Eyes, 1970, Deus Ex, 1971, The Act of Seeing With One’s Own Eyes : au tout début des années soixante-dix, Stan Brakhage entreprend, par une description littérale des espaces et des corps, une investigation radicale de quelques-uns des lieux structurants des sociétés humaines : police, hôpital, morgue. Avec ces trois films qui constituent la trilogie Pittsburgh Documents, le cinéaste enregistre, au-delà de l’angoisse, la stricte apparence de ces lieux de pouvoir, de ces espaces où les corps se domestiquent ou se dissèquent, corps-objets devenus enfin manipulables. Dans la salle d’autopsie de The Act of Seeing With One’s Own Eyes, règne absolu de la « vanité », il n’y a plus d’individus, mais des marionnettes démantelées et sanglantes.
Durant les trente-deux longues minutes de film, l’observation muette, sans commentaires, nous laisse face à cette vérité crue : rien ne ressemble plus à un cadavre qu’un autre cadavre. Les corps morts et ouverts n’ont plus ni nom ni histoires, ne sont plus qu’un anonyme amoncellement d’organes. Lorsque la main d’un médecin légiste découpe la peau du visage, puis la retire lentement comme un masque superficiel, apparaît sous le visage un autre, masse informe de chair et de sang qui est in fine notre figure commune. Cette réduction de l’homme au corps littéral touche également le vivant : les médecins légistes demeurent hors champ jusqu’au dernier plan du film où apparaît soudain un homme vêtu d’une blouse blanche. L’irruption d’un corps « animé » après la vision exclusive de corps immobiles acquiert l’inquiétante étrangeté d’une épiphanie morbide : le vivant même – bien qu’ici figure du pouvoir – comme contaminé par la raideur des cadavres, finit par ressembler lui aussi a une marionnette vide.
The Act of Seeing With One’s Own Eyes, parce qu’il investit l’espace dissimulé au regard, l’espace « interdit » de la représentation, l’irregardable par excellence, est donc proprement une expérience limite mais constitue dans le même temps une sorte d’art poétique extrême du cinéma de Stan Brakhage. « J’ai cherché autopsie, et découvert, à mon étonnement et à ma grande joie, que cela vient du mot grec autopsis, qui se traduit très précisément par l’acte de voir de ses propres yeux » : l’expérience de la vision et de la perception sont au cœur du cinéma de Stan Brakhage, et cela depuis les yeux scratchés du personnage égaré de Reflection on Black* (yeux et pellicules abîmés peut-être comme en lointain écho ou réponse à l’œil coupé d’Un Chien Andalou). Brakhage filmant les cadavres se heurte à leur densité, à la résistance têtue de la matière face au regard qui veut s’en saisir, et par cet acte fait violence au visible comme s’il voulait forcer l’épaisseur de la matière pour atteindre à l’extrémité de la vision, là où, au-delà, il n’y a plus rien à voir. Le désir de voir de Brakhage est inassouvi, avide de pénétrer toujours plus loin les strates du visible, « quête orientée vers ce qui est encore à découvrir » ; et The Act of Seeing With One’s Own Eyes pourrait être la figuration ultime – ou la métaphore la plus fidèle – de la réalisation partielle de cette entreprise : voir l’invu, l’invisible recelé par tout visible. Les corps disséqués révèlent leurs substances cachées, l’écorce corporelle n’est plus une forme close, fermée sur le mystère de son contenu. Par la déchirure du scalpel apparaît ce qui ne peut jamais être vu, le chaos rougeoyant des organes.
The Act of Seeing With One’s Own Eyes est dans tous les sens du terme un film de la révélation : de même que le médecin légiste retourne au secret des organes en défaisant le corps de son enveloppe, oripeaux dissimulant l’origine de la vie et de la mort, de même Brakhage, ici comme dans ses autres films tente de retourner à l’origine de la vision, d’atteindre à l’intensité de la vision de l’enfant, à son état archaïque, « sauvage », épuré des habitudes et de l’éducation.
Film au titre programmatique, The Act of Seeing With One’s Own Eyes pourrait être l’œuvre dévot. Stan Brakhage, qui revendique « la sensation comme Muse » – puisque tout son travail consiste à tenter de « documenter » la perception – se rend en une sorte de temple païen, espace où se donne à voir le corps, cette machine qui rend justement possible la sensation. Ode mélancolique aux nerfs, aux muscles, à la peau… Dans toute sa violence, The Act of Seeing With One’s Own Eyes est donc aussi un dernier hommage à cette étrange mécanique charnelle, lieu où se constitue l’expérience sensorielle, notre connaissance sensible du monde.
* Dans ce drame d’affect de 1955, l’une des premières réalisations de Brakhage (qui réalisait alors encore des films de « fiction », sortes de drames fantasmatiques), les yeux du personnage sont « scratchés » sur l’émulsion de la pellicule, substituant ainsi aux yeux un regard vide, inhumain.
Safia Benhaïm