La règle des choses

À travers cette série, au titre « détournant » un monument d’ancienne propagande républicaine, Jean-Luc Godard poursuit, sous la forme didactique de la leçon de choses (elle aussi tirée de ce tour de France où il s’agissait de catégoriser objets et métiers, et par-là de justifier l’ordre idéologique), sa réflexion critique sur (la civilisation de) l’image. Comment la société des « monstres » (en premier chef, parents et maîtres d’écoles) inculque-t-elle ses lois à ses petits, par quels discours et représentations dominantes leur fait-elle apparaître l’ordre des choses comme naturel ?

Pour le savoir, Godard soumet à chaque épisode un enfant (alternativement un petit garçon et une petite fille) à un interrogatoire fait de syllogismes portant sur la polysémie des mots, entretien souvent entamé par un terme programmatique inscrit sur l’image en surtitre (« vérité », « roman », « économie », etc., toutes choses auxquelles Godard demande à l’enfant une définition).

Ainsi, Godard questionne le garçon sur les champs sémantiques de « clarté » et « d’impression », ou encore demande à la jeune fille le rapport entre les « règles » à respecter et celles pour tracer des traits. Il n’est pas interdit d’entendre là un troisième sens, tant cette madone-enfant s’inscrit dans la grande lignée des figures virginales godardiennes. Ayant le mutisme comme seule résistance (ainsi à table avec ses parents), son portrait constitué en épiphanies figure un ange inquiet, comme souvent chez Godard la jeune femme. Tandis que le garçon, tantôt excédé tantôt complice du cinéaste-interviewer, rappelle le Léaud dialecticien de la Chinoise et du Gai savoir. Justement deux films mettant en scène des couples d’apprentis cinéastes révolutionnaires se demandant comment monter des images et des slogans en les inscrivant sur le « tableau noir » de l’écran, deux films dont France Tour Détour constitue un prolongement, puisqu’il s’agit aussi de faire des enfants des cinéastes potentiels, comme le suggère le générique les montrant en preneurs d’images et de sons.

Lors de cet entretien sans ménagement, Godard toujours hors champ, n’hésite pas à répéter une question lorsqu’il n’a pas de réponse (à la façon de l’ordinateur central d’Alphaville) ou à soliloquer (ainsi face à l’enfant trop capté par la télévision pour donner des réponses, déclinant une série d’aphorismes sur la consommation des images). Ce dispositif insistant vise l’accroc, la réponse qui butte, indice que sous l’ordre apparent et rangé des signes formulés par les monstres à leurs petits se dissimule la vérité de leur aliénation. Maïeutique godardienne : élaborer la critique du pouvoir sous la forme d’un anti-cours où sont dénoués les liens entre images et sons qui substituent au réel un monde s’accordant aux désirs des monstres.

Car les « défauts » de réponse des enfants, leurs hésitations, mais aussi leurs trouvailles de langage, entraînent de courtes séquences, soit s’insérant dans l’entretien, soit lui succédant, qui en sont les produits. Ces courts agencements de signes divers (musiques, images fixes ou animées, inscriptions électroniques) énoncent entre autres : le formatage des petits par l’éducation (l’assimilation systématique de l’école à une prison, lieu de surveillance et de punition via le rapprochement d’images de l’armée et d’enfants en cours de gymnastique) ; l’aliénation des masses (la foule du métro avec en clignotement l’image d’Hitler) ; la moderne solitude (cette magnifique séquence du « Richard » buvant son demi sur la complainte de Ferré); la marchandisation du monde (les monstres passant au ralenti aux caisses d’un supermarché) ; ou encore la structure biopolitique du pouvoir (le sexe et la mort comme deux inventions des monstres, réduisant l’être à un programme génétique et l’image à de tristes icônes).

Il s’agit à chaque fois d’esquisser les contours d’une histoire possible, qui à la fois provient d’eux, des détours de l’entretien, et les traverse : « [eux] avant, et l’histoire après, ou [eux] après et l’histoire avant » énonce à chaque fin d’épisode le « speaker » ou la « speakerine » dont la présence détourne ironiquement l’encadrement télévisuel. En somme, comment les soustraire à l’ordre historique qui les contraint dès l’école, comment en construire avec eux la critique en images et sons, comment acquérir une conscience historique ?

Après l’utopie rossellinienne d’une télévision véritablement didactique, Godard propose la dialectique infinie de la Question : que plus un seul énoncé, quelle que soit sa nature, n’aille de soi. Cela revient à effectuer une archéologie des mots et des images, à laquelle peut-être seul l’enfant peut participer. Car, bien sûr, la vérité sort de sa bouche.

Godard : « Et la vérité, ça existe ? »

Le Garçon : « Bah ça, c’est évident ! »

Émeric de Lastens

Le procès

Hitler, un film d’Allemagne est un véritable choc. Rarement une œuvre cinématographique est apparue aussi monumentale, aussi hors norme. Constat qui n’est pas redevable à sa seule durée, plus de sept heures. Si le film coupe le souffle, c’est parce qu’il dresse avec une ampleur sans précédent le procès à charge d’Adolf Hitler que Syberberg considère, très sérieusement, comme le grand metteur en scène de l’une des plus importantes tragédies du vingtième siècle : le nazisme et ses effroyables conséquences. Auschwitz, des morts par millions, une Allemagne et un continent européen en lambeaux, des villes totalement rasées, une partition territoriale jusqu’en 1989… Un deuil immense à porter, dont celui de l’art et de la langue, comme le donne à entendre très distinctement le film.

Hitler à la mise en scène. Mais aussi, dans son orbite maudite, la cinéaste Leni Riefenstahl à la réalisation et l’architecte Albert Speer à la mise en lumière et en espace. Soit, ici, la fusion fatale de toutes les puissances du cinéma (hypnose et identification réunies) et des constructions démesurées, dont Nuremberg, lieu des grands-messes nazies, constitue en quelque sorte le paradigme.

Pour mener jusqu’à son terme le procès et conclure à la condamnation sans appel du Fürher, Syberberg déploie une variété de dispositifs (notamment) visuels dont la colonne vertébrale repose sur la projection frontale de diapositives ou d’extraits de séquences de films. Les acteurs évoluant, par exemple, devant les images projetées du « nid d’aigle » de Berchtesgaden, de la demeure d’Hitler à Obersalzberg, devant des corps calcinés ou des masses compactes. Un procédé qui sera totalement abandonné dans ses films suivants, Syberberg se radicalisant sur la forme du monologue.

Ce qui frappe d’emblée dans Hitler.., c’est sa mise en scène théâtrale et la visibilité des artifices qui l’accompagne. Syberberg a d’ailleurs tourné un documentaire sur le travail de Bertolt Brecht avec le Berliner Ensemble au début des années cinquante et a consacré deux films à Fritz Kortner, l’une des figures majeures du théâtre expressionniste allemand. Dans un souci anti-naturaliste, Syberberg multiplie les représentations du corps du dictateur et des principaux dignitaires nazis. Comédiens certes, mais aussi poupées, marionnettes, pantins, effigies… : le film déborde, atomise même, le genre documentaire ou celui de la simple reconstitution historique.

Sur cette multiplication des figures, grotesques la plupart du temps ou au bord de la caricature (le ton est donné dès l’ouverture), viennent se superposer différents matériaux sonores : extraits de discours de Hitler, de Goebbels ou de Himmler, chants militaires, reportages radiophoniques sur l’avancée des troupes, cris de foules glaçants, bulletins du front, appel des morts du putsch raté de 1923 qui revient comme une litanie… Cette mise en sons trace les contours de l’esthétisation de la politique par les nazis. Comme le souligne le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, dans un très beau texte consacré à Syberberg à l’occasion de la Documenta X de Kassel en 1997, « le moyen propre au nazisme pour effectuer cette identification-incarnation-organisation, c’est l’art. L’art envisagé comme instrument, et comme but, politique ». Et plus loin : « Ce à quoi [Syberberg] pense, c’est à la volonté (plus ou moins obscure) du nazisme de faire naître à lui-même le peuple allemand, de le produire et de l’ériger en tant qu’ouvre d’art ».

Il est impossible, sur une telle durée de projection, d’énumérer tout ce que Hitler… fait naître, voisiner ou entrer en résonance. Il faut plonger dans ses entrailles, entendre ses dimensions acoustiques (les paroles, les musiques, celles de Richard Wagner essentiellement), dériver entre ses couches et ses citations visuelles, se perdre dans ses strates sonores, pour mesurer, abasourdi, ce qu’une telle œuvre nous dit de l’état des sociétés contemporaines.

Éric Vidal

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Vive le spectacle mort

Le festival de documentaire de Lussas aura lieu. Il ne sera pas annulé, contrairement à beaucoup de festivals culturels de l’été 2003.

Les professionnels précaires de l’audiovisuel, du spectacle mort, ne luttent pas de la même manière que ceux du spectacle vivant.

Ce ne sont pas les intermittents du spectacle vivant qui ont annulé les festivals, mais les directeurs de ces festivals. Les intermittents ont fait la grève, certes, mais pour remplacer les représentations par de véritables rencontres avec le public, à propos de la situation exceptionnelle que connaissent aujourd’hui toutes les sociétés humaines. C’est-à-dire la soumission aux lois des marchés de tout ce qui résistait encore à son emprise : culture, mais aussi éducation, santé, eau, et tout ce qui reste de droits sociaux.

Les intermittents du spectacle mort ne luttent pas de la même manière. Certains intermittents en lutte ont bien bloqué des tournages, des transports de copie film ; ils ont réussi à envahir quelques instants des plateaux de télévision. Quant aux festivals de diffusion audiovisuelle, pas question de remplacer la diffusion par des rencontres entre les précaires en lutte et le public.

Les États généraux du documentaire de Lussas ont accueilli les coordinations d’intermittents et de précaires. Ils ont organisé pour eux des espaces et des temps de parole, bouleversé quelque peu leur programmation, mais globalement le festival se déroulera comme chaque année, centré autour de la diffusion de films documentaires d’auteurs. La situation est peut-être exceptionnelle, mais apparemment pas assez pour justifier de faire autre chose que de regarder des films et d’en discuter. Puisque ce sont des films de qualité…

Le spectacle doit continuer. La lutte aussi, mais aimablement, à côté, sans déranger le spectacle.

Les commissions organisées par le groupe du 24 juillet et les États généraux ont l’air passionnantes et seront éventuellement constructives. Mais la plupart auront lieu à l’écart du festival. Ceux qui y participeront seront déjà impliqués dans ces débats. Or la venue à Lussas des coordinations avait pour but de rencontrer le public de Lussas, c’est-à-dire un public à priori intéressé par le monde où il vit, puisqu’il se déplace pour voir des documentaires exigeants, mais pas forcément militant. La situation est exceptionnelle, et les coordinations ne peuvent se contenter de quelques rencontres en AG. Selon mon avis, qui n’est pas partagé par tous les individus des coordinations, un véritable « état d’urgence » devrait être proclamé. Et cette semaine n’être que rencontres…

N’y-a-t-il pas un paradoxe à diffuser des films, par exemple ceux du groupe Medvedkine, qui exposent des mouvements de résistances dures, et par ailleurs à considérer toute action qui remplacerait la vision d’un film comme un acte extrémiste, un geste de garde rouge ?

La banderole des intermittents qui coiffe le village dit : « La parole et le geste ».

J’ai pourtant l’impression qu’ici régnera essentiellement le regard passif. Arrêtons de nous contenter du spectacle présenté ici, même de qualité, même militant.

Il est effectivement temps, pour l’ensemble des participants aux états généraux du documentaire (public, organisation, bénévoles, collectifs, habitants de Lussas et des environs), de passer du regard, même critique, au geste et à la parole.

Bruno Thomé, de la coordination nationale des intermittents et précaires d’Île-de-France


« Nos revendications ne sauraient se confondre avec une lutte pour des privilèges.

Fondamentalement, nous luttons pour que la flexibilité et la mobilité, qui tendent à se généraliser à tous les secteurs d’emploi, ne soient pas cause de précarité et de misère. N’est-il pas symptomatique que ce régime qui aurait pu constituer un modèle de référence pour d’autres corps de métiers et catégories de précaires, soit systématiquement battu en brèche ? L’élaboration d’un modèle d’assurance-chômage fondé sur la réalité de nos pratiques est une base ouverte à toutes formes de réappropriation, de circulation, de contamination à travers les autres secteurs. Cette crise a permis une profonde réflexion sur les tenants et les aboutissants de nos métiers. À une époque où la valorisation du travail repose de plus en plus sur l’implication subjective des individus dans leur activité et, où, parallèlement, l’espace accordé à cette subjectivité est de plus en plus restreint et formaté, cette lutte est un acte de résistance pour se réapproprier le sens de notre travail (intimement et collectivement) et pour le réinventer.

Ainsi nous n’avons jamais été plus convaincus de la légitimité et de la force de notre expertise collective.

Nous exigeons l’abrogation de l’agrément et l’ouverture de nouvelles négociations.

Nous appelons au boycott des assises nationales de la culture qui n’auraient pas à l’ordre du jour la renégociation de la réforme des annexes 8 et 10.»

Extrait d’un tract de la coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France

De la rue à la cité des Martyrs

L’Algérie : Trois films questionnent, chacun à sa façon, le rapport douloureux à ce pays. Que l’on ait dû le quitter ou que l’on y vive, que l’on soit français, algérien ou kabyle, ancien colon ou ancien colonisé. Trois films permettent de verbaliser une souffrance enfermée, aujourd’hui encore, dans le non-dit. Celle du père de Cyril Leuthy à Toul, celle des jardiniers à Tourcoing, celle des habitants d’une cité kabyle. Ainsi surgissent la mémoire d’un passé familial jamais questionné (« ça sort tout seul, il suffit d’avoir les questions »), la mémoire d’une guerre dont on ne veut pas parler entre jardiniers (« tout le monde a quelque chose à cacher »), la mémoire des récentes émeutes en Kabylie (* ne provoquez pas [les CRS] que Mourad puisse filmer »). La parole sur l’ancienne colonie devenue indépendante, sur ses relations toujours complexes avec la France, se libère.

La guerre, son souvenir et sa réalité. « On a tout laissé. » Le silence, la gêne puis les yeux humides de Daniel, le père de Cyril Leuthy, disent la souffrance du garçon de dix ans qu’il a été, contraint en 1954 de fuir avec ses parents français sa maison d’Algérie. Conduits eux aussi à l’exil, les Algériens retraités, jardiniers de la rue des Martyrs, racontent leur arrivée dans le Nord de la France. L’un a rejoint « de force » l’armée française ; un autre, « obligé de travailler avec le FLN »; ne sait (toujours) pas de quel côté il est. Il y a ceux qui ont vécu la guerre là-bas, rejetés de leur pays au moment de l’indépendance ; il y a ceux qui l’ont vécue en France et sont interdits de retour depuis. Catégories et identités fusent : Fellaghas, Harkis, Arabes, Pieds noirs, Algériens, Kabyles…

La guerre d’hier reste ancrée dans les esprits ; celle d’aujourd’hui s’enracine. En Kabylie, Mourad, neveu de Djamila Sahraoui, filme les arbres de son village mais aussi l’actualité d’un deuxième conflit, cette fois interne à l’Algérie. Les habitants de l’autre côté de la mer vivent ainsi la guerre au présent, contre un gouvernement algérien « assassin ». Cette guerre civile qui ne dit pas son nom, empêche le retour au pays des jardiniers de la rue des Martyrs, comme elle interdit à Daniel Leuthy le même voyage, même pour le temps bref d’un tournage cinématographique.

Des photos familiales soigneusement gardées, pourtant « oubliées » puis soudain retrouvées, un film d’actualités des années cinquante découvert par Cyril Leuthy et grâce auquel il peut projeter à son père le village natal. Des questions simples. Une caméra. Les langues se délient. Bruit et fureur… Mais l’Algérie se limiterait-elle à cela ?

L’Algérie au quotidien, entre idéalisation et colère. Ceux qui l’ont quittée il y a longtemps s’intéressent finalement peu à l’Algérie réelle. Ils vivent dans la nostalgie, se sont construit une image idéalisée. L’animation de la piscine municipale, l’enchaînement des maisons et des rues il y a plus de cinquante ans déjà… Les figuiers dorés par le soleil du bled… Revenir en Algérie, la revoir. Espoir lointain qui enkyste les exilés dans leurs souvenirs, comme si l’Algérie n’existait plus. La peur de confronter rêve et réalité pèse de tout son poids. Du côté des jeunes Kabyles, le constat est amer et sévère. Exilés eux aussi mais dans leur propre pays, ils évoquent leur désir de partir. « J’espère qu’on réussira, qu’on ira tous en France ». Prière sarcastique. D’autres partent d’un départ « à contre cœur . Rancœur. L’absence de travail, le manque de logement, l’errance des jeunes, leur désarroi dessinent une image délabrée de la réalité de ce pays. « Le pire, c’est l’humiliation, elle nous tue ».

La relation à l’Algérie réelle, qui ne serait ni mythifiée, ni méprisée, semble ténue, fragile. Pourtant, un rapport non plus douloureux, mais apaisé et serein à ce pays se construit subrepticement lorsque les cinéastes regardent les pommes de terre et les arbres pousser « ici comme là-bas », les murs de la cité des Martyrs repeints en bleu, les Algériens « d’ici comme là-bas » agir sur le réel. Quand s’esquisse la perspective d’un avenir meilleur pour l’Algérie, ses exilés et ses habitants.

Audrey Mariette

À moi nu

M’offrir à la « psychanalyse » du spectateur. Lui faire comprendre que je ne sais pas forcément où j’en suis moi-même… Lui dévoiler ma séparation avec Antoine, ma relation avec mon père, mes nostalgies d’enfant, mon envie d’aller mieux, mes coups de blues… L’emmener avec moi en Bulgarie, le pays natal de ma mère. Mes toits et moi de Anne Morin parle à la première personne du singulier. Pas d’introduction générale, pas de plans prétextes, elle nous embarque tout de suite au cour, au centre, au-dedans : une complicité s’instaure avec elle dès les premières minutes. Complicité amicale… ou agacée, c’est selon (« Ton film est indécent, tu es une merdeuse », dit son père).

Tout se passe comme si Anne Morin tentait de représenter son inconscient et d’explorer des voies vers le nôtre, en se confrontant – l’air de ne pas y toucher – à l’énigme de la Séparation : c’est-à-dire – l’air de rien – à l’amour, au père, à la mère, à l’enfance, à l’exil, à la mort… Tous les procédés sont bons et il y a chez elle une compulsion à la totalité pour parvenir à cette communion avec (cette transparence à) l’Autre : Super 8, photographies, DV, dessins animés, cartes géographiques (drôle de scène où elle fait corps avec la carte de Bulgarie), plans architecturaux, ombres chinoises, écriture, griffonnage, esquisse, paroles, musique, silence, pleurs, intérieur, extérieur, voix on/off, plans fixes, caméra subjective… Une accumulation qui doit rendre compte d’un état de confusion, mais aussi embrasser un espoir, une référence, un repère : la maison familiale bulgare. Celle que Peggy, sa mère, a quittée il y a quarante ans pour suivre, en France, Roger, son mari. (Peggy est aujourd’hui séparée de Roger, comme Anne est séparée d’Antoine.) Cette maison figure donc la maison d’avant : avant l’âge adulte (la famille y fêtait l’anniversaire d’Anne enfant, tous les étés) ; avant le déracinement de sa mère et avant son divorce ; avant aussi que son père ne se mette à évoquer sa mort prochaine… En somme, la maison d’avant toutes les séparations. Et pourtant…

« Y’aura plus jamais de rassemblement de toute la famille, y’aura bientôt plus la maison… » Symboliquement, la demeure familiale, elle aussi, semble en mauvais état, dans une impasse… L’argent manque : personne ne pense plus à réparer l’habitation, tous veulent s’en séparer. La vendre à un promoteur qui la rasera bientôt pour proposer en échange des cages à lapins… avec du parquet. Si, toutefois, nouvelle construction il y a… Peut-être rien ne viendra-t-il remplacer la maison détruite. Quand le repère qu’on s’était choisi vacille, alors il faut filmer. Tout. Vite. Mettre le réel en scène pour parvenir à s’en détacher.

Avec une belle audace et un joyeux sens de l’understatement, Mes toits et moi prouve que l’acte de filmer peut n’être rien de moins que la résolution existentielle de la Séparation. Filmer, c’est apprendre à se séparer, semble nous suggérer Anne Morin, d’inconscient à inconscient. Et ce qui vaut pour les maisons vaut aussi pour les couteaux suisses… et pour les relations humaines. Apprendre à dire « adieu », sans penser « au prochain revoir ».

Sébastien Galceran

Éclipse de la représentation

Les États Généraux s’ouvrent au moment de la modification du régime des intermittents, aux conséquences dévastatrices pour un secteur de la création déjà fragilisé. Au-delà de sa brutalité, la « réforme » interroge, entre les lignes, la place et le sens de l’acte artistique dans notre société. Dans le contexte actuel de marchandisation des œuvres, d’infléchissements du sens en abandons de terrain, la portée du geste de l’artiste s’est en effet érodée.

Dans le cadre d’une organisation sociale, politique et culturelle dorénavant soumise à la contrainte économique mondiale, cette éclipse de la représentation en dévoile alors une autre. Politique, celle-là. Où, d’infléchissements du sens en abandons de terrain aussi, l’Exécutif d’un État de droit Laisse les rapports de force bruxellois grignoter les principes républicains sans être capable, jusqu’à présent, de négocier une actualisation de ces principes dans le cadre européen. Où la Loi se limite désormais, à 70%, à l’application de directives européennes dont l’élaboration échappe très largement aux parlementaires. Où la Justice (et notamment ici le Conseil d’État et sa définition extensible de « l’œuvre audiovisuelle ») achève de nous vendre (artistes, spectateurs, citoyens).

Lorsque le politique défaille à ce point, comment être représenté ? Comment se défendre ? Les modèles traditionnels – partis, syndicats – marquent le pas (en témoigne l’aphasie du grand perdant du 21 avril 2002); les médias donnent la parole aux médiatiques ; les mouvements altermondialistes, les coordinations émergent mais peinent encore à infléchir le réel.

Cette éclipse de la représentation politique dépasse donc largement l’état général du documentaire. Tous ceux qui travaillent à la représentation du monde dans des œuvres artistiques ne peuvent ignorer combien ils sont contraints par le pouvoir politique, ses initiatives et ses démissions… comme l’ensemble des champs sociaux. Ce constat minimal pose la question de la forme de la lutte (professionnelle, interprofessionnelle ?) et de l’interlocuteur (patronal, étatique, européen, mondial ?). Sans doute faut-il apprécier les métiers en danger à la fois dans ce qui les différencie et les rassemble ; sans doute faut-il aussi articuler les échelles de lutte. Mais à l’heure de l’institutionnalisation européenne, semble s’imposer la nécessité d’un « mouvement social européen » que Pierre Bourdieu notamment appelait de ses vœux.

Ce qui suppose à la fois débat et action permanents auxquels les États Généraux voudraient contribuer avec ambition et modestie. Débats qui libère la diversité des points de vue sans dogmatisme ni règlement de compte personnel, pour que chacun puisse se constituer une boîte à outils réflexive sur sa place dans le monde et sur la marche du monde. Action qui trouve son efficacité dans la longue durée – donc dans une dialectique d’héritage et de transmission. Débat et action avec, comme perspective, l’invention d’un « cinquième pouvoir » à la mesure de la libéralisation mondiale des produits et des services.

La rédaction

L’aquarium de Jean-Benoît

La présence d’un aquarium dans une salle d’attente de dentiste permettrait, paraît-il, de rassurer les patients… La vision d’un animal qui tourne en rond dans une cage en verre aurait des effets relaxants. Voire. Le réalisateur de Dix-sept ans Didier Nion (Juillet, Clean Time…) n’a donc rien d’un patient comme les autres : les cages en verre n’ont visiblement rien d’apaisant pour lui. Ces poissons qu’il filme parce que son personnage principal, Jean-Benoit, s’en occupe consciencieusement, semblent surtout contraints, enserrés, étouffés, frôlant névrotique. ment les mêmes parois, les mêmes cailloux, les mêmes algues depuis trop longtemps déjà.

« J’fais carnage avec ma voiture, j’fais carnage avec ma vie… » Pendant deux années, Didier Nion filme Jean-Benoît, un garçon de dix-sept ans qui tourne en rond dans l’aquarium qu’est sa vie. Nion l’a rencontré sur son précédent film Juillet, documentaire sur les occupants saisonniers d’un camping de Quiberville. Et de cette première rencontre est né le projet d’un autre film, uniquement sur Jean-Benoît cette fois-ci. Dix-sept ans : l’âge du premier amour, l’âge où l’on entre en apprentissage, où l’on a deux ans pour obtenir son BEP mécanicien, enjeu de taille pour gagner son autonomie… Mais la vie n’est pas une question d’âge (pourquoi diable ce titre dérisoire ?). Malgré les années qui passent, Jean-Benoît ressasse une histoire familiale qui lui « prend la tête », qui l’empêche d’avancer, qui le fait tourner en rond.

Didier Nion enregistre et provoque à la fois les minces fêlures de l’aquarium dans lequel Jean-Benoît est enfermé, ces fêlures qui promettent une explosion imminente du verre, une ouverture vers la mer, la fin du cercle vicieux. Et dans ce double mouvement de captation et d’accouchement, de distance et d’engagement, se situe toute la force du film. Le cinéaste se fait tour à tour discret et présent, effacé et interrogateur pressant. « Tu commences à m’péter les couilles, je t’jure, avec ton film de merde, j’en ai ras le cul ! » Cette phrase éclaire peut-être à elle seule la position tangente du cinéaste : la seule et unique parole prononcée par la mère de Jean-Benoît, parole hors champ, presque inaudible, violente, impulsive, adressée à son fils. Une mère qu’on ne voit jamais mais qui observe sans doute son fils grandir et lui échapper sous le regard d’un étranger, grâce à un tiers…

Quelle relation nouent en effet le filmeur et le filmé ? La présence de Dix-sept ans également dans la programmation de Frédéric Sabouraud mercredi est liée à cette interrogation. La relation ne se résume pas à un rapport artiste / sujet, ou amical, ou encore père / enfant symboliques, psychanalyste / patient, mais semble les contenir toutes. Le cinéaste est sans doute là pour « péter les couilles » de la mère, « péter les couilles » de Jean-Benoît (« Reste toi-même, détends-toi un peu », « T’as envie d’avoir le diplôme de cet apprentissage mais t’as pas envie d’apprendre. Tu désires faire ce film, mais t’as pas envie de le faire, tu t’échappes à chaque fois »), « péter les couilles » du spectateur, nous violenter tous. Nous suggérer de mettre les mains dans le cambouis, comme Jean-Benoît au garage, et démonter notre moteur intérieur, pièce par pièce, minutieusement, rééquilibrer nos roues, faire une bonne et salutaire vidange…

Nous pousser dans nos retranchements, certes, mais avec un fil conducteur toutefois, une ligne de fuite pour cette position tangente du cinéaste : la liberté. Didier Nion ne cherche pas à reconstruire un nouvel aquarium pour Jean-Benoît, son film n’est pas une cage en verre de plus qui pourrait nous avaler par la même occasion. Jean-Benoît accepte d’être bousculé par le film car il a pris lui-même la décision de le faire, il a choisi de se servir de ce film pour prendre la parole (contrairement à Juillet, où il disait : « je veux pas en parler »). Et l’on sent qu’il peut décider à tout moment de l’arrêter, à charge pour lui d’expliquer pourquoi à Didier Nion. Cette tension-là du film – Jean-Benoît ira-t-il au bout de « l’aventure » et le cinéaste au bout de son film ? – crée un suspens bien plus fort que celui de l’obtention du diplôme. Le même suspens qui parcourait déjà Clean Time : la fragilité obsédante, quotidienne, initiatique d’une liberté jamais acquise et toujours à conquérir.

Sébastien Galceran

La cérémonie

Qu’est ce que l’acte de création ? Qu’est ce que l’art ? Un simple « nom » pour certains, « ce qui résiste » pour d’autres. Hanako, jeune femme autiste, ne se pose certainement pas toutes ces questions. Pourtant Hanako « crée ». C’est-à-dire qu’elle constitue, pour paraphraser la belle expression de Gilles Deleuze, des « agrégats sensibles »… à base de nourritures. Rien de bien étonnant, finalement, dans une société qui considère l’ornementation florale, l’ikebana, comme la quintessence d’une pratique artistique et, au-delà, d’un mode de vie.

Le film de Sato Makoto dépasse cependant le stade de la simple captation d’un travail artistique, aussi singulier soit-il. Il n’est pas non plus l’aboutissement d’une recherche formelle sur comment « filmer l’art ». En revanche, le film s’attache à éclaircir, en creux, le récit d’une histoire familiale, avec ses joies, ses drames, ses zones d’ombre, et ces deux registres s’imbriquent en permanence.

L’art d’Hanako s’exerce donc autour des repas qu’elle a coutume de prendre dans sa chambre, la plupart du temps seule. Les scènes où elle s’applique, après les avoir goûtés, à disposer et à agencer les aliments préparés avec soin et amour par sa mère sont saisissantes. Hanako mordille un fruit. Le liquide s’échappe de sa bouche, coule sur ses lèvres puis glisse sur son menton qu’elle néglige d’essuyer. Hanako gémit, pousse d’imperceptibles grognements. Elle détache délicatement des lambeaux de chair, celle d’un poisson, qu’elle dépose d’un geste hésitant sur le tatami, au milieu d’un amas informe de nourriture. Cette composition des matières nourricières, en forme de rituel nocturne, est proprement captivant. Sa pratique n’a cependant pas toujours coulé de source. Découverte fortuitement par le père d’Hanako, celui-ci a dans un premier temps détruit, c’est-à-dire nettoyé avec force balai et serpillière, les « œuvres » de sa fille, y voyant, sans doute, un jeu peu ragoûtant. La mère, intriguée, viendra alors à la rescousse de sa fille en lui superposant son propre rituel, à savoir l’enregistrement systématique par l’appareil photographique des productions éphémères d’Hanako. L’irruption des images crée des pauses qui ponctuent le déroulement du film et, en même temps, génère un sentiment de vertige tant par leur nombre élevé (plusieurs milliers) que par le caractère obsessionnel du procédé.

Derrière cet acte qui interroge la légitimité, le statut et la naissance d’une œuvre d’art, se cache un drame que le récit fait peu à peu advenir sans que l’on s’y attende. En faisant témoigner la sœur aînée d’Hanako, qui refuse d’apparaître à l’écran, on prend la mesure de la structure pour le moins névrotique de la famille : un père absent qui découpe compulsivement dans les journaux les photographies de sa chanteuse favorite ; une mère obsédée par les créations de sa fille. Obligée de quitter le foyer parental pour cause d’incompatibilité d’humeur avec sa sœur cadette qui l’empêche de travailler à son art (elle est musicienne), cette sœur aînée, obstinément hors champ, sans visage, pointe sans amertume, mais sans tard, les manques affectifs d’une famille troublée. Une famille où la parole entravée travaille à la désunion.

Eric Vidal

« Hantée par sa vie »

Entretien avec Claire Simon à propos de La vie de Mimi

Après 800 km de différence, Claire Simon dresse le portrait d’une femme et signe un film à la fois intime et politique. Retour sur la genèse de ce projet.

Pouvez-vous nous parler des conditions d’écriture de ce film ?

Je voulais faire à la fois le portrait de Nice et le portrait de Mimi. Quand je lui ai proposé de faire le film, elle a tout de suite été d’accord parce qu’en fait, elle avait essayé d’écrire son histoire. Mais ça n’avait pas marché parce que, comme elle dit : « Je ne raconte pas, je revis. » C’était ça le principe, et c’est ce qui m’a motivé le plus, c’est le sentiment que Mimi vivait avec sa mémoire comme tout le monde. Mais qu’à la différence de beaucoup de gens, sa mémoire à elle, ce sont des scènes. Il y a comme une opacité, elle se souvient des scènes avant de se souvenir du sens. C’est jamais le scénario, c’est la scène. Il y a un côté « à la lettre » dans ces histoires qui m’a obnubilée. Bien sûr, il y a la nature de son histoire, mais c’était cette opacité et sa façon de raconter qui permettait un système d’évocation. Le principe était de donner à voir ce que la ville est devenue et ce qu’elle a été dans la mémoire de Mimi.

J’ai fait le pari qu’en l’accompagnant sur des lieux de sa ville, notre présence en ces lieux que je filmerai évoquerait quelque chose qui serait comme un morceau de son histoire, de son puzzle. L’idée du puzzle, c’est qu’on verrait bien ce qui arriverait comme histoire dans tel ou tel endroit. Les lieux étaient pour moi des entités absolument étanches. Ma règle absolue, c’était que je ne les mélangerai jamais au montage. Ils étaient comme des stations, non pas comme d’un calvaire mais comme les stations d’une ligne de métro. C’était comme une promenade où l’on sauterait d’un lieu à un autre, où l’on ne verrait pas le trajet.

Je voulais que le lieu soit la raison majeure. Un principe un peu à la Perec, très littéraire au départ. Parce que pour chacun, un même lieu peut avoir des raisons d’être totalement différentes. Et alors, effectivement, il y a des figures qui s’installent et des choses qui arrivent dans le récit qui étaient totalement imprévisibles, que je saisirai ou pas, dont on verrait l’origine ou pas, et dont on verrait la continuation ou pas dans le monde. C’est un film basé sur le hasard.

Il y a eu des choix radicaux de votre part. Peut-on parler d’improvisation ?

C’est le projet même du film. Je voulais filmer la vie de quelqu’un que je ne connaissais pas. Je savais quelques petites choses – c’est quelqu’un qui est « hanté » par sa vie donc elle en parle à ses amis. Par exemple, je connaissais l’histoire de son père, sinon je n’aurais pas choisi d’aller tourner à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Mais c’était très peu. Je ne voulais pas qu’elle me raconte quoi que ce soit avant que l’on tourne. Le soir, on était ensemble, mais on parlait d’autre chose. Quatre-vingts pour cent des histoires qu’elle  raconte, je ne les connaissais pas. C’est moi qui ai choisi les lieux, qui ne sont pas forcément ceux où les choses se sont déroulées. Pour qu’elle raconte, sur le mode de l’association, ce qui lui venait à l’esprit. Je ne voyais que cette méthode pour approcher l’idée du film de fiction que j’avais eue au départ. Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à donner une image de cette femme aujourd’hui. Si vous imaginez madame Bovary racontant sa vie, ce ne sera pas pareil si vous la faites jouer par une femme de trente ans.

Ce pari aurait-il aussi bien fonctionné avec quelqu’un d’autre ?

Par définition, un film est toujours un prototype, jamais une recette. l y a des choses mystérieuses que je ne peux pas expliquer réellement. Pourquoi son histoire devient la mienne, de façon travestie, je le sais, mais ça n’a aucun intérêt, c’est ma « cuisine » personnelle ! Quand on écrit une histoire, on se travestit aussi. Là, j’avais l’impression que cette histoire était plus forte que tout ce que je pourrais écrire. Je n’aurai jamais pu rendre cela par la fiction.

Comment situez-vous ce travail dans votre filmographie ?

C’est une question que je ne me pose pas. Disons que je n’avais jamais filmé frontalement le récit, quelqu’un s’adressant à moi directement, sauf dans un court-métrage qui s’appelait Histoire de Marie. C’était cela l’extrême nouveauté pour moi, le défi à relever. J’ai essayé de trouver des façons adéquates pour raconter les histoires de gens qui me paraissent être des « légendes du temps présent ». J’ai voulu travailler sur la notion de récit. Comment peut-on faire voir ce que c’est que le récit au moment où il est convoqué dans le cinéma ? Retrouver quelque chose du comment elle, elle se raconte sa vie.

C’est un film très politique ?

Nice est une ville haïssable à bien des égards, et pourtant certains de ses habitants sont différents de l’image que l’on s’en fait. Il y a tous ces gens en transit, c’est une ville frontalière.

J’avais envie de montrer autre chose de Nice que le côté Front National, ou les éternels Anglais, même si ça existe. Mon film lui, tourne le dos à la mer. Parce que la vie de Mimi a traversé la ville tout à fait autrement, que son parcours incarne avant tout la résistance.

Ce que je voulais filmer, c’est ce que les gens se disent et comment, avant le regard qu’on pose sur cette parole. Quand les gens prennent la parole, faire que leurs histoires soient « rendues » aux gens eux-mêmes et ne soient pas intéressantes seulement pour leur pouvoir représentatif.

Évidemment, ça part de l’idée de la singularité de la vie de quelqu’un, d’une singularité totale face au monde. C’est un peu Brecht et son « Chantons la légende des gens dont on ne connaît pas la légende ». Je trouvais cela fort de dire la légende d’une personne qui n’est pas une vedette, qui ne fabrique pas sa vie, dans un monde aujourd’hui de plus en plus dominé par le côté people.

Il y a aussi chez Mimi la dimension d’un « érotisme prolétarien » qui m’a intéressée. Travailler dur, ça veut dire aussi admirer la force, dans son côté viril. Dans ce désir de faire partie du monde ouvrier, dans cette fascination pour les machines, les corps au travail… Il y a quelque chose d’érotique.

Propos recueillis par Boris Mélinand, Eric Vidal et Sandrine Vieillard (avec l’aide de Céline Leclère).

Traces de lannis Xenakis

« L’utopie n’a de valeur que si elle est réalisable », confiait au micro de Brigitte Massin et Léone Castagné sur France Culture, au milieu des années 1970, le compositeur, mathématicien et architecte lannis Xenakis. Jeudi soir à Saint-Laurent, sa voix percutante et chaleureuse s’enfonçait en nous jusque dans les régions où se logent parfois les paroles d’un cher défunt. Dans une « proposition » audacieuse, il racontait sa vision des villes à venir, prenant acte de l’aspiration « irrésistible des hommes à se concentrer ». Faire tenir Paris dans une tour unique de cinq mille mètres d’altitude aurait permis, selon lui, de « préserver l’espace au sol », d’« aménager une plus grande qualité de communication entre les hommes », de « concentrer leurs technologies » et, surtout et sans rire, d’« être en contact avec le cosmos ». Il précisait que si on lui confiait une telle étude, il aurait élaboré des plans encore beaucoup plus ambitieux.

Dans une dernière tirade, évoquant l’environnement sonore qu’il comptait donner à cette « ville cosmique », il appelait enfin à la « conquête du mouvement du son et de l’espace ». Nous revenaient alors en songe les notations de ses dernières partitions

électroacoustiques, faites d’une succession foisonnante de sons coulissant à un rythme variable. Formes écrites dynamiques, elles s’apparentaient étrangement aux silhouettes de ses premières propositions architecturales élaborées dès les années cinquante dans l’atelier de Le Corbusier, « polytopes » pour la plupart flottants, structurés par une série de segments se coupant mutuellement en bataille.

Du sommet d’une colline, dans l’obscurité, les lumières de la ville semblaient former un tapis continu d’étoiles tandis qu’au-dessus de nos têtes, les stries cotonneuses des nuages en étaient venues à se chevaucher. Troublante plongée cosmique ou curieuse intrusion de la graphie dans la réalité.

Benjamin Bibas