est terrible : quelqu’un, moi en l’occurrence, change de point de vue politique et sa femme le quitte du fait de ce revirement. C’est une histoire tragique pour le personnage que je joue dans le film. J’utilise ma biographie et ma vie de famille pour raconter une autre histoire. Je mens dans le but de faire émerger une vérité plus forte.

Mon travail n’est pas construit autour d’une position théorique sur laquelle je me serais appuyé, comme certains réalisateurs peuvent le faire. Il peut être relié après coup à une théorie. Ce qui est amusant, c’est que lorsque je pense à mon prochain film je me dis que je vais mentir à nouveau sur ma biographie. Mon procédé est une provocation, détourner une histoire vraie en une histoire fausse et donc mettre le doigt sur nos points faibles. Je crois que la façon dont on approche un sujet que ce soit par le biais du mensonge ou de la vérité peut permettre d’atteindre une vérité qui est au-delà. Dans mon film je mens sur des détails, notamment chronologiques, mais je raconte une histoire vraie. Je me suis rendu compte que Sharon pouvait être sympathique. Alors, j’ai réalisé qu’un tel processus pouvait arriver, que la personnalité d’un individu pouvait influencer les idées que l’on a sur lui. Car Arik Sharon a fait des choses terribles. C’est pourquoi j’ai pris sur moi de jouer ce personnage, un peu ridicule, qui tombe dans le piège d’un charisme et d’un discours gentil.

Le film a été montré deux fois à la télévision israélienne parce qu’il se disait qu’Arik Sharon allait être ministrable. Il était donc le centre d’intérêt de l’opinion publique, et c’est pour cela que le film fut rediffusé. Pour un documentaire, le film a eu une grande audience. Il faut dire que nous n’en voyons pas beaucoup en Israël, cela n’intéresse pas vraiment les gens. Le film a été très bien reçu, et lorsque je me promène dans la rue, parce que j’apparais dans le film, les gens m’observent avec un sourire complice aux lèvres. Parfois je me demande s’ils ont vu le film dans le sens où moi je le voudrais car c’est tout de même une histoire « tordue ». Quelques personnes ont saisi l’ironie du film, mais d’autres ont pris l’histoire au premier degré. Par exemple, beaucoup m’ont demandé si ma femme m’avait vraiment quitté. J’ai reçu un tas de lettres, c’était très étonnant pour moi.

Il y a un risque que mon film soit pris au premier degré. C’est pourquoi je dis que le film est provocateur. Pour les gens qui sont du même bord politique que moi, Arik Sharon a été, depuis ces quinze dernières années, l’homme de droite le plus haï par la gauche. À cause de ce qui est arrivé pendant la guerre du Liban et du fait des implantations juives dans les territoires occupés car Sharon ne raisonne qu’en termes de solutions militaires. Beaucoup de gens m’ont aussi dit que le film était bénéfique pour lui, qu’il pourrait toucher le cœur de ceux qui le détestaient. En fait Sharon a beaucoup aimé le film. Je ne sais pas si c’est ce qu’il pensait vraiment ou si c’est ce qu’il pensait être bon de dire. La situation au moment des élections en Israël était tellement en faveur du film, que je ne sais pas s’il était bon pour lui d’aller politiquement contre le film. Beaucoup de gens de son camp ont écrit dans des journaux importants que je l’avais montré sous son meilleur jour. Mais si des gens l’ont vu comme cela je ne peux rien y faire. Je pensais que ce serait superficiel. Bon d’accord, il peut paraître gentil, mais moi je fais en même temps toujours référence au massacre de Sabra et Chatila. Et puis il y a ce dernier rêve à la fin du film où l’on voit à l’écran des images qui vont du massacre à l’assassinat de Rabin. Ce qui je pense est un point de vue provocateur. J’ai été surpris que personne ne réagisse à cette façon de relier les deux événements. Je pense que la plupart des gens refusent d’effectuer ce lien. C’est comme si cela n’avait pas été dans le film, comme si les gens se disaient : « je ne veux même pas y penser ». Quand j’ai monté ces images je me suis dit que j’allais peut-être trop loin. Si les personnes qui aiment Arik Sharon et qui ont vu ce passage ne protestent pas, c’est leur problème. Si certains ont su voir le dilemme entre les bons et les mauvais côtés de Sharon, c’est suffisant pour moi.

La place de ma vie privée dans le film est à envisager sous deux aspects. Pour les spectateurs, c’est un moyen plus facile de les convaincre qu’ils ont à faire à un personnage réel qui leur parle. Pour moi, ma motivation de faire un film sur Sharon est liée au fait d’avoir refusé de servir au Liban et d’avoir fait de la prison pour cela. La part réelle de ma vie est importante à cause de mes positions politiques. Il y a aussi le fait qu’avec mon père nous avions des avis radicalement opposés sur la guerre du Liban. Il était important pour moi de l’exprimer.

Mais, pour l’essentiel, les éléments biographiques du film sont complètement truqués, ma femme ne m’a pas abandonné et moi je n’ai jamais oublié Sabra et Chatila.

En Israël, il est très difficile de trouver de l’argent pour réaliser des films, même si les documentaires coûtent moins cher. Les télévisions publiques et câblées ne donnent pas assez d’argent, même si elles en donnent plus qu’avant. Au début de la production personne ne voulait financer le film. Alors j’ai décidé de le financer seul. J’ai acheté une caméra Hi-8 et l’équipe se composait d’un cameraman et de moi, au son. J’ai investi dans du matériel de montage virtuel et j’ai monté le film chez moi. Cette idée de produire un film de la sorte m’est venue quelques années auparavant lorsque j’ai vu un film de Ross McElwee. J’étais stupéfait par le fait qu’il réalisait ses films complètement seul, d’un bout à l’autre. L’absence de contraintes de temps pour monter le film m’a permis de comprendre les problèmes qui se posaient, et d’y trouver des solutions.

Propos recueillis et traduits par Christophe Postic et Éric Vidal

As time goes by

Entretien avec Ross McElwee, réalisateur de Time indefinite, de Sherman’s march et de Six o’clock news.

Est ce que la forme de Time indefinite, avec son flux continu d’images, traduit l’ensemble de votre œuvre ?

En général je réalise tous mes films comme Time indefinite, même si j’ai aussi réalisé trois films plus conventionnels. Par conventionnel j’entends : réalisés comme la plupart des documentaires américains. Mais généralement, mes films sont autobiographiques. J’enregistre ma propre vie et ce qui se passe autour de moi.

Quelle place accordez-vous au montage ?

C’est un facteur très important car je ne sais pas comment je vais monter avant que le film ne soit terminé. Je filme beaucoup, et pour moi c’est comme tenir un journal. Ensuite je commence à penser à une idée et je me dis que telle scène est bonne pour tel film, telle scène pour tel autre. Quand j’ai commencé Time indefinite, je pensais enregistrer mon mariage, ce qui au départ était plutôt une idée comique, drôle. Bien sur, je ne pouvais pas savoir que mon père mourait pendant le tournage, que nous perdrions notre premier enfant et que ma grand-mère aussi disparaîtrait. C’était impossible à prévoir. De comique le film devint donc tragique, et je ne savais pas comment il allait se terminer.

Vous faites donc plusieurs films simultanément.

Il me faut plusieurs semaines pour comprendre quel est le film que je suis en train de réaliser. Time indefinite fut particulièrement éprouvant à cause de la mort de mon père, et je ne savais pas quoi faire avec le film. Après sa disparition, je n’ai pas pu enregistrer d’images pendant presque six mois et ce n’est qu’au printemps que j’ai recommencé à filmer. Mais je ne sais toujours pas quand j’ai besoin de filmer ou pas.

Vous ne semblez pas faire de différence entre votre pratique artistique et votre vie…

C’est l’impression que cela peut donner mais c’est un artifice parce que, même si je filme beaucoup, il m’est impossible de tourner tout le temps.

Est-ce que pour vous toutes les images se valent ?

Non, pas du tout. Pour moi elles ont des sens distincts car elles marquent différentes périodes de mon existence. Filmer la mer et filmer ma femme par exemple, ne relève pas du tout de la même approche psychologique. C’est au montage que les images font sens, et chaque spectateur les interprète à sa manière.

Est-ce que votre travail participe d’un nouveau genre dans le champ du documentaire américain ?

Oui, le genre autobiographique (autobiography in movement), que j’ai été l’un des premiers à mettre en pratique. Maintenant beaucoup d’autres s’y sont mis, notamment parmi mes étudiants, parce que les moyens vidéos facilitent la création. Beaucoup de gens rendent compte de leur propre vie, de celle de leur famille ou de leurs amis, en utilisant l’outil vidéo. La vidéo est une façon très démocratique de faire des films. N’importe qui peut essayer, ce qui ne veut pas dire que n’importe qui peut réussir. Néanmoins cela ne coûte pas beaucoup d’argent, ce qui est une bonne chose… Je reçois beaucoup de lettres, d’E-mail ou de fax où des gens me disent apprécier mon travail. Ils ont envie à leur tour de réaliser des films sur la vie de leur famille où sur eux mêmes. Beaucoup de gens réalisent qu’ils ont des idées et se disent qu’ils peuvent les mettre en forme en filmant. On a ainsi beaucoup de films qui grandissent. C’est comme un jardin rempli de fleurs. Certaines fleurs ne sont pas très bonnes et meurent. Mais beaucoup d’entre elles sont assez belles.

Quelle différence feriez-vous entre le flux télévisuel, qui est à la source de Six o’clock news, et le flux continu d’images qui traverse votre travail ?

On pourrait dire que dans les images de la télévision c’est l’anonymat qui domine, alors que mon travail est écrit, c’est un travail d’auteur. Cependant les images télévisuelles sont intéressantes parce qu’elles montrent des gens réels à qui il arrive de vraies histoires, comme à nous. Même si du côté de la télévision les images sont anonymes, d’un autre côté, ces histoires sont aussi réelles que les miennes. Ce que j’essaye de faire c’est donc de les connecter à mes histoires.

C’est pourquoi vous cherchez à rencontrer certaines personnes que vous avez aperçu aux informations télévisées…

Oui, exactement. Quelque chose transparaît sur leur visage qui me donne envie de les rencontrer.

Pensez vous que les nouvelles technologies faciliteront autant la création, comme a pu le faire la vidéo ?

Pour moi les technologies sont moins importantes que la pensée qui se trouve derrière elles. Je crois que beaucoup de choses peuvent être faites avec l’Internet ou avec le numérique, mais pour moi ce qui est important c’est d’abord l’histoire.

Quelle est votre relation au temps ?

Les images (moving images) font simultanément vivre et arrêter le temps. Il y a là une contradiction et un paradoxe. Pour moi ce paradoxe est magique, fascinant. Quand dans Time indefinite je suis tombé sur les images du mariage de mes parents, c’est quelque chose qui est conjointement vivant et définitivement mort. Ce rapport au temps est ce qu’il y a de plus étonnant avec le cinéma. C’est très différent avec la sculpture ou la peinture par exemple. l

Propos recueillis par Éric Vidal avec la collaboration de Lara

« Autre chose que simplement voir »

Nous avons rencontré Marie Balmary pour évoquer avec elle les relations entre la psychanalyse et les films présentés dans le cadre des « Récits fondateurs ».

On m’a demandé d’intervenir dans Enquête sur Abraham. Concernant les récits fondateurs, il y a donc déjà « du cinéma » qui est venu demander des choses à des psychanalystes. Par ailleurs, depuis peu, les psychanalystes s’intéressent aux récits fondateurs. Dans un certain sens ils l’ont toujours fait, parce que Freud s’y était intéressé. Mais à cette époque là, on avait peu d’accès à une lecture telle qu’on peut la faire maintenant. Personnellement, j’ai aussi beaucoup travaillé sur les textes bibliques.

Quel regard spécifique une psychanalyste peut porter sur le cinéma ?

C’est à l’invitation de Laurent Roth que je dois ma présence ici. Il a une certaine idée de ce que des gens comme moi peuvent apporter à ce débat. J’ai aussi d’autres liens fortuits avec le cinéma, notamment lorsque Delphine Seyrig avait, il y a longtemps déjà, organisé un festival sur « Films et Folie » et m’avait demandé d’y intervenir. Sans doute que faire de l’exégèse, c’est-à-dire interpréter des images ou des écrits, c’est toujours la même aptitude à l’interprétation qu’il faut développer. Il ne suffit pas de montrer, il y a à interpréter ce qui est montré. De même que dans les écrits bibliques il ne suffit pas de lire. Quand on les lit, c’est complètement plat et l’on ne voit pas ce qu’on a à faire avec ça. Mais quand on se met à les interpréter, à entendre à un autre niveau, alors tout à coup ça vous parle tout à fait autrement. Je pense que le cinéma lui aussi convie à autre chose que simplement voir.

Par ailleurs, on ne peut pas simplement opposer les images et les paroles. Quand on a pour profession d’interpréter des rêves, c’est très proche des films. D’ailleurs lorsque quelqu’un raconte un rêve, souvent il fait un lapsus, il dit : « le film que je vais vous raconter ». Cela dit bien que le cinéma n’est pas arrivé tout seul et qu’il n’est pas loin de l’âme des gens. Il se trouve que, maintenant, on a ces moyens techniques pour le montrer à d’autres. C’est comme si on pouvait montrer un rêve à quelqu’un d’autre, ce qui est quand même extraordinaire parce que d’habitude on rêve tout seul. Donc il y a là quelque chose qui peut évidemment passionner des psychanalystes.

Quelle importance accordez-vous à la mise en scène, au montage… ?

Mon décodage doit être très différent du votre et, en tous les cas, le cinéma est une langue que je ne parle pas. Je n’aurais pas les mots pour vous parler dans la langue que vous venez d’employer là. En regardant un film je suis avant tout sensible au point de vue de celui qui parle. Où le réalisateur se place-t-il par rapport à ce qu’il montre ? Où me met-il, moi, spectateur ? Où veut-il m’emmener ? Je ne vais pas décrypter comme vous les moyens techniques qu’il emploie, mais je ressens quelque chose dans la place où il me met. C’est à cela que je suis le plus sensible. Où suis-je mise quand on me montre cela, et où se met celui qui me le montre ? Qu’est ce que cela va fabriquer entre nous ? Qu’est ce que cela fera comme lien entre les gens qui le regardent. Est ce qu’ils pourront s’en parler après ? Je crois que le cinéma c’est aussi fait pour qu’on se raconte ce qu’on a vu. Mais vous savez, j’ai beaucoup à apprendre là-dessus, pour moi c’est un voyage ces États généraux…

Les quatre films sont traversés par différentes Figures. Y a-t-il un point commun qui, selon vous, les rassemble ?

Il me semble que vous me demandez d’anticiper sur une réponse que nous aurons à élaborer en commun. Comme l’a dit Laurent Roth, il y a ce retournement vers du passé, vers des rassembleurs de communauté. Ceci est vrai pour trois d’entre eux. La femme des usines Wonder a fini par rassembler beaucoup de monde, sans le savoir d’ailleurs, sur le mode du cri, contre l’inhumanité d’une condition de travail. Ce cri que le réalisateur a pris très au sérieux, doit sans doute pouvoir évoquer et éveiller beaucoup d’autres échos. Quant à Abraham et Jésus, évidemment ce sont des fondateurs de religions, mais aussi autant de façons d’être reliés au divin.

On est en quête là – sphère mystérieuse pour notre culture dans l’état où elle est actuellement – des sources qui ont du alimenter nos ancêtres, qui les ont fait vivre, les ont fait s’entretuer aussi d’ailleurs. Et voilà que nous, culture du XXe siècle finissant, nous nous retournons vers ces récits pour savoir si on n’a plus rien à en faire, ou si on a encore quelque chose à leur demander et s’ils ont encore quelque chose à nous donner. Je m’y intéresse particulièrement car je m’intéresse aux origines de la parole. Comment cela nous est venu, non seulement de parler, mais de parler à la première personne du singulier et du pluriel. Dans ce voyage vers l’arrière on rencontre ces grands fondateurs et dans la psychanalyse, Lacan particulièrement, a tout de même rouvert des sources – que Freud avait assez fortement fermées – en privilégiant la question du désir et du désir de parler. Même si c’était déjà là dans Freud, Lacan a mis ça encore plus au centre de la pratique analytique. Nous avons là de nouveaux outils pour entendre. Alors est-ce que ceux-ci nous permettront d’entendre « du nouveau » dans les écrits fondateurs ?

La psychanalyse peut-elle être considérée comme un récit fondateur ?

C’est peut-être une question qu’il faut lui poser. Freud s’est beaucoup pris pour l’origine. C’est vrai qu’avec Lacan, ce sont des chercheurs qui, pour leur découverte, ne se sont pas référés à des origines. Si, Lacan se réfère à Freud mais, d’une certaine manière, Freud ne se réfère à personne. Ils se prennent pour des fondateurs et Lacan pour une part se prend aussi pour un fondateur d’une « nouvelle intelligence de l’humanité », comme s’il n’y avait rien avant eux. En même temps ce sont des œuvres complexes. Quand Freud récuse Moïse, par exemple, on voit quelle place il a, celle d’un nouveau fondateur. Nous sommes aujourd’hui dans un autre temps de la psychanalyse. Et un certain nombre de psychanalystes ont quand même franchi l’obstacle, qu’avait posé Freud par rapport à ces récits fondateurs, parce qu’ils en ont aussi d’autres approches. Il y a des souterrains qui maintenant sont ouverts et qui ne l’étaient pas à ce moment là. Aujourd’hui Freud s’intéresserait autrement à ces textes là. Et justement, c’est en acceptant que la science ne soit pas notre récit fondateur, que nous pouvons nous retourner vers ceux qui ont été transmis à nos ancêtres et qui ont fait toutes les cultures dans lesquelles nous sommes. Parce que nous avons renoncé à tout savoir sur l’homme, nous sommes au moment où on se dit mais, au fond, qu’est ce que ça racontait de nous ? Est ce que ça parlait de nous ? Est ce que ça a quelque chose à nous dire ? C’est notre intérêt maintenant. Et pour cela il fallait renoncer à ce que la psychanalyse soit un récit fondateur. l

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

Dénoncer, expliquer, impliquer

À l’occasion de la rare présentation de quelques films de son père, nous avons rencontré Patrick Watkins.

Je peux surtout parler de ses films et des conséquences de ses choix sur ses films, notamment par rapport à leur diffusion, puisqu’on ne peut pas les voir. Il y a deux ou trois films qui n’existent plus du tout, les copies sont rares ou se sont détériorées et il n’y a plus d’argent pour en refaire. Le premier film qui a eu beaucoup de succès mais aussi beaucoup de problèmes, c’est La bombe, qu’il avait fait pour la BBC. Il avait utilisé cette technique « documentaire-fiction », c’est à dire mettre en scène une réalité et la présenter comme si elle était arrivée. Il l’avait déjà fait pour la bataille de Culloden (1746) et comme ça fonctionnait bien avec le passé, il a utilisé le même procédé pour La bombe. Sauf que là on parlait de l’avenir et d’un avenir qui impliquait une politique gouvernementale, c’est à dire la course aux armements, l’absence d’informations sur cette question du nucléaire et la politique d’évacuation en cas d’attaque, etc. Cette perspective « documentaire-fiction » passait très bien quand on traitait d’un problème historique de 1746, même si c’était une guerre violente entre anglais et écossais. Cela gênait quand même moins qu’une question politique assez sensible, à l’époque de la course aux armements. À partir du moment où pour ces raisons, le film a été interdit en Angleterre, en tout cas de diffusion à la télévision, mon père a choisi de s’exiler et a perdu sa citoyenneté anglaise pour devenir nomade. Il est parti dans différents pays (Scandinavie, États-Unis) où il a connu d’autres mésaventures avec la censure. Ce qui fait qu’il n’est pas reconnu comme un cinéaste anglais, ayant fait la majorité de son œuvre ailleurs. C’est bien connu que les systèmes n’aiment pas les gens qui voyagent et dans le cinéma cela se vérifie aussi. À partir du moment où on n’a pas un pied dans un pays, on ne s’occupe pas de son œuvre. Il n’y a pas dans le monde, par exemple, de cinémathèques qui s’occupent des œuvres de Peter Watkins, même si en France on essaie d’en récupérer une partie. Donc, le gros problème aujourd’hui, c’est que ses films sont pratiquement impossibles à voir.

Un mot sur le fait qu’il ne soit pas là. Il a plus ou moins arrêté de faire du cinéma. Il a plus de soixante ans maintenant et est un peu fatigué d’avoir lutté contre une certaine forme de culture et de cinéma, en pointant leurs dysfonctionnements – même si ses films ne donnent pas de réponses. Il a également critiqué les médias qui le lui rendent bien. Il est donc vraiment très isolé. Il a tout le temps été un peu en marge, mais aujourd’hui, où justement les médias ont pris beaucoup d’importance, c’est très difficile pour lui de combattre seul.

Aujourd’hui il s’est posé en Lituanie, où il travaille sur des projets très personnels qui ne coûtent pas d’argent. C’est donc rarement du cinéma. Il a aussi arrêté parce que ses projets n’aboutissaient plus, personne ne voulant les financer.

Pour revenir à ses choix de formes, il a été un des premiers à utiliser la technique du reportage dans une fiction, par exemple en permettant la prise de conscience de la présence de la caméra, avec les gens qui regardent l’objectif, lui parlent. On est toujours conscient du fait que c’est un film, ce qui donne le coté documentaire, même si c’est très fictif. Par exemple, outre La bombe, Punishment park a été construit sur les mêmes bases. Il est parti d’une situation très réelle, le racisme, la répression policière, la guerre du Vietnam, en l’extrapolant. C’est à dire en imaginant mettre dans des camps, tous les éléments subversifs de cette société pour les ramener dans le droit chemin ou les enfermer. Et ensuite les médias seraient invités pour juger de l’impartialité de cette pratique. La technique du documentaire était poussée si loin que le gouvernement suédois a protesté officiellement auprès de l’ambassade américaine, en disant qu’il était scandaleux d’organiser de tels camps. Il a vrai­­­­­­ment touché une sorte d’élément de vérité, de politique-fiction où il utilisait les mêmes schémas de manipulation que ceux utilisés par les médias en général. Mais là il mentait vraiment, en disant que l’objectivité des professionnels n’était que du mensonge parce qu’on pouvait faire la même chose avec de la fiction pure. C’est surtout ça qui l’a isolé comme un réalisateur original et assez nouveau, mais aussi isolé de ses pairs, journalistes, réalisateurs, etc.

Est-ce que cet isolement était dû plus au contenu ou à la forme de ses films ?

Effectivement, ce n’est pas tant le sujet que la forme. Il y a des choix qu’on n’a pas le droit de faire dans le cinéma, ou bien si on les répète trop souvent, on est considéré comme quelqu’un qui ne respecte pas son public parce qu’on n’utilise pas la même forme narrative, les mêmes discours, le même langage. Ce que mon père dit, plus particulièrement dans ses films les plus récents, c’est qu’on peut utiliser un langage autre que le langage holly­woodien, qui malgré tout traverse la plupart des œuvres, même de cinéastes engagés. Il a voulu montrer au spectateur qu’on est pas obligé de faire un montage rapide, d’avoir une histoire linéaire. Il ne dissocie jamais la forme du fond. Par exemple, dans Le voyage qui est un film très long (quatorze heures), il propose une autre expérience, un cinéma non directif qui n’est pas rapide. Il trouve qu’habituellement il y a trop d’informations, et chaque coupe est déjà une manipulation. Quand on coupe d’une image à une autre, le spectateur ne connaît pas les choix politiques, idéologiques ou même esthétiques inhérents au montage. Cela passe naturellement, comme si c’était la vérité. Dans Le voyage, il explique au début du film, qu’à chaque coupe il y aura un signal indiquant qu’on a décidé de couper, de changer d’images, de changer la place de la caméra. Dans le même ordre d’idée, dans ses fictions il choisit d’utiliser les gens dans leur propre rôle. Et quand on s’écarte des standards professionnels établis, c’est très dur d’être crédible. On considère aussi qu’il s’est retourné contre son propre outil et que donc, on ne peut pas lui faire confiance.

Peut-on parler de cinéma didactique ?

Oui, et c’est même un aspect essentiel de son travail depuis dix ou quinze ans, avoir une approche pédagogique par rapport à l’image. C’est pourquoi il a fait autant de travail sur l’éducation à l’image dans les écoles et les universités, pour développer un regard critique, particulièrement sur la télévision. Il préfère maintenant présenter ses films dans des écoles et en discuter avec les gens, plutôt que de les présenter à des professionnels. Il faut que les gens puissent être des cinéastes et des communicateurs en puissance.

Il a suivi un cheminement où il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus se contenter d’utiliser les techniques de manipulation et de traitement de l’image pour dénoncer. Ça donnait une vision très pessimiste du monde et puis où était la solution pour les spectateurs ?

Par la suite, il a voulu impliquer les gens par un chemin plus personnel, mettre en scène la vie et donner des rôles forts à des gens ordinaires. Dans le voyage il a fait le film avec des familles à travers le monde. Dans la cuisine autour d’une table, on parle des grands problèmes du monde sur un ton très informel. Ces personnes réalisent aussi des parties du film, des petites fictions. Il n’y a plus de coupures entre l’histoire et les gens. Comme une remise en cause de la segmentation dans le monde, l’isolement entre les individus, la segmentation entre les différentes formes artistiques, les formes de pouvoir, des choses qui vont au-delà de la question du cinéma.

Propos recueillis par Christophe Postic et Francis Laborie

Rencontre aux sommets

Nous avons rencontré Catherine Marnas, metteur en scène de théâtre, de retour de la rencontre internationale au Chiapas et lui avons demandé son point de vue sur le mouvement zapatiste.

« Croire au monde, c’est ce qui manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. » Gilles Deleuze.

Pour reprendre chronologiquement, j’ai suivi les événements du Chiapas depuis le premier janvier 1994, date de la signature du traité de libre échange, l’Alena, avec les États-Unis. En référence avec Zapata, c’était un peu symbolique pour le mouvement de dire que les Indiens étaient les grands oubliés de l’histoire. Or la grande idée de Marcos est justement de dire que la révolution de Zapata n’est jamais arrivée dans le Chiapas. J’étais au Mexique où j’ai monté Roberto Zucco de Koltès et il se trouve que dans la distribution il y avait un certain nombre d’acteurs qui faisaient partie de la « société civile » soutenant le Chiapas. Je me désespérais un peu de l’écho – ou du non écho – que les paroles de Marcos avaient en France. Au mieux on se servait de sa figure, ce qui est plutôt le côté anecdotique, le côté culte de la personnalité. Mais ses communiqués qui sont magnifiques, on en avait très peu d’échos. Mon moyen d’expression étant le théâtre, j’ai décidé de monter un projet autour des écrits de Marcos et de quelques textes de Che Guevarra. Tous deux avaient comme modèle dérisoire Don Quichotte et je voulais faire le lien à travers cette figure. Je suis donc allée à la première Rencontre Intercontinentale contre le néo-libéralisme et pour l’humanité qui se tenait dans le Chiapas, fin juillet pendant huit jours. Par rapport au mouvement, les films présentés à Lussas datent un peu, surtout sur la chronologie. Mis à part des cassettes de propagande sur le mouvement qui circulent clan­destinement au Mexique, Juan Carlos Rulfo s’étonnait qu’il n’y ait pas eu plus de cinéastes qui prennent le relais. Marcos a aussi focalisé l’intérêt de la fiction. Mais je me demande quelle serait la place pour des films autres que sur un personnage, ô combien charismatique, ou des œuvres de diffusion qui feraient connaître le mouvement. Ce qui est incroyable à Lussas, c’est l’écho inouï que suscite cette « Rencontre Internationale ». Ça me conforte dans l’idée qu’il faut absolument transmettre cette parole utopique qui réveille chez les jeunes, n’ayant pas l’occasion de l’entendre à travers les médias, un espoir fantastique.

Oui mais c’est un espoir qui est toujours ailleurs…

Non, pas toujours. Marcos, dans un de ces textes, dit : « je suis gay à San Fransisco, femme dans une assemblée de machos… ». C’est une pensée résolument post-marxiste tenant compte de tout ce qui s’est passé mais qui en appelle à l’union internationale contre le néo-libéralisme. C’était aussi un petit peu l’idée du « Che ». L’idée de Marcos n’est pas que les gens viennent pour défendre les indiens, ils sont assez grands pour le faire eux-mêmes, mais de mettre en place un réseau international pour qu’ils arrêtent de lutter dans leur coin ou même de ne plus lutter. Certains lui ont reproché d’être sur Internet mais sans cela, il n’y n’aurait peut-être pas eu une diffusion aussi rapide.

Quelles réflexions ou quelles critiques vous inspirent ces huit jours passés là-bas ?

J’ai été très critique mais ça ne change rien à ce que j’ai dit sur les paroles de Marcos. La déception vient que dans l’organisation je ne les ai pas retrouvées. Je sais que c’est une organisation militaire mais pour moi il y a des choses qui nous ont été imposées et qui n’étaient pas nécessaires. Pour être très claire, ma critique s’adresse plutôt à la réponse apportée par certains participants que finalement à l’organisation elle même. Il y avait là une sorte d’expiation petite-bourgeoise à la Mao avec laquelle je ne suis absolument pas d’accord parce que justement la parole de Marcos est complètement novatrice par rapport à ça. C’est à dire : on ne va pas refaire l’histoire ni recommencer les erreurs antérieures. Donc si on veut avoir une chance que ce mouvement aboutisse, j’ai pas du tout envie que ça se passe comme cela. Pour citer l’exemple de la séparation des participants, les femmes à gauche, les hommes à droite, au moins qu’on m’explique pourquoi. Là quelqu’un a pris la parole avec toute la mauvaise conscience néo-colonialiste pour dire qu’il faut respecter les traditions indigènes. Or les traditions indigènes je les connais, ce ne sont pas celles là. C’est une tradition guerrière, militaire mais non indigène. Où encore l’obséquiosité vis à vis des « passe-montagnes ». Pour moi ce n’est pas un dialogue d’égalité.

Malgré tout, la leçon optimiste, j’espère, c’est que ça attire des gens nouveaux, qui ont des craintes par rapport à ce que je viens de dire

Pour en revenir aux images, est-ce qu’il y a eu une réflexion sur la médiatisation de Marcos ?

C’était très drôle car il y avait tout un discours sur les dangers de l’image mais en contradiction, il y avait une forêt de caméras. Là encore, ça ne correspond pas à la position de Marcos.

Est-ce qu’il y avait des zapatistes qui filmaient ?

Je n’en ai pas vu. Mais par contre ils utilisent les volontés de ceux qui les soutiennent pour dire ce qu’ils ont à dire et pour suggérer éventuellement des choses. Par exemple ils refusent des interviews à Télévisa, qui a le quasi-monopole sur les chaînes de télévision. C’est un secret pour personne qu’ils sont très proches du gouvernement. Télévisa a rendu compte des événements du Chiapas de manière absolument éhontée et c’est à la suite de ça qu’il y a eu une mobilisation énorme des gens. Ils sont descendus dans la rue. Pour la première fois ils se rendaient compte que Télévisa n’était pas une télévision objective. Par contre, la presse écrite mexicaine était très représentée.

Propos recueillis par Sabrina Malek, Christophe Postic et Éric Vidal

Si bleu, si calme

Écrit en collaboration avec des prisonniers de la prison de la Santé, Si bleu, si calme nous plonge au cœur de l’enfermement, dans son noyau le plus dur. Comme un écho situé à la lisière du visible, leurs voix évoquent ces territoires limites où les images s’épuisent devant la souffrance des hommes. Face à la violence psychologique engendrée par la détention, les phrases nous guident de l’intérieur, dessinant les contours d’une cartographie intime dans laquelle chaque individu ne cesse d’osciller entre un dedans et un dehors. Fragiles, tendues, poétiques, elles occupent les interstices du montage photographique pour mieux le « trouer » et rendre ainsi « visible » des choses qui ne seraient peut être pas apparues dans d’autres conditions. Ce choix formel – le lieu de l’enfermement est toujours celui de l’image fixe – les saisit en train de légender et le récit qui se construit, permet d’entendre un discours autre sur la prison. C’est la grande force du film que de réussir à créer un espace intermédiaire invisible, à partir duquel les hommes semblent se dédoubler pour porter un regard sur leur condition. Les images deviennent les leurs et le film avec. S’installe alors progressivement le sentiment d’être guidé par un seul homme aux voix multiples.

…Un jour elle a cessé de venir, elle a cessé de m’écrire. Je l’ai rêvée comme on rêve une rivière en plein désert. J’étais déshydraté.

Alain Ternus (coauteur)

Entretien avec Eliane de Latour, réalisatrice et Jacques Verrières, co-auteur de Si bleu, si calme.

Pourquoi ce choix des photographies ?

Eliane de Latour : C’était une évidence à partir du moment où le film que je voulais faire était un film sur l’imaginaire des détenus et non sur les conditions carcérales. Il s’agissait de travailler un espace et un temps qui étaient décalés. Si j’avais eu une caméra, j’aurais saisi le présent et l’instant. Là, cela ne m’intéressait pas. Plutôt travailler cet imaginaire et cette recomposition, cette reconstruction des détenus à l’intérieur de leur cellule. Et pour cela il fallait à tout prix éviter « l’effet loupe » et la richesse trop importante du 24 images par seconde qui aurait « écrasé ». Il fallait que je trouve un système permettant une mise à distance juste et un travail des éléments (photographies, sons, voix, sons de présence, rythmes et chants…) de façon dissociée pour recomposer ce temps – d’un an, de dix ans – qui est celui de l’enfermement et non celui d’un instant présent dans la cellule. De cette façon je ne suis pas soumise à la logique du plan synchrone qui a sa propre logique narrative interne. La photo au contraire me permet de « dilater » le temps pour recomposer cet espace et ce temps intérieur. De donner à voir quelque chose qui est de l‘ordre de l’enfermement et non pas de la saisie du prisonnier dans sa cellule. L’image fixe correspond à la mise hors action des détenus, la mise hors-la-vie, à ce temps qu’ils recomposent eux-mêmes par l’imaginaire, la pensée, l’évasion. Par quelque chose qu’ils superposent à l’institution carcérale. J’oppose ça, cet espace personnel, ce monde intérieur, au monde collectif institutionnel carcéral qui lui est capté dans l’instant du plan synchrone qui permet de saisir ce temps ritualisé.

Comment s’est déroulé le travail d’écriture ?

E. de L. : Le projet de ce film est né, suite à un atelier que j’animais à la prison de la santé, et j’avais été frappée par l’opposition entre la prison uniforme sérielle et la prison de chacun. Je leur ai demandé de répondre par écrit à la question : comment surmonte-t-on la privation de liberté ? Ces textes devaient devenir des voix off. On a travaillé sur la forme pour qu’ils deviennent des textes de cinéma. Mais j’ai pris les histoires telles qu’elles arrivaient, sans intervenir sur le contenu. Il était hors de question de faire une sélection. Ces histoires reflétaient une variété de mondes intérieurs, totalement dissemblables les uns des autres.

Jacques Verrières : On écrivait quelque chose qui n’était pas forcément réalisable en écriture cinématographique et c’est là qu’Eliane est intervenue. On a aussi travaillé sur le choix des images et sur la façon dont les mots pouvaient coller à celles-ci.

E. de L. : Pour faire des photos dans les cellules j’ai été complètement guidée par ce qu’ils avaient écrit et ce que je ressentais d’eux. Elles étaient très proches de leurs textes. On se connaissait bien et on se parlait beaucoup. Ce sont des photos avec un regard très « armé ».

Et cette impression d’un seul « homme aux voix multiples » ?

E. de L. : C’est le montage. J’ai travaillé avec Anne Veil qui était tout à fait extérieure au contexte. On a commencé par monter chaque histoire séparément – qui étaient comme des petits courts métrages indépendants – mais traversées par la même question. À un certain moment il a fallu les « casser » pour les mêler à nouveau et qu’elles se répondent les unes les autres. D’une cellule à l’autre il y a toujours quelque chose, comme un fil rouge, qui renvoie de manière non explicite à la scène d’après. Et c’est ce qui, finalement, donne un film sur l’enfermement et pas huit courts métrages sur les cellules. Les choses se répondent, se reflètent.

À un moment, nous nous sommes demandés si vous aviez été dépossédée de votre film, ou s’il s’agissait d’un mise en retrait volontaire ?

J. V. : J’ai vu pas mal de films sur la prison. J’ai l’impression que souvent les réalisateurs prennent possession du film de façon vampirique. Éliane s’est mise à notre service. Tout a été fait en fonction de notre texte et c’est ce qui donne cette vérité. Dans une suite d’interviews avec des détenus il n’y a pas la même force. Face à la caméra, on ne réagit pas de la même façon et les réponses ne sont pas forcément au plus profond de ce que l’on peut penser. L’écriture l’est plus. C’est le montage qui donne au film cette mobilité dans la juxtaposition des histoires.

E. de L. : Sur ce principe de la dissociation entre le temps de l’expression et le temps de la réflexion, si je vous pose une question vous allez répondre de manière immédiate. Alors que là, j’installe un temps très long entre la question et la réponse qui est le temps du retour dans la cellule. Ce qui donne une autre « nature de réflexion » à la réponse.

J. V. : Cela aurait été différent si le travail d’écriture avait été commun. Par nature la prison c’est la solitude. Dans un travail en commun, il y aurait eu une position médiane car on ne réagit pas forcément pareil à une souffrance qui peut être la même. À la fin on a l’impression que huit histoires différentes peuvent refléter la même journée d’un détenu qui réagit différemment selon l’heure et ce qu’il pense.

Texte et entretien Christophe Postic et Éric Vidal

Voisinage de l’absurde

Nous avons rencontré Vincent Amiel, critique de cinéma à Positif et Malgosha Gago, journaliste et coordinatrice de la rétrospective.

Quand vous dites que Kieslowski n’est pas un cinéaste « militant » mais un cinéaste « engagé », quelle différence faites-vous ?

Malgosha Gago : Je peux dire qu’il n’y avait pas de cinéastes militants en Pologne à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix. Cela a été possible seulement après les années quatre-vingt. Un vrai militant politique était un dissident ayant passé des années en prison et, dans le cadre du système communiste, son film n’aurait jamais été montré. Dans la vie idyllique décrite par les autorités, tout le monde s’entendait bien. Il n’y avait pas de classes, il n’y avait pas de luttes. Mais ce système n’a jamais existé. La seule façon de démonter le mensonge ambiant était de montrer la réalité brute. Kieslowski a dit à plusieurs reprises que cette description était nécessaire pour analyser les défauts du système. Il voulait décrire, c’est tout. Et tout le monde pouvait s’y reconnaître parce que tout le monde avait les mêmes problèmes. Dans ses films – celui sur l’usine par exemple – on voit les contradictions naître entre les gens du Parti, les dirigeants et les ouvriers. On voit qu’il y a deux classes, que l’aliénation existe. Quand il montre l’hôpital, c’est pour pointer les dysfonctionnements d’une société où quasiment rien ne marchait. Kieslowski n’est pas un homme politique. La démocratisation de la Pologne ne l’a pas intéressé. Ce qui l’intéressait, c’était retrouver la place de l’homme. Il se posait des problèmes éthiques plus que politiques.

Quelle est la place du montage qu’il accorde dans ses films ?

Vincent Amiel : Pour moi les documentaires de Kieslowski sont extraordinairement mis en scène, une mise en scène qui annonce celle que l’on retrouvera dans ses fictions. Elle concerne les effets de réel : un montage abrupt, des gros plans soudains, une volonté de non explication que l’on retrouve dans Le décalogue ou dans La double vie de Véronique et dès les premiers courts métrages des années soixante-dix. Au-delà de ces effets de réel, la mise en scène est constante dans le cadrage et surtout dans les figures de style de chacun des films. C’est à dire, très souvent, des répétitions qui évoluent dans le temps. Cette mise en scène est intégrée dans le montage. On retrouve, dans Le décalogue ou dans Rouge, des figures de mise en parallèle dans ces espèces de vie qui se croisent, qui auraient pu se ressembler absolument et qui seront un petit peu en décalage. On a ça dans la moitié des documentaires des années soixante-dix. Cette vision me semble très construite, dans ce rapport au réel qui met en scène l’évidence et la transparence avec les paradoxes que cela entraîne. Le montage renvoie très peu au montage articulatoire du cinéma américain, du cinéma narratif traditionnel. Il n’articule pas des actions de façon à ce qu’on les comprenne, mais il met côte à côte des situations, des actions, des personnages en laissant le soin au spectateur de comprendre, dix minutes après, la raison de ce voisinage. On retrouve ici des gens comme Vertov ou, aujourd’hui, quelqu’un comme Godard. Je crois que jusqu’au bout de son œuvre fictionnelle, il s’est tenu à ce type de montage. Dès les premiers films, c’est un cinéma extraordinairement maîtrisé et qui ne se contente pas de saisir le monde mais qui l’ordonne. Son regard passe par le montage. Il le travaillera par la suite dans ses fictions de manière plus formelle. Dans La double vie de Véronique on sent que ce qui l’intéresse ce sont les effets de rythmes, les effets de ruptures ou de correspondances : un visage, un autre visage, la pluie, une photo, puis une autre photo, etc., un travail considérable qui se situe plus sur un plan dramaturgique, esthétique que thématique. Pour lui, le documentaire a été une école de montage. Ce qui est drôle c’est que dans L’amateur, un de ses premiers films de fiction des années quatre-vingt, il explique comment on peut découvrir le montage, comment coller des plans et des situations, comment on apporte du sens que l’on a pas forcément prévu au début.

Il y a chez Krzysztof Kieslowski une volonté de prendre parti ou est-ce juste un constat neutre ?

Vincent Amiel : Il y a un parti pris mais dans la forme, on a l’impression qu’il ne fait que rendre compte de ce qui se passe. Il montre des gens qui souffrent, des gens au travail et puis, à côté de cela, des bureaucrates pris dans un fonctionnement qui recouvre la réalité humaine des individus. Sans aucune explication, aucun discours il les met en parallèle. De cette mise en parallèle, c’est à nous de tirer les conclusions. Il n’y a aucun discours de dénonciation ou même de démonstration. Ce sont vraiment des mises en voisinage de situations. C’est sans doute ce qui lui a permis avec une plus grande facilité de franchir toutes les questions de censure.

Apparemment, il n’a jamais eu de problèmes avec ses scénarios. Je crois que tous ses films sont passés à la télévision polonaise, effectivement parce qu’il n’y a pas de dénonciation explicite. Il est dans un système où la logique est tellement absurde qu’il suffit de coller à cette logique sans avoir besoin de la dénoncer pour que son exposition même soit suffisante.

Propos recueillis par Bruno Dufour et Éric Vidal

Ricordando Fortini

Un instant d’histoire de Franco Fortini en compagnie de Marie-Pierre Muller.

Pourquoi avoir choisi Franco Fortini ?

Parce qu’il est mort en décembre dernier, et que ça n’a pas été remarqué en France qui est un pays qui a l’ignorance arrogante. C’est une figure de penseur, d’essayiste et d’écrivain, une des plus importantes d’Europe, qui a disparu. Il a eu un lien tout à fait particulier avec le cinéma. Il n’a pas réalisé de film lui même mais il a plus qu’inspiré un film de Straub-Huillet, « Fortini cani ». Le texte est de 1967 et le film de 1975. Si on voulait vraiment lui mettre une étiquette on dirait qu’il est à la fois co-auteur, personnage principal et objet. Il y avait là une occasion de réfléchir sur une relation texte et cinéma ; sur une certaine façon d’aborder le cinéma politique aussi. Le film de ce matin All’armi siam fasciti est l’une de ses premières contributions au cinéma. Il en a écrit le texte. La personnalité de Fortini fait surgir plein de questions. Dans l’Italie des années 1973, il a aussi écrit les textes d’un film sur les grèves ouvrières de Turin. Il a participé à plusieurs entreprises de cinéma en Italie. Il y a eu entre lui et Pasolini un jeu d’écho, de questions réponses, de questionnements mutuels qui a duré longtemps, trente ans, rassemblés dans Attraverso Pasolini.. Fortini n’a cessé d’interroger la place de l’artiste et du poète dans la société, le rôle civil de l’intellectuel. Il n’a cessé de se demander ce que signifie prendre une position et quelle position ? C’est une figure de ce que j’appellerais le comportement critique, en tant que philosophe, poète, écrivain, et traducteur même. D’ailleurs le livre est soustitré, Histoire à deux voix et une passion de culture, de littérature et politique, le recueil d’échange avec Pasolini.

Est-ce que c’était pour lui une envie d’essayer d’harmoniser une écriture littéraire et cinématographique ?

Non, pas du tout. Il a toujours dit qu’il n’était pas un spécialiste de cinéma, que le cinéma était un art, et qu’il le prenait simplement en tant qu’objet et pas du tout de l’intérieur. Je crois que ce qui caractérise les réactions entre un texte de commentaires et une bande d’images, c’est la fonction critique au sens large, non pas la fonction de critique. C’est une position qui essaye de combiner les différentes formes de positions critiques, l’approche critique des réalités, des images, de la télévision même. « I cani del Sinaï »  (Les chiens du Sinaï) est un livre qu’il a écrit en 1967 au moment de la guerre israëlo-égyptienne. Il a dit après l’avoir écrit, « les muscles tendus et dans la rage ». Il a réagit à ce qu’il sentait être un déferlement de mauvaise conscience en Italie, c’est à dire une attitude de soutien à Israël qui se doublait d’un racisme anti-arabe et d’un mépris de l’Autre extrêmement violent. Cela s’appuie sur l’ombre coupable des années du fascisme jamais affronté, jamais liquidé, jamais pensé par la société italienne.

Ceci dit, au tout début du texte, comme au début du film, il dit « les journaux télévisés, arme totale ». Le correspondant de la chaîne a rigolé, et son fantôme résume toutes les qualités positives de l’occidental cultivé moyen . Le message fondamental est « je suis objectif ». Ici commence le travail critique de Fortini sur l’opinion publique et les médias de l’époque, en 1967. C’est une mise en question des images, les images que les spectateurs intégreront ensuite, sont des images habitées, vécues, où circule l’histoire, où circule ce que Straub et Fortini appellent « l’absence », dans des paysages qui sont des paysages destinés à être habités par l’histoire. Dans la traduction française faite en 1977 de Les chiens du Sinaï aux éditions de minuit, il a écrit une postface qui parle du film de Straub-Huillet. « La pensée dominante du film c’est non pas ici mais ailleurs ce qui signifie non pas aujourd’hui mais hier et demain ». C’est comme dans le plan cinématographique, dans l’image du paysage, dans l’image des lieux, où peut se représenter le passé et l’histoire, et l’on se situe plus dans l’aplat du présent. On est à la fois hier et demain. C’est à dire que l’on est dans la distance et c’est bien de distancier dont il s’agit puisqu’on est dans la distance de la pensée. Donc voilà, c’était pour faire connaître Fortini parce que ses textes ont été traduits en France de manière très partiale et fragmentaire.

Est-ce que chez Fortini c’est une réflexion sur, transmettre la mémoire ou comment transmettre la mémoire ?

M-P.M. : Les deux. Mais je pense que mémoire n’est pas le terme tout à fait approprié, je parlerais plutôt d’histoire. Comment le présent est investi, hanté par l’histoire. La mémoire des hommes n’étant qu’un des relais de cette chose là. Ou comment l’histoire investit le présent dans les signes et comment on peut apprendre à les déchiffrer ou à les faire déchiffrer. Ce long panoramique sur les montagnes est assez exténuant, mais on demande au spectateur de lire, ne serait-ce qu’une feuille qui bouge. Puis sur la base d’un texte et d’un effet de rappel du passé, d’essayer de voir si ce lieu là n’est pas comme tous les autres et ne peut être regardé comme un lieu hanté, ou comme un lieu qu’on doit investir avec sa propre pensée autonome, sa mémoire, et penser son histoire. C’est pour cela qu’il dit, ce n’est pas « aujourd’hui » mais c’est « hier » et « demain ».

Effectivement, mais ce que l’on y voit aussi, c’est un temps qui est là et qui sédimente la mémoire.

C’est tout à fait ça. Tu mémorises. Tu utilises ce qui s’est dit et tu commences à lire. C’est une forme d’entrainement du regard.

Ici l’image n’est-elle pas utilisée comme Schœnberg utilise le silence pour faire ressortir les sonorités ?

C’est juste, j’ai repris un peu mal dans le catalogue, un morceau de cette fameuse postface. Je vais vous la lire de façon un peu plus complète. Vous allez voir c’est exactement ce que vous dites. Les intentions du film sont différentes de celles que moi j’avais en faisant une biographie sur Fortini. Ce qui est dit, est dit avec d’autres instruments, c’est à dire les instruments du cinéma. Ce qui est dit se dilate vers un sens plus profond et plus important. « Le panoramique sur les montagnes ne dit pas seulement ce qui s’y est passé », puisqu’il s’agit d’un fait de l’histoire de la résistance.» Il ne dit pas seulement le calme qui aujourd’hui recouvre les lieux des antiques massacres et des massacres les plus modernes. Ce panoramique dit aussi que cette terre est un lieu habitable par les hommes et que nous devons l’habiter. C’est alors que Straub me demande de me taire. » C’est exactement ce que l’on disait. Au moment où le texte s’arrête, celui qui regarde investit le lieu dans son histoire avec le temps. Comme il est écrit dans « le temps retrouvé », « il faut que croisse l’herbe non pas de l’oubli mais des œuvres fécondes sur laquelle les générations futures viendront peu à peu faire leur déjeuner sur l’herbe sans se soucier de qui dort en dessous. Cela est dit dans le rapport entre les raisonnements et les invectives du texte et l’attention de la caméra ». Rapport entre un texte qui invective, un texte de colère et une caméra attentive.» Straub a éloigné et clos pour toujours non seulement l’épisode de l’interminable « Jürgen Frage » (Question d’Enfance) mais aussi ma tentative de régler certains comptes et de m’en débarrasser ».

Est ce que l’on peut parler d’autobiographie ?

Dans le livre, Fortini, met en jeu sa biographie. C’est lui même. Je ne dis pas autobiographie, je dis « sa biographie ». Le livre parle essentiellement de son père et de lui, de son éducation, de son « élevage » dans son roman d’enfance. Il parle de son père, avocat, juif, florentin, anti-fascite et qui a payé en compromis et en souffrance. Fortini met en jeu sa judaïté d’origine puisqu’il se rapprochera de « La chiesa Valdèse ». Il était juif pratiquant et il raconte dans le livre ses sentiments, ses réactions à des réunions de groupes sionnistes auxquelles il participe à Florence et avec lesquels il entre en désaccord. Cela l’a conduit de manière douloureuse à s’interroger sur lui même et à remettre en jeu sa biographie pour assumer sa position politique contre ces bien-pensants italiens qui, à l’époque, ne voulaient pas régler les comptes avec leur passé fasciste.

Avec l’utilisation d’un ton ironique dans All’armi siam fascisti n’a-t-il pas voulu déclencher chez le spectateur une forme de perversité. Lorsque tu regardes le film, tu souris parfois sur quelque chose de fondamentalement dramatique ?

Ces moments qu’il a choisi pour être dans l’ironie, sont les moments qui renvoient le plus à quelque chose de basique, dans une certaine culture italienne. C’est pour cela que je disais tout à l’heure que la critique s’adresse autant au spectateur qu’au sujet du film.

Les parties du film qui manient un peu les formules ironiques et font sourire, sont adressées au spectateur italien du boom économique des années soixante, celui qui représente « le fameux petit bourgeois », que Pasonili a tant détesté.

Par le travail dialectique du montage lorsque Hitler et Mussolini sont ensembles, dans le son et dans les images, il y a un deuxième degré par rapport à l’Italie et aux italiens, qui veut dire, vous (italiens) avez eu le même rêve (que les allemands) même si vous pensiez avoir été moins méchants, moins dangereux que le nazisme. Même si Mussolini a fait bonifier les marais, il a représenté une culture meurtrière.

Fortini fait ici une analyse strictement marxiste en mettant fortement en jeu la notion de lutte des classes. C’est là aussi, à l’époque une façon de placer les italiens devant une histoire qu’ils auraient tendance à considérer comme pas si terrible. C’est a dire que la blessure majeure serait 43-45, elle n’est pas avant, la blessure majeure c’est que des tas d’italiens sont morts à la guerre et que la guerre a été horrible. Mais ce à quoi implicitement il renvoie c’est au consensus, ce consensus des années trente, et donc à vingt ans de régime d’étouffement. Les italiens ne sont pas dedouanés dans le film et ce sont les italiens d’aujourd’hui (1960) qui sont mis en cause.

Propos recueillis par Arnaud Soulier et Davide Daniele

Premiers films

Rencontre avec des premiers films. Cyril Kamir pour Le Mari de la femme du boulanger c’est mon frère, (sélection française) et Waldeck Weisz pour Sans adresse, porte de Bercy (Scam).

Pouvez vous nous faire chacun un rapide historique de votre film ?

Cyril Kamir : Je n’ai rien décidé. Je travaillais dans la production et j’en avais marre de bosser sur les films des autres. J’ai fait ce stage des Ateliers Varan qui m’a permis de passer en trois mois, d’anonyme total à inconnu avec un film dans les mains, qui peut dire aux gens « voilà j’ai fait ça ». C’est tout.

Combien de temps s’est écoulé entre le moment où tu as envisagé de faire Varan et la fin du montage ?

C. K. : À peu près six mois. Au début c’est une question de dossier, puis trois mois de stage. Tu tournes et tu montes à peu près en un mois et demi, voire moins si tu es à la bourre. Tout d’un coup tu as la preuve matérielle peut être pas de ton existence, mais que tu es capable de faire quelque chose. Tu es productif. Pour beaucoup de gens cela peut sembler parfaitement naturel et normal. Pour d’autres c’est de la science fiction. Il y a beaucoup de gens qui ont envie de faire des films et qui ne les font pas. Peu importe la formation, peu importe la façon. Tu finis toujours par faire ce que tu as envie de faire. J’avais écrit des projets documentaires et on ne me prêtait aucun crédit parce que je n’avais rien fait. Maintenant quand je frappe à une porte, je dis : voilà, j’ai écrit un scénario, je l’ai réalisé dans tel cadre, en plus ça a été sélectionné à Lussas, c’est pas désagréable… Les portes s’ouvrent.

Waldeck Weisz : Moi, c’est un projet que j’ai porté deux ans. Une boîte de prod de copains de Censier m’a aidé et j’ai obtenu une bourse de la Scam. Nous deux, nous avons un parcours très différent. Mon projet de faire des films est là depuis l’adolescence. Pour Cyril c’est quelque chose qui est venu tard. J’ai fait des études pour. J’ai appris des choses et un jour on passe à l’acte. Comme pour Cyril, à un moment donné il y a une espèce de déclic qui fait qu’on passe à l’acte. À quel moment ? Pourquoi ? Je ne sais pas.

Pourquoi le documentaire ?

C. K. : J’ai des projets de documentaires mais j’ai quand même une attirance pour la fiction. J’ai travaillé à la radio pendant longtemps, fait énormément de montage-son sur des petites interviews, des micros-trottoirs et c’est la curiosité qui me pousse à aller voir ce qu’il se passe chez les gens. La fiction, ça vient quant on est débordé d’idées et que l’on peut se permettre de remplacer la parole des autres par la sienne. Pour le texte comme pour les images. Pour l’instant le quotidien est bien plus fort que ce que j’ai dans la tête.

W. W. : Moi, je ne vois pas les choses comme ça. Je n’arrive pas trop à faire la différence entre le documentaire et la fiction. Le documentaire est très scénarisé dans ma tête, autant qu’une fiction. D’ailleurs, mon film est écrit, celui de Cyril, non.

W. W. : Oui, j’ai écrit, Cyril non.

Cyril, tu disais qu’au montage tu t’es aperçu qu’il te manquait des plans…

C. K. : Oui, je n’avais jamais fait de cinéma. Je connaissais le travail du cinéma dans un bureau. J’ai appris. J’ai fait des erreurs. J’ai filmé sans penser au découpage ou au montage. Au moment du montage je me suis retrouvé vraiment dans « la merde ».

Y a-t-il eu des rencontres importantes pour vous ?

C. K. : Oui, Leacock, sa vie, sa façon d’être. C’est la rencontre la plus importante que j’ai faite. Il explique simplement comment il fait les choses. Ça m’a conforté dans mes choix.

W. W. : Non, ce ne sont pas des rencontres de personnes. Ce sont des films que j’ai vu, des livres… sur des années. Après le film oui. Pas pour le faire. Pour le voir autrement après oui. Je pense que l’on n’apprend pas à être réalisateur. J’ai été cherché une culture à Censier, j’y ai trouvé ce que je cherchais. Ce n’est de toute façon pas la technique qui permet de faire un film et ce n’est pas parce que l’on fait un film que l’on est réalisateur.

Comment réagissez vous aux projections de votre film ?

C. K. : En général, je sors de la salle quand le film est projeté. Je n’assume pas les émotions que je ressens.

W. W. : J’aime le début et la fin. Comme lorsque je vais au cinéma. Les débats autour non. Le film est là et ça suffit. Je pense que de toute façon à un moment le film ne t’appartient plus. Un débat c’est bien quant il y a un mec comme Samuel Fuller. C’est un film à lui tout seul.

C. K. : Comme Leacock aussi.

Comment choisissez-vous vos sujets ?

W. W. : J’ai choisi un sujet d’actualité. Cela m’intéresse. Je vis avec. De la même façon des cinéastes m’intéresse plus que d’autres. Ken Loach par exemple. Mon prochain film est aussi en plein le social. C’est le portrait d’un médecin qui travaille avec des toxicomanes et des gens défavorisés.

Cyril pourquoi as-tu choisi un membre de ta famille ?

C. K. : Au départ, je devais filmer quelqu’un d’autre qui n’était pas disponible. Mon frère, je le connaissais et je ne le connaissais pas. Je l’ai découvert en le filmant, c’est plus dur peut être… Mon film prend un peu le contre-pied de celui de Waldeck. J’ai pris un mec qui a réussi. La société va mal. Il faut injecter des trucs pour aller bien, comme une bouffée d’oxygène. Mon prochain film, je le pense de la même manière : des garçons et des filles homosexuels qui ont un enfant. Ce n’est pas parce que tu es homosexuel que tu ne peux pas connaître le bonheur d’avoir un enfant.

W. W. : Moi je n’ai aucun lien avec ces mecs, mais j’aime l’idée que la famille on se la fait. Ces gens me sont plus proches que nombre de mes cousins. Je les ai choisis et ils m’ont choisi. Le film c’est fait avec eux.

Propos recueillis par Anne Rogé et Arnaud Soulier