Voyage au bout de l’absurde

Eric et Vincent sont deux anciens « casques bleus » redevenus aujourd’hui simples civils. Le récit de leurs expériences en Bosnie est éloquent sur la mission qui va leur être confiée : ce n’est pas voyage au bout de l’enfer mais voyage au bout de l’absurde.

Cette absurdité va peu à peu les briser. Stress de la guerre, peur, dégoût et révolte devant des situations où l’irrationnel se mêle à la cruauté, autant de raisons qui vont contribuer à les user nerveusement et psychiquement. Renvoyés sans aucun suivi médical à la vie civile, ce retour ne peut être, dans ces conditions, qu’un nouveau traumatisme. En bute à une nouvelle incompréhension, celle de « ceux qui sont restés », la haine et la tension accumulées vont faire d’eux de véritables bombes à retardement prêtes à exploser à la moindre occasion. Entre le discours de l’officier prisonnier d’une langue de bois qui donne l’image d’une armée enfermée dans ses certitudes et les mots fragiles des deux appelés, traduction sincère de leurs doutes et de leurs détresses, le contraste est saisissant.

C’est à une mise à nu que se livrent ces « héros désarmés ». A la critique du rôle (ou plutôt du non-rôle) qu’on leur a fait jouer, se mêle une introspection beaucoup plus personnelle. Ce qui donne au film un aspect parfois un peu décousu, oscillant entre registre public (regard sur l’événement) et registre privé (regard sur soi).

La relative faiblesse du documentaire se trouve pourtant ailleurs, dans la différence de qualité entre ce qui est dit et ce qui est montré. Car si Éric et Vincent se racontent longuement à l’écran, un troisième « casque bleu » participe également au film : celui qui a tourné les images en provenance de Bosnie. Or ces images n’ont pas la justesse de ton qui rend les interviews si émouvantes et si éclairantes. Là où la parole prend des risques en se voulant exploratrice, de soi et de l’institution militaire, la caméra reste à la surface des choses. On y perçoit la routine de ces jours passés à côté de la guerre sans qu’émerge le malaise raconté par Éric et Vincent (malaise que l’on retrouve également dans la lettre d’un appelé qui est lue en voix off). La pertinence des propos est absente d’une image qui, au moment même où elle est tournée, appartient déjà au passé. Parce que sa fonction est d’abord d’être une image souvenir. Ce qui est montré, c’est finalement plus le corps d’armée, où la parole est absente, que des corps dans l’armée. Paradoxalement, ces images collent peut-être plus avec le discours militaire, où états d’armes ne riment pas avec états d’âme, qu’avec les propos tenus par les appelés.

C’est tout le problème de comment filmer une réalité de l’intérieur qui se trouve ainsi posé.

Francis Laborie

Straight

Se délivrer de la dépendance à la dope est un processus qui s’inscrit nécessairement dans la durée : on ne décroche pas du jour au lendemain. Retracer en vingt-cinq minutes ce long cheminement vers une « normalité » qui est loin d’être programmée est le pari que réussit Didier Nion avec Clean time.

Le temps de la dope se conjugue exclusivement au présent. C’est celui du flash. Celui du « clean time » se décline chronologiquement. En jours, en mois, puis en années. C’est sur ce nouveau départ, rupture radicale avec un ancien mode de vie, que s’ouvre le film. Là où il est trop tôt pour se projeter dans un avenir encore incertain, avec un passé si présent qu’il en fragilise l’avenir. Une absence de perspectives qui se traduit formellement par une absence de profondeur de champ dans l’image. La caméra traque le visage, cherchant à le serrer de plus en plus près, comme si elle cherchait à exclure un corps marqué dans sa chair par son histoire récente. Des gros plans qui sont l’interprétation visuelle de la vulnérabilité d’un personnage retiré depuis trop peu de temps d’une réalité dominée par l’égocentrisme. Il n’existe pas « d’ailleurs », simplement un « ici et maintenant » rendu instable par la possibilité toujours présente de la rechute.

Mais le « clean time », c’est aussi le temps de la communication retrouvée. Dans un flux ponctué de silence, la parole irrigue l’image telle la drogue circulant hier dans les veines. Acte d’échange qui a déjà valeur de petite victoire. Cette parole investit le film jusqu’à en devenir le personnage principal, créant des lignes de tension pleines d’espoir, de doutes, d’interrogations ou de certitudes.

Clean time est l’histoire d’une errance qui ouvre progressivement les contours d’une nouvelle réalité. Peu à peu, l’espace s’élargit : de l’univers clos de la ville et de l’appartement, il s’étend dans les dernières séquences sur un paysage aéré de campagne. « Clean time : deux ans ». L’errance a changé de sens. D’une dérive sans espoir de retour, à l’issue douloureusement connue, elle est devenue le champ de tous les possibles.

Francis Laborie

Théâtre de rue

Le théâtre de la vie offre de sourdes intrigues émaillées de situations que Shakespeare n’aurait pas reniées. Une des fonctions du cinéma documentaire est de garder trace de ces événements qui prendront valeur de mémoire collective. En ce sens, Concessions à perpétuité constitue une trace édifiante de l’antagonisme des intérêts dans notre contemporaine « civilisation de la bagnole ». Dans ce premier film, Patrick Rebeaud met à jour quelques uns des multiples problèmes que pose l’archéologie en milieu urbain : comment notre société s’accommode-t-elle des richesses historiques qu’elle met à jour ? Faut-il les déplacer pour mieux les protéger ? Les laisser en lieu et place pour les intégrer à notre quotidien ? Dans Fellini Roma, une séquence fameuse règle de manière définitive ce casse-tête chinois : des scientifiques découvrent une magnifique fresque antique. À leur grand effroi et malgré eux, ils la détruisent instantanément. Les sublimes peintures disparaissent à jamais dès que l’air « moderne » s’engouffre avec les chercheurs dans cet espace resté clos depuis deux millénaires. La découverte du trésor constitue sa perte. Préserver le capital historique, voilà le problème. Mais ce n’est pas le seul. Le financement des fouilles en est un autre : Qui paye et jusqu’où ? En France, la dépendance des archéologues vis à vis de leurs financeurs privés perturbe gravement le confort de leurs recherches, quand elle ne les gâche pas tout simplement. Outre le quadrillage de ces problématiques, Patrick Rebeaud propose avec Concessions à perpétuité une savoureuse anecdote urbaine, voisine de la parabole. Voici l’argument de ce « western » contemporain dont Michaël Lonsdale assure le commentaire off. Son ton de confesseur fait ici merveille, comme à l’habitude.

Acte I : À Paris, au cœur du quartier du Marais, place Baudoyer, les ouvriers d’un chantier (fondations d’un parking) découvrent de nombreux vestiges archéologiques de grande valeur historique. Dès lors, tous les ingrédients d’une bonne fiction classique vont se conjuguer. Nous voici aux premières loges d’une enceinte antique à ciel ouvert. L’auteur nous invite au spectacle d’une pièce aux péripéties cornéliennes. Caméra à l’épaule, attentif à toute intrusion dans son champ visuel, il bénéficie manifestement d’une grande liberté pour accompagner les travaux de fouilles.

Acte II : Une chronologie rigoureuse rythme le film, aidant à la bonne compréhension des événements. L’auteur pénètre le hors-champ du chantier, les lieux de transaction interdits au public, pointant précisément les intérêts divergents des diverses parties en présence : l’archéologue (le bon) imposé par la loi découvre avec bonheur toujours plus de vestiges. Son employeur, le promoteur (le méchant) est impatient à cause du retard pris dans la construction du parking.

Les éléments d’une dramaturgie classique s’imposent à nous, révélé par une traque efficace de la caméra.

Acte III : Progressivement, les personnalités des acteurs de ce « microdrame » se dévoilent, les positions se durcissent. D’autant plus intensément que les seconds rôles entrent en scène : les riverains (avec le bon) manifestent leur intérêt pour la conservation du site. Une hallucinante course contre la montre démarre pour les archéologues : mettre à jour ce qui ne l’est pas, examiner, étudier, répertorier, déplacer les découvertes avant l’effective construction du parking. Moteur du suspense : le temps qui profite à l’une ou à l’autre des parties. Au fil de négociations cachées, le pouvoir change de camp en un clin d’œil : obtention de délais pour la continuation des fouilles, établissement de dates butoir pour le promoteur. Sous l’œil curieux ou indigné des habitants du quartier. L’auteur semble posséder ici le don d’ubiquité. Recoupant les points de vues, le spectacle des péripéties devient redoutable.

Acte IV : L’histoire se complique avec l’arrivée des médias sur le chantier (d’abord dans le camp des bons, ils finiront avec les méchants). La presse écrite, puis la télévision ébruitent l’affaire, élargissant rapidement le public du feuilleton. Métamorphose du financeur en un vandale destructeur et sacrilège. Voyant ses finances fondre comme peau de chagrin, l’empêcheur de creuser en rond perd son contrôle, allant jusqu’à ridiculiser les recherches. Les scènes se succèdent, donnant la vedette aux gentils ou au méchant. Le malheureux archéologue devient pathétique, écartelé entre les politiques, mollement alliés au promoteur, et les riverains. Plus il fouille… plus il trouve. Pour finir, la vindicte générale s’abat sur « l’Indiana Jones urbain ».

Dernier acte : le chercheur tente de sauver en catastrophe ce qu’il juge le plus précieux. Dans ce cruel dilemme, il récupère précipitamment, non sans casse, quelques parcelles de la précieuse nécropole carolingienne. Le beau jardin de vestiges rêvé par les habitants du quartier ne sera pas. Enfin la tragédie s’achève avec les bulldozers, brutes mécaniques sans âme, recouvrant de gravats grisâtres les sarcophages minutieusement découverts. Séquence de profanation insistante, blessante pour l’œil…

Reste ce film qui relate efficacement l’aventure et conserve de nombreuses images testamentaires du site. Cette trace cinématographique que laisse Patrick Rebeaud, en restituant bien l’atmosphère conflictuelle, montre les possibilités narratives du documentaire « couverture d’événements ». Épousant la vie et ses épisodiques nœuds gordiens, ce film témoin découvre une scène ouverte où les personnages recroisés par l’auteur se débattent plus ou moins généreusement. Dans ce conte moderne aux multiples portées philosophiques, Patrick Rebeaud prouve que notre société se montrera dans bien des cas désespérément incapable d’improvisation tant que le profit s’incarnera comme son moteur unique et privilégié…

Jean-Jacques N’Diaye

Donner du sens

Au sujet de quelques films…

Devant la profusion des films américains présentés cette année, il est difficile de dégager une problématique commune tant les outils employés – matériels, formels – sont différents. On peut cependant s’interroger sur la façon dont quelques-uns des cinéastes envisagent la place du spectateur, et sur leur façon de livrer, de découvrir le sens progressif de leurs images. La question est particulièrement intéressante s’agissant des films personnels, tournés à la première personne, à mi-chemin entre les films militants dits « utiles » (explicatifs et formatés pour une large audience, type Out at Work) et les vidéo-arts souvent ésotériques (Last book found, Identical time).

Sadie Benning’s videoworks offre à priori un univers clos qui, par sa nature de journal intime, ne se pose pas la question du spectateur. Celui-ci est appelé, dans une grande violence, à cheminer sans secours vers des images à la limite de la lisibilité, et à en formuler seul les enjeux (télévision comme fenêtre sur le monde, violence sociale, homosexualité). Il s’agit juste pour la réalisatrice, de dire les désirs et les souffrances qui la traversent, et cette parole, une fois posée, se suffit. La rendre compréhensible, l’utiliser dans un autre but que sa seule existence, pour énoncer une vérité, ou pire encore dénoncer l’état des choses qui la bouleversent, ne l’intéresse pas. Le lien avec le spectateur se crée du fait que cette matière jetée, pétrie et réfléchie, s’offre à notre regard, c’est-à-dire au travail solitaire du déchiffrage d’un sens qui nous regarde alors en personne. Nous voilà renvoyés à la propre solitude de Sadie Benning. Cette position inconfortable entraîne donc une identification profonde, elle permet de suivre dans le plus grand secret une histoire qui nous échappe et dont nous n’avons que des échos parcellaires.

C’est une démarche inverse qu’adopte Michel Negroponte avec Jupiter’s Wife. Tout au long du film, sa voix off ne cesse de nous exposer les difficultés qu’il éprouve à comprendre Maggie, cette femme mythomane qu’il a rencontré à Central Park. Mais au fur et à mesure du film, cette volonté explicative (qui est cette femme, quel sens ont ses propos ?) trahit la peur du réalisateur de voir cette recherche perdre son sens, et son film dérouter notre regard et notre compréhension. Même si l’on peut interpréter sa réaction comme toute personnelle, et donc légitime et émouvante – et le film est, malgré tout, très émouvant –, le prix à payer est un peu fort. À force d’explications, Maggie est comme dépossédée de sa folie, de la béance qui fait sa beauté et sans doute son malheur. C’est pécher par excès de bonne volonté, mais le spectateur aurait su, sans ces commentaires rassurants, trouver son chemin vers le personnage. Révélatrice est à cet égard la façon dont sont utilisés les documents télévisés (shows, actualités) dans lesquelles apparut Maggie autrefois : les ar­chives retrouvées sont censées donner accès à une vérité, voire même à des preuves nous permettant de reconstituer l’identité de Maggie. La télévision, machine à fantasmer par excellence, devient l’outil de réparation de la mythomanie.

C’est justement à partir de la télévision que Ross McElwee entreprend, dans Six o’clock news, un voyage à la recherche de certains acteurs des faits divers du journal télévisé, qui l’ont particulièrement marqué. Comment vivent-ils leur drame, le pensent-ils comme l’effet du hasard ou de la providence ? Le spectateur est immédiatement embarqué avec lui (voix off et caméra subjective ne nous laissent pas le choix), mais pour quelle aventure ? Quel sens donner à une succession de rencontres qui ne laissent jamais satisfait quant aux réponses qu’elles nous livrent ? Quel but recherche McElwee dans une quête qui ne semble pas se trouver de fin ? Aucune progression narrative, aucune évolution sensible ne vient pointer pour nous les limites d’une telle action. C’est que la place du spectateur est laissée libre, respectée dans toute la vacance dont elle a besoin pour exister. Si paradoxalement (mais c’est bien sûr un faux paradoxe), le réalisateur réussit autant à nous impliquer, c’est que son enquête devient la nôtre, et ses questions notre film. Ainsi, la place du hasard et de la nécessité interrogée dans les drames des différents personnages, rejaillit comme un enjeu primordial dans la façon même dont se constitue le film. Quelles images détiennent le plus de vérité (sous entendu : nous permettront d’avancer) : celles fabriquées par une mise en scène démiurgique, ou celles laissées au risque du hasard ? Plus précisément, celles que tournent les journalistes (et les multiples prises qu’il font de chaque action : voir la succession cocasse de leurs entrées filmées chez McElwee) ou les propres images de McElwee ? D’autant que lui-même est ensuite tenté par un producteur de tourner une fiction à partir d’un de ses documentaires…

Ce qui est alors magnifique, c’est que ces questions ne trouvant pas de réponses, McElwee arrête son film. C’est bien après, inopinément, que le cinéaste trouve une fin : son fils a fait un dessin représentant Dieu et l’univers. Délire interprétatif ? La forme de Dieu, sur le dessin, ressemble exactement à une caméra. Fallait-il ce hasard pour que le film se termine ? Mais comment parler de hasard lorsque de façon fulgurante, le réalisateur, confondant Dieu et sa caméra, découvre sa propre divinité, le démiurge en lui toujours ouvert aux accidents de la vie ?

Le sens du film ne s’est livré que bien tard, mais c’est tout le génie de McElwee que de l’avoir attendu, de nous avoir fait partager cette attente, l’émergence d’un sens qui ne se donne au monde que si l’on accepte de ne pas l’arracher aux choses, par peur qu’il n’advienne pas.

Gaël Lépingle

Tout corps plongé dans l’eau…

La parole des jeunes adolescents ne se laisse pas facilement apprivoiser. À un âge où les secrets de la vie se découvrent avec une soif qui n’a d’égale que l’angoisse du plus grand inconnu, parler devant une caméra ne va pas de soi. La métamorphose du corps est-elle immédiatement constitutive d’une conscience nouvelle, plus précisément d’une conscience qui peut se dire ? Valérie Winckler a relevé le défi, en filmant plusieurs classes d’un collège de Ville d’Avray, à l’heure de la piscine, quand « cette métamorphose se révèle plus exactement ». En fait, on va assister au renversement progressif de la proposition : c’est plutôt la métamorphose de ces adolescents qui va révéler l’heure de la piscine, au double sens de la rendre visible (le sujet du film permet au décor d’exister) et de la dévoiler, dans son mystère et sa spécificité.

Les simples interviews ne disent en effet pas grand chose qu’on ne sache déjà : les mots sont emprunts d’une grande pudeur, de prudence, les réponses aux questions de la caméra se parent souvent d’un ton sérieux qui mime celui de l’adulte. Face à cette parole voilée, la vie, le vivant, va se déplacer dans le lieu – la piscine – et la façon dont il est utilisé. Winckler filme ses « personnages » dans l’eau, au bord du bassin, dans les vestiaires. La grande salle répercutant les échos des cris et des chahuts, ou les éclats d’eau fusant à tour de jeux, rendent sensible à une densité, une « corporéité » que la parole seule ne suffit pas à exprimer.

Ces images joyeuses fissurent le discours emprunté. Souvent montées en opposition à des discussions où le sérieux le dispute à la gravité, elles en déjouent les fausses certitudes. Ce qui est dit de plus fort, au terme d’un parcours qui retrace les grandes étapes de la vie (le corps, l’amour, les parents, l’avenir et la mort…), c’est bien qu’on ne sait pas, qu’on est à l’âge où l’on change tous les jours, où l’assurance de la veille s’écroule le lendemain.

En alternant interviews synchrones et voix off, en cadrant les corps plus que les visages, le mouvement plus que la pose – même les plans fixes rendent palpables les frissons, la dilatation de la peau –, la réalisatrice renvoie non à une individualité pseudo-représentatrice, mais à un chœur, où la parole circule dans toute sa contradiction, d’un lieu à un autre, d’un désir à un autre, dans un mouvement qui est celui de la vie. Les plans pris sous l’eau en sont l’étalon magique : les images indistinctes – voire abstraites – des lignes fluides du bassin, prennent forme un temps (le plan s’élargit, nos yeux s’habituent, un corps traverse le champ, identifiant l’espace et ses repères) avant de se dissoudre à nouveau. À l’image des représentations de la vie que chacun tente de se faire à partir de morceaux épars auxquels il faut trouver un sens, pour mieux s’en défaire aussitôt. La piscine devient ce lieu exemplaire, symbole d’un univers qui va de l’eau créatrice de vie (les corps flottant comme des fœtus dans le liquide maternel au moment où s’exprime le regret des années disparues), à l’obscurité des fonds inconnus où l’on se lance d’un trait parce que « je laisserai pas le destin faire de moi son jouet ». Tout corps plongé dans l’eau, pourrait-on dire, se dévoile à la mesure de l’effort physique qu’il doit faire, et des transformations qu’il subit.

Certes, la violence et la crudité de l’existence s’effacent sous la parole polie de l’interview, et rien de nouveau n’est exprimé au sujet de l’âge le plus secret de la vie. Mais les trajectoires solitaires et contradictoires des personnages nageant, plongeant, tremblant de toute la force d’un corps qui se défait et se constitue sous l’effet de l’eau comme du temps, voilà l’heure de la piscine révélée dans sa singularité, sa force brute, physique. Comment filmer dans un décor qui, mieux que les personnages (ou plutôt parce que ceux-ci n’en n’ont pas la possibilité), va parler et agir sur l’action, c’est une belle idée de cinéma.

Gaël Lépingle

Une dignité retrouvée

Ce documentaire a quelque chose de salutaire. Il sauve de l’amnésie et de l’ignorance, en faisant enfin surgir de l’oubli les immigrés maghrébins, si souvent objets d’analyse ou de critique mais jamais présents sur nos écrans. Les voir, les entendre, donne corps et âme à ce qui avait fini par devenir une entité se réduisant à des chiffres, des discours xénophobes, des banlieues enflammées.

Ni pathétique, ni vengeur, ce film sensible donne simplement du temps et de l’espace, comme rarement cela a été fait, à ces hommes et ces femmes pour qu’enfin ils se racontent.

Si le découpage en trois parties, les pères, les mères, les enfants, est judicieux, chacune des parties renvoyant à des réalités et des histoires différentes, on peut malgré tout supposer qu’il aurait été difficile, voir impossible, de réunir ces trois paroles dans un même temps, dans un même cadre. En effet, qui connaît les valeurs de pudeur, de respect et de réserve de la culture maghrébine, devine cette difficulté, et mesure d’autant mieux la qualité du travail de la réalisatrice, réussissant à libérer une parole si longtemps tue. Du coup, le choix de Yasmina Benguigui d’être totalement absente du film, y compris de la bande-son, lui confère paradoxalement une présence très forte. Par ailleurs, la mise en scène, installant tous les personnages dans leurs univers, passés ou présents, renforce leurs propos, les lieux jouant le rôle de caisse de résonance.

Les pères, ou les hommes du silence, car comme le dit l’expression de l’un d’eux « plus tu fermeras la bouche, moins t’avaleras de mouches ». Ils se remémorent le choc de leur arrivée en France, les logements insalubres, la solitude, les conditions de travail difficiles. Un des moments les plus terribles, évoqué par l’un d’eux, décrit son départ du pays d’origine. Sur le bateau, il jette d’une part sa chéchia rouge, chapeau traditionnel tunisien, d’autre part des boulettes de viande, croyant trouver un pays d’abondance. À la lumière de la réalité qui l’attend qui les attend – ces deux gestes acquièrent une puissante dimension symbolique. C’est une génération qui a vécu l’humiliation et la négation de soi.

Les mères, ou des femmes qui ont toujours subi. De même qu’elles ont été mariées, pour la plupart, sans leur assentiment, elles sont arrivées en France parce qu’une loi (le regroupement familial) en a décidé ainsi. Elles ont vécu d’autant plus difficilement leur venue en France qu’elles n’ont pas trouvé le confort espéré, et qu’elles n’ont pas ou peu eu de contact avec l’extérieur, contrairement aux maris qui travaillaient. Leur enracinement s’est essentiellement fait par les enfants, qu’elles ont pourtant élevés dans le mythe du retour au pays d’origine.

Les enfants, ou les citoyens de nulle part. Autant les aînés semblent, après être souvent passés par la révolte (délinquance, conflit familial…), assumer leur double identité, autant les plus jeunes revendiquent leur différence. Si l’âge est un élément d’explication, ce repli identitaire est aussi une réaction à l’exaspération actuelle de la xénophobie. Il transparaît, en filigrane, l’histoire de cette seconde, voir troisième génération d’immigrés, de l’apparition du mouvement « beur » à l’identification à la religion musulmane. Ce passage d’une revendication du droit à la différence puis du droit à la citoyenneté, jusqu’à une revendication religieuse, figure le hors champ constitué par la manière dont la société française pense son rapport à l’Autre.

Les histoires individuelles dessinent ainsi, par petites touches, une immense fresque où figurent les questions de l’exil, du déracinement, du rejet, de l’altérité, de l’identité, redonnant chair et humanité à l’Histoire de l’immigration. Il est étonnant, mais révélateur, de voir comment ces récits se heurtent aux discours tenus sur eux par les représentants du patronat ou de l’État français. Ces discours laissent bien entendre avec quel mépris la venue et la situation des immigrés étaient envisagées. On perçoit combien l’importance du passé colonial a contribué décisivement à la formation de l’imaginaire sur l’Autre, faisant passer directement la représentation de l’indigène colonisé d’hier, à celle de l’immigré maghrébin d’aujourd’hui. L’appréhension des phénomènes d’immigration et des populations immigrées semble, en effet, profondément liée à ce passé qui a imprégné pendant près d’un siècle la culture occidentale, sans qu’une véritable interrogation critique ait été menée depuis la décolonisation. La désillusion coloniale n’est pas digérée, les images n’ont pas été déconstruites, l’histoire n’a pas été assumée : la figure de l’indigène continue d’exister dans les mentalités, témoignant d’un point aveugle de l’histoire coloniale. De surcroît, l’occultation de ce passé comme base de la persistance des mouvements migratoires ponctuels, condamne à l’incompréhension des arrivées récentes d’immigrés originaires de l’Afrique noire ou du Maghreb (le cas des maliens est typique). Et même si ce passé n’explique pas tout des fantasmes et des attitudes d’aujourd’hui, il en est en grande partie responsable. Il serait temps de comprendre et de déconstruire les représentations des populations immigrées en prenant en compte la spécificité de ce passé, l’enjeu étant une meilleure appréhension des crispations xénophobes, des cristallisations identitaires et des manipulations politiques du thème de l’immigration. Ce film y contribue pleinement.

Sabrina Malek

Le jeu de la vérité

Le film, sans cesse en mouvement, suit un groupe de noirs, jeunes émigrés nigériens à la recherche de travail, poursuivant un avenir « utopique », imposé par l’Occident. Confrontation d’individus avec un rêve inaccessible – vivre à l’occidentale : avoir de l’argent, une voiture… –, avec une réalité implacable qui leur rappelle l’impossibilité de leurs désirs.

Treichville, Côte d’Ivoire, faubourg d’Abidjan, le « Chicago de l’Afrique noire », s’offre à notre regard à travers celui d’une poignée de ses habitants. Ce qui a pu être un rêve est devenu une triste réalité. Un peuple sans racines se raccroche à l’histoire illusoire des autres. Les personnages se sont donnés des noms venus du cinéma ou de la boxe : Edward G. Robinson, Tarzan, Eddie Constantine, Dorothy Lamour. Nouvelle identité, plus proche du monde qu’ils poursuivent. Ils nous racontent leur quotidien, ce que nous appelons le « Tiers-monde » : Treichville, terre de contraste, où s’affrontent les immeubles modernes et les bidonvilles, le faux et le vrai, le rêve et la réalité. Ville où se confrontent les traditions et le monde européen. Pays neuf n’ayant que la possibilité de s’identifier à notre civilisation : l’Occident a réussi à effacer une partie de son histoire en imposant, à la place, son modèle économique. Ce qui résulte de cette prise de pouvoir c’est la déstabilisation de tout un peuple, la perte de son identité. Cette perte, dans un même temps, s’accompagne de l’invention d’une « nouvelle identité », les protagonistes du film s’attribuant des noms de personnages réels ou fictifs. En s’appropriant ces modèles, ils s’inventent ainsi une histoire qui devient la leur. Nous retrouvons là la notion de Fabulation telle que la développe Deleuze qui écrit : « Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre » 1.

Jean Rouch part avec ses personnages à la découverte de leur ville, de leur vie. Il y a peu de mise en scène au sens propre du terme, ce sont les personnages qui l’incarnent. Ce sont davantage eux qui font le film, qu’un réalisateur au scénario bouclé. En effet, « Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se met lui même à « fictionner », quand il entre ‘en flagrant délit de légender’, et contribue ainsi à l’invention de son peuple » 1. Jean Rouch, tel un suiveur averti, leur laisse la place qu’ils veulent prendre pour qu’émergent de leurs propos, de leurs gestes, de leurs attitudes, les maux de cette société.

Autoportraits, tranches de vie étalées sur plusieurs jours, construisent et mettent en place une critique forte de notre civilisation conquérante…

Bruno Dufour

  1. Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Éditions de minuit

Histoire de l’œil

« Mes journées préférées sont celles où il pleut parce que je sais quel temps il fait ». Ainsi parle un homme aveugle dans Parfum de femme, un film de Dino Risi. Dans le cas de ce personnage, qui subit le contact de l’eau sur son corps ou qui entend l’écho de son ruissellement, la réalité est perçue d’une manière passive. Les enfants que nous présente Van Der Keuken ont une démarche exactement contraire. En faisant l’apprentissage du toucher, donc en jouant un rôle actif, leur découverte du réel s’effectue du bout des doigts, à partir d’effleurements, de tâtonnements ou de caresses. C’est cette ap­proche tactile qui est privilégiée ici, car elle est la base qui va leur permettre d’organiser le monde qui les entoure. Une construction qui est d’abord un déchiffrage se limitant à ce qui est à portée de main.

Lente et difficile, cette prise de conscience de la réalité est à l’opposé du monde qui nous est donné à voir aujourd’hui, un monde dominé par une profusion d’images de plus en plus rapides (zapping) et provenant de toujours plus loin (la planète Mars). Paradoxalement, il n’est pas certain que cette abondance se traduise en terme de qualité de vision. Il est par contre indéniable que face à la démesure de cette mise en image universelle, l’enfant aveugle nous ramène à une vision des choses à l’échelle beaucoup plus humaine.

Cet apprentissage où il s’initie patiemment à structurer le monde peut se concevoir comme une métaphore du regard cinéaste. Lui aussi recompose une réalité après en avoir arraché des fragments qu’il a fixé sur la pellicule. Par le montage, il met en forme son matériau et lui donne du sens, tout comme l’enfant interprète, à partir d’informations qui passent d’abord par la connaissance des formes. « Le sens qui donne du sens », dirait Cyrulnik.

Autre rapport avec le cinéma : la présence du hors-champ, beaucoup plus présente pour l’enfant aveugle que pour le voyant. Une séquence illustre cela parfaitement, celle où des visages apparaissent dans un petit cercle blanc enfermé dans une immensité de noir. Elle symbolise cette prise de possession d’un réel de proximité, limité à la sphère tangible, le cercle blanc, toute l’obscurité environnante appartenant à un hors-champ inaccessible.

Cette même séquence, par le déplacement de ces visages sur l’écran évoque les mouvements de la prunelle d’un œil en négatif. Elle occupe alors une place centrale dans la composition du film, reliant deux parties bien distinctes l’une de l’autre.

 Dans la première, une voix enfantine nous parle (et nous regarde), glissant sur un défilé d’images muettes que l’on imagine pourtant bruyantes (scènes de foule, passages de voitures, de motos…). Tout se passe comme si cette voix désincarnée n’avait pas de prise sur une réalité qu’elle ne peut appréhender corporellement. Impossibles à maîtriser parce que trop diffus pour être mis en forme par le toucher, ces bruits de foule ne font en fait que « brouiller les repères ».

La séquence de l’œil est le lieu de déplacement du sujet observé et dans la seconde partie, c’est l’enfant qui nous est montré en train de développer les outils de leur perception.

Sans tomber dans le piège du pathos et sans porter de jugement de valeur sur la qualité de cette perception, Van Der Keuken nous rappelle que c’est avant tout d’un regard qu’il s’agit, ni meilleur, ni pire que le nôtre, simplement autre.

Francis Laborie

Le retour du disparu

On ressort de Reprise, le film d’Hervé Le Roux, avec une impression étrange. C’est d’abord un sentiment de plénitude, celui d’avoir assisté à un film majeur qui laisse en état de choc, celui provoqué par le bouleversement de l’Histoire autant que par des histoires bouleversantes. Revivre un moment de l’histoire de la classe ouvrière en traversant celle des récits individuels. Et puis un peu d’amertume, de lassitude même, car l’Histoire se répète sans toujours en tirer ses propres leçons. Ce qui nous surprend ici, c’est la non-référence à aujourd’hui. À aucun moment dans le film, l’évolution du travail et de ses conditions n’y sont évoqués (à une exception près) – pas plus d’ailleurs en ce qui concerne les personnes dont le présent n’est sous-tendu que par l’évocation du passé. Quand on déclare dans le film : « C’était le Moyen Âge » cela n’implique pourtant pas que nous entrons dans le « nouvel ». On peut souscrire à l’idée de la disparition de la classe ouvrière, l’asservissement au travail n’en demeure pas moins actuel, sous des formes plus insidieuses peut-être. Cette idée de la disparition s’accentue d’autant que la figure recherchée tout au long du film apparaît de plus en plus fictive. Pour finir elle ne réapparaîtra pas, célébrant ainsi sa propre disparition et celle des derniers témoins d’une époque révolue, tout du moins liquidée. Il est à cet égard frappant d’entendre des personnes n’ayant pas vu le film, « se rassurer » en affirmant que « oui », on la retrouve, bien sûr, et que c’est même une condition de l’existence du film. En ce sens le film énonce une disparition plus qu’il ne dénonce une condition, sans donc pouvoir annoncer le retour du « disparu ».

Nous ne discutons pas ici l’intention initiale du film : redonner la parole au fil d’une quête sous tendue par « un désir amoureux » 1. Simplement la crainte du réalisateur que son film puisse avoir été « déprimant, démobilisateur » 1 nous paraît justifiée. On y ressent souvent chez les personnes une résignation, qui n’est pas à juger, mais relève sans doute d’une réalité peu favorable. Commencer à travailler dès l’âge de quatorze ans était dans l’ordre des choses, inéluctable comme le travail et le non-choix de celui-ci. Il est des révoltes avec lesquelles il faut composer pour rendre vivable l’inacceptable et l’on a pas toujours le choix de sa défense, ni les moyens parfois. La solidarité en constitue au moins une. Et toute situation d’oppression, de lutte et de résistance renforce la nécessité d’un lien communautaire, d’une identification forte pour résister aux agressions et compenser le manque à investir, à projeter, le défaut de maîtrise, le sentiment de soumission. C’est ce qui conduit à vivre et se souvenir de ces moments difficiles comme de la meilleure époque, en occultant le pire pour garder le meilleur. « On en a bavé » mais « on a pleuré quand l’usine a fermé ». Aujourd’hui si la lutte continue, c’est fragmentée, sans identité de corps, sans mythe rassembleur.

En même temps, ce qui nous laisse occuper une place dans ce film c’est cet exercice, activation, travail de la mémoire auquel se livrent les protagonistes et qui les érigent comme sujets, et notamment sujets doutant. Et ce doute, au sens d’une investigation, ouvre un espace qui nous invite à participer, à notre tour, par identification, non pas à une personne mais à cette recherche – affective autant qu’intellectuelle – de notre figure propre. Cette recherche de la figure devient un vecteur de connaissance et de reconnaissance : qu’elle communauté est la mienne ?

Pour l’ensemble des films présentés dans « Récits fondateurs », cette recherche s’effectue avec la minutie apparente de la démarche historique, donnant un caractère presque obsessionnel à leur déroulement. L’idée qu’aucune parcelle du champ d’investigation ne sera épargnée. On fouille dans les moindres recoins, on envisage toutes les interprétations dans un flot de paroles ininterrompu. Cela ne manque pas d’évoquer d’ailleurs, le débat, si controversé, organisé par Libération autour de Lucie et Raymond Aubrac. François Bédarida y présente la démarche historienne comme consistant « à chercher à établir les données et à proposer des interprétations en distinguant trois types d’acquis : ce qui est assuré, parce que solidement fondé sur des preuves documentaires ; ce qui est le plus plausible en fonction du faisceau des sources rassemblées et exploitées ; ce qui est hypothèse raisonnée et construite et que l’on doit présenter comme tel » 2. Si les films qui nous occupent ici n’ont pas tous une prétention historique, ils se prêtent bien à cette définition – y compris malgré eux. La différence pour le débat des Aubrac est bien sûr que l’assemblée réunie ne tentera pas d’apporter des réponses par l’effet d’un montage alterné, il s’agit d’un « direct », d’une rencontre « vraie ». Et c’est vraisemblablement ceci, ajouté au désir d’exhaustivité de l’Histoire, qui rend ici la mise en doute – Raymond Aubrac était-il bien le résistant que l’on prétend ? – exclusive de toute interprétation, refusant au sujet le doute inhérent à la mémoire, déniant son histoire propre au profit de l’Histoire. La violence ici, se situe dans la remise en cause d’une identité, d’un lien communautaire, d’une appartenance à la Résistance. Et François Bédarida ne s’y trompe pas : « …comme tous les grands événements, et à cause même de sa richesse et de sa dimension, la Résistance se prête à la légende – c’est « la légende du siècle » –, à la glorification, à la mythification » 2. L’Histoire n’est pas au dessus des interprétations, elle peut aussi les fédérer en un territoire ouvert de mémoire commune, comme le démontre bien Corpus Christi.

Et les paroles prémonitoires de Serge Daney, dans ses entretiens avec Régis Debray, nous reviennent en mémoire. « Cela fait longtemps qu’il ne se crée plus de mythes » ; tout en soulignant la nécessité qu’il y aura d’y revenir, « On se réveille au pied d’un monde où il faudra de nouveau avoir de la mythologie, sans bigoterie, sans religion » 3. Alors nous nous retournons de nouveau avec intérêt vers ces films, et ceux à venir, qui nous accompagneront dans la relecture de ces « Récits Fondateurs ».

Christophe Postic

  1. Entretien avec Hervé Le Roux. Cahiers du cinéma n511
  2. Les Aubrac et les historiens. Libération du 9 juillet 1997
  3. Serge Daney, itinéraires d’un cinéfils. Entretiens avec Régis Debray

La leçon d’anatomie

Gageons que si Jésus Christ avait été crucifié aujourd’hui, il aurait fait la une des journaux télévisés, avec ce que cela implique dans le traitement de l’événement, à savoir un traitement soumis aux diktats de l’audimat. On peut imaginer les envoyés spéciaux des différentes chaînes sur place, essayant de glaner une information qui n’aurait d’autre valeur que celle d’être en direct et de se présenter comme un scoop.

La part d’analyse serait réduite à sa portion congrue (quand elle ne serait pas simplement supprimée), et absent le recul nécessaire pour vérifier la fiabilité de l’information. Cela demande du temps et le temps est une notion étrangère aux critères télévisuels où la recherche du sensationnel conduit à aller vite, plus vite en tout cas que les chaînes concurrentes. Une rapidité que l’on retrouve également dans la plupart des reportages et dans les débats télévisés où le temps de parole alloué à chaque participant est si restreint qu’il empêche toute étude approfondie du sujet abordé. La complexité des problèmes est alors souvent gommée au profit d’une approche plus restrictive, jugée plus appropriée aux besoins présumés du public.

La démarche de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur pour traiter de la mort du Christ (sujet sensationnel s’il en est) est à l’opposé de cette approche simplificatrice.

Le nombre d’émissions d’abord, (cinq de présentées et douze de prévues), inhabituel pour ce type de réalisation, ainsi que le nombre d’intervenants, (vingt-sept), est révélateur de leur souci de pressurer le sujet pour en extraire toute sa sève. Loin des débats confus où le passionnel et l’émotionnel prennent le pas sur le rationnel, ces spécialistes analysent les textes des Évangiles et particulièrement celui de Saint Jean, le seul dont il reste une trace originale. Ce sont ces textes, ainsi que quelques rares autres documents d’époque, que l’on va interroger, et eux seuls. La primauté donnée à l’argumentation de chacun face à ces sources explique le parti pris d’une mise en scène d’une grande sobriété, austère pourrait-on dire, dans la présentation du sujet. L’image s’en tient strictement aux propos, sans interférence illustrative qui n’aurait eu pour effet que de s’éloigner de l’essentiel. C’est à un véritable travail de dissection que se livrent les chercheurs et cette dissection, loin d’appauvrir les écrits en les dénudant, les étoffe au contraire pour leur donner une chair qui formera le corps des émissions. L’ambiguïté de ces textes, écrits pour certains plusieurs années après la mort de Jésus, donnent lieu à des interprétations parfois contradictoires. La valeur de ce documentaire se trouve dans la mise en place d’un puzzle complexe où ce qui relève du théologique est confronté a des exégèses plus historiques. Et peu à peu, au delà des explications qui nous aident à comprendre la portée réelle de chaque mot, se dessine une vision plus globale de la société dans laquelle se sont déroulés ces événements.

Mais l’auditeur n’est pas mis ici en situation de téléspectateur passif devant des spécialistes qui détiennent la vérité. Cette vérité, c’est à lui de la rechercher dans tout ce qui est dit, ce qui est tu ou ce qui est sous-entendu.

C’est finalement une approche scientifique qu’ont adopté les auteurs, abordant le sujet sans à priori en mettant tous les documents à l’épreuve du doute. À propos de l’écriteau placé sur la croix au dessus de Jésus, un des chercheurs dit de Ponce Pilate qu’il a eu le dernier mot. Un dernier mot que personne n’a ici. Et le sens de ce documentaire se trouve peut-être dans cette phrase de Picasso, qui a lui-même mis en scène la crucifixion dans un de ses tableaux : « S’il y avait une seule vérité, on ne pourrait pas faire cent toiles sur le même thème ! ».

Francis Laborie