Filigrane

L’année 1998 pourrait bien être celle de tous les anniversaires. Qu’on en juge plutôt. On a déjà fêté, en vrac et sans être exhaustif : la fin de l’esclavage, le manifeste du Parti Communiste, Mai 1968, la naissance d’Israël, la ligue des Droits de l’Homme, sans oublier la disparition de Cloclo, notre « The Voice » national.

Autant de rappels historiques qui donneraient à penser que l’Humanité est résolument engagée dans un processus de civilisation à visage toujours plus humain et social.

Que nenni, camarade. En vrac toujours et au hasard : des enfants ont marché pour nous rappeler que l’esclavage existait toujours, les slogans de Mai 1968 ont été recouverts par une couche de pensée unique ultra-libérale plutôt épaisse, la valeur des Droits de l’Homme est régulièrement à la baisse, (grosso modo le prix d’un vol aller en charter ou l’équivalant du montant d’une subvention culturelle dans une mairie frontiste). Sans parler de Cloclo dont le téléphone n’en finit plus de pleurer depuis qu’il est inscrit aux abonnés absents. Bref, le fond de l’air est loin d’être rose quand il n’est pas, dans notre pays, franchement sclérosé de plaques de plus en plus brunes que la victoire de l’équipe d’Aimé « vous les uns les autres » Jacquet a bien du mal à faire oublier. Prenons par exemple la région Rhône-Alpes, rappelez-moi qui dirige le conseil régional ?… j’ai un doute.

Au milieu de tout ce gâchis, le dixième anniversaire des États généraux de Lussas fait figure de bonne nouvelle. Parce que ne soyons pas non plus complètement pessimistes ! Des îlots de résistance, ils en existent. Les luttes – comme dirait l’autre –, c’est comme le courant alternatif, ça s’en va et ça revient, c’est fait de tous petits riens. Ces dernières années, ça a plutôt tendance à revenir et les films documentaires, ce cinéma qu’on dit du réel, ne pouvaient être qu’en phase avec ce retour. Les États généraux, en donnant l’occasion de voir ou redécouvrir un vaste panorama de la production documentaire, ont toujours été à la rencontre de ce cinéma-là. En témoignent les dernières programmations avec les diffusions de films sur les grèves de décembre 1995, celles des luttes des « sans-papiers » ou, dernièrement, avec la présence d’Armand Gatti. Un certain regard mis encore en valeur cette année avec la venue de René Vautier (celui-là, son engagement est plutôt branché sur le courant continu), celle de Claude Lanzmann, ou encore avec la diffusion de films sur l’extrême droite française. Souhaitons que cette diffusion fraye le passage pour une parole citoyenne et – pourquoi pas – novatrice dans ses réponses aux questions que soulèvent ces films. Ce serait là une façon comme une autre de rendre hommage à cette parole confisquée à Vitrolles et ailleurs.

Avec le risque toutefois, suivant la formule désormais consacrée d’un ministre aux propos si gauches qu’ils en deviennent de droite – formule d’une telle pertinence qu’elle ne peut bien sûr faire que le jeu de notre « belle démocratie » –, avec le risque donc, que les États généraux apparaissent comme « une bande de gauchistes » faisant, eux, le jeu du Front National. Comme d’habitude. Mais que cela ne gâche pas cet anniversaire et rendez-vous dans dix ans !

Francis Laborie

Faux semblants

Comment les mutations du travail, vues par la télévision, rendent-elles compte de l’évolution de celle-ci ? Voici la formulation possible d’une question qui peut accompagner la vision de l’ensemble des films présentés.

La première période concerne des films réalisés des années cinquante jusqu’à la fin des années soixante. Il y est beaucoup question de « progrès », un progrès qui paradoxalement exclut totalement l’ouvrier du processus de fabrication où seule la performance technologique compte. Présentée comme le fer de lance du développement économique de la nation, c’est celle-ci qui doit permettre au pays de se reconstruire pour retrouver une identité perdue durant les années d’occupation. Peut-être faut-il aussi y voir une volonté de réhabilitation de la part d’un patronat à l’image écornée durant cette période sombre de notre histoire. Cadres supérieurs, ingénieurs et chefs d’entreprises présentent à une population subjuguée par le petit écran les nouveaux sésames de la compétitivité : rationalisation et automation du travail (Régie Renault 200 à l’heure). Dans ce film, la télévision est là pour la première fois sur une chaîne de montage, comme un enfant devant son premier train électrique si fascinée qu’elle en oublie les hommes. De temps à autre une main, une épaule, un pied traversent le cadre, mais ces parties de corps apparaissent furtivement et de manière fortuite. Si l’homme est filmé, c’est au même plan que la machine. Étudié, décortiqué comme un rat de laboratoire.

Quand la télévision ne fait pas l’apologie du progrès, elle relègue le travailleur au registre du patrimoine national, invitant le pays à partager une journée en sa compagnie (Une famille de mineurs…). Le film Celles qui travaillent, quant à lui, tente de démontrer que le travail est avant tout, sur l’échiquier social, un formidable outil d’émancipation pour un grand nombre de femmes.

Les années soixante-dix marquent le début d’une nouvelle ère dans la représentation du travail. C’est le temps de la parole, de la revendication et des remises en cause. Un des questionnements fondamentaux qui traversent la société de l’époque se retrouve aussi à la télévision : la place de l’homme dans la société. Le ton change, avec l’apparition de paroles d’hommes et de femmes, très souvent en lutte contre un patron, des idées ou un système. L’outil de travail est menacé, c’est le début de la crise. C’est aussi le temps de la recherche de nouvelles formes cinématographiques (La Tête et les mains/Paroles de femmes).

Avec les années quatre-vingt, une nouvelle phase dans la représentation du travail se profile. Fini le temps des utopies, place au fatalisme et à la nostalgie (Ouvrière d’usine est peut-être le seul film à la frontière des deux périodes). La parole ouvrière n’intéresse plus, une autre émerge, celle des experts. Simultanément, le discours sur le progrès réapparaît (Outils modernes, idées neuves/La Révolution du travail). Mais ici, il n’est plus question de soulager l’homme d’un travail pénible, mais d’une – soi-disant – augmentation de son temps de loisirs. L’évolution technologique, par la nouvelle organisation du travail qu’elle impose, est ainsi présentée comme un atout au service de l’homme, contribution nécessaire à une amélioration de son bien-être. Mais ce qui se dessine derrière ces beaux arguments est bel et bien la crise du travail, avec son corollaire le chômage. Et paradoxalement, ces avancées technologiques qui sont aussi l’une des causes de la diminution de l’emploi, sont présentées comme la seule arme capable d’enrayer le mal. Comme pour la période d’après guerre, le progrès est toujours là pour le bien de l’humanité.

Dans le même temps, la télévision se détache peu à peu des formes empruntées au cinéma. C’est l’apparition des reportages. Le rythme du montage s’accélère, il n’y a plus de temps pour la parole. Qu’importe l’ivresse pourvu qu’on ait le flacon.

Ainsi depuis cinquante ans, la télévision montre le progrès technique, le progrès social, l’organisation du travail dans la société, le non-travail et le non-emploi, sans pour autant réussir à filmer le travail, mais seulement les mutations de quelques éléments constitutifs de celui-ci.

Mais ces films nous en apprennent beaucoup plus sur les changements de cette télévision qui, dans sa façon de filmer, a intimement accompagné les évolutions de la société et le regard que cette dernière porte sur le travail. Depuis les transformations sociales et culturelles des années soixante-dix (bien qu’elle soit, avant tout, restée « la voix de son maître ») jusqu’à l’avènement de « la pensée unique » d’aujourd’hui.

Pour mieux rendre compte de ces mutations, une plus grande liberté de regard et d’actions lui seraient nécessaire. Elles lui ont trop souvent manqué.

Arnaud Soulier

La beauté convulsive

Le corps aliéné souffre, encore aujourd’hui, d’un important déficit de visibilité. Ce manque de représentation engendre des projections irrationnelles. Celles-ci contribuent à maintenir le corps aliéné dans les marges inquiétantes des institutions psychiatriques ou pénitentiaires. À l’opposé de ces types de représentations fantasmatiques, Le Moindre geste apparaît comme un bien étrange objet filmique. Il est rare, en effet, de montrer l’aliénation (mentale ou physique) avec autant de recherche formelle et esthétique. Basé sur une trame narrative extrêmement simple – enregistrer l’errance dans la campagne cévenole d’Yves G., handicapé mental de vingt-cinq ans échappé de l’asile psychiatrique –, le film dévoile les couches souterraines du psychisme et de la parole. Comparée à un récit classique, cette mise à jour de l’inconscient s’effectue hors de toute cohérence particulière. Sans recourir à des effets spéciaux, mais en usant pleinement de toute la panoplie des moyens cinématographiques, Jean-Pierre Daniel et Fernand Deligny plongent le spectateur dans une sorte d’état second où il lui est offert de voir et d’entendre ce qui, d’ordinaire, ne se voit où ne s’entend guère. L’œuvre est à l’image, littéralement, des mouvements répétitifs et des gestes saccadés qui travaillent son personnage principal. Elle avance par de brusques poussées de fièvre, rythmée d’une voix d’outre-tombe semblable à celle d’Antonin Artaud ou du général de Gaulle. Le noir et blanc contrasté des images, conjugué à une bande sonore décalée où se succèdent plages de silences, bourdonnements naturels (vent dans les bosquets, choc des cailloux, écoulement de la rivière…) et rumeur sourde (tic-tac d’un réveil, son d’une cloche, bribes de conversations, éclats de voix…), apparentent le film à un rêve éveillé. Un rêve qui viendrait contaminer la réalité. La lumière et le cadrage jouent ici un rôle essentiel. La surexposition de la prise de vue, d’une part, dévore les corps, jette les visages dans l’ombre, brûle les paysages. Les attaques lumineuses rongent les façades décrépies, métamorphosant fenêtres et portes des maisons en autant de béances et de trous noirs. Le corps d’Yves traverse des lieux délabrés et vides de toute présence humaine, ruines mystérieuses qui ne sont pas sans évoquer sa propre solitude comme sa propre « aliénation mentale ». D’autre part, le choix des cadrages et/ou des points de vue font que son visage n’est pas toujours montré. Dans de nombreuses images prises au ras du sol, par exemple, la tête est expulsée hors du cadre. La représentation de ce corps acéphale exprime, peut être, une perte symbolique de la parole ou, pour le moins, une difficulté à communiquer avec le monde environnant. Une perte que la voix off – celle d’Yves – se charge de réintroduire par de brusques saillies verbales, notamment sur la claustrophobie asilaire ou sur la mort. Au-delà de son inventivité formelle permanente – jeux entre premiers et seconds plans, travail sur la profondeur de champ ou sur la durée des plans, images aux fortes connotations picturales découvrant la beauté sauvage (voire hostile ?) des Cévennes, etc. –, la beauté plastique du film accompagne la parole d’Yves sans jamais se substituer à elle, ni chercher à l’illustrer. Diffusés dans l’espace visuel, les borborygmes, associations d’idées, répétitions et autres scansions rejoignent une gestuelle singulière et obscure semblable aux rituels archaïques et ésotériques de la petite enfance. Attacher une corde à une autre sans jamais parvenir à faire le lien, secouer cette même corde indéfiniment, retenir prisonnier un lézard par la queue, autant de gestes « insensés » accrochés aux limbes de la mémoire, mais qui évoquent aussi les temps lointains où l’être humain n’était pas doué de la parole. Pour le dire autrement, des « actes » qui, à travers les menées conjointes d’une expérience thérapeutique (?) et cinématographique, montrent la manifestation d’un imaginaire en plein travail.

Éric Vidal

Cinéma Paradiso

En 1950, à Cavriago, petite ville d’Italie à tradition socialiste et bastion de la lutte contre Mussolini, est décidée la création du Téatro Nuevo, un lieu de loisir à vocations multiples, à la fois salle de cinéma, de théâtre et salle de bal. Une véritable salle des fêtes. Après la défaite du parti fasciste, l’heure est à la reconstruction d’une nouvelle société, et celle de Cavriago sera bâtie sur l’air de l’Internationale dont ce nouvel espace culturel sera le lieu emblématique. Émanation d’une volonté populaire, le théâtre Nuevo est le symbole de la mise en pratique d’un idéal communautaire où chacun apporte sa petite pierre à la construction de l’édifice.

Le dispositif du film est classique : des acteurs sont conviés à se remémorer un événement passé, événement qui généralement fait date dans l’histoire d’une communauté. Mais si une telle démarche est souvent l’occasion d’une tentative de défrichage de ce passé par l’opposition de visions contradictoires, On aurait dit des fourmis nous en propose une vision largement homogène. Il s’agit plus, ici, de retrouver la cohésion d’une mémoire collective que de traquer la complexité d’une réalité. Organisé autour des témoignages d’hommes et de femmes que l’on devine proches du Parti Communiste, le film redessine un passé mythifié dont l’unité retrouvée autour de la réalisation du projet, véritable œuvre de réconciliation, en est le ciment. Aucune trace de la moindre tension, pas l’ombre d’une dissension idéologique, Cavriago apparaît comme un microcosme miraculeusement préservé des contingences historiques qui aurait mis en application ce que l’on appelle aujourd’hui le socialisme à visage humain. Tout le monde œuvre dans le même sens, et « ceux qui ne sont pas du même bord » sont pareillement respectés, exception faite des fascistes. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Et pourtant. De petites phrases, sans en avoir l’air, résonnent comme un écho à une autre réalité, un peu comme s’il s’agissait pour nous de lire entre les mots. Témoin ces engueulades au sujet du plancher, qui en préfigurent sûrement d’autres, plus politiques celles-là, à l’intérieur du PC. Témoin surtout, cette femme qui, évoquant cette période qui fut aussi l’âge d’or du cinéma italien, fait référence au film de De Santis, Riz amer, avec des paroles qui s’appliquent à sa propre expérience. « Riz », dit-elle, « parce que c’est une région de rizières » (comme à Cavriago), et « amer, parce que ça finit mal ». Une manière élégante et tout en pudeur de rappeler que les pierres du communisme n’ont malheureusement pas servi qu’à construire des salles de cinéma.

Mais la tonalité générale est à l’embellissement de ce passé mis en valeur par un parti pris formel entièrement au service de cet imaginaire. Car Daniele Segre ne se contente pas d’enregistrer la parole, il la met également en forme dans des scènes baignant dans un halo brumeux qui unifie l’espace en créant une atmosphère proche de l’onirisme. Unité (c’est le maître mot du film) que l’on retrouve dans la représentation très théâtralisée du groupe des participants, figés leur brique à la main, comme si le temps et les espoirs s’étaient arrêtés à cette période-là. Une immobilité qui répond au mouvement des images que l’on devine se déroulant sur l’écran de cinéma, comme si ce lieu, porteur d’une utopie, était toujours le dépositaire d’un rêve qui fut à portée de main avant de basculer dans le domaine de la fiction. Car si hier apparaît comme un moment magnifié par une mémoire sélective, les lendemains n’auront finalement pas chantés et aujourd’hui les visages se sont refermés sur des propos nostalgiques. L’action de ce film se déroule en Italie, pays où le PC a le premier amorcé sa mutation « social-démocrate », et il est révélateur que les notions de citoyenneté, de solidarité ou de démocratie sous-tendent les discours des intervenants. Ce regard sur le passé, par l’introduction de valeurs en vogue aujourd’hui, est une relecture filtrée à travers les lunettes du présent.

Difficile de faire la part du vrai et du faux, de la réalité et du fantasme dans ce passé composé, mais peu importe après tout. Il s’agit de retrouver un élan qui a parcouru toute une jeunesse, celui qui est à l’origine d’un récit fondateur, pour le transmettre aux jeunes d’aujourd’hui. Et quel endroit peut être mieux approprié pour cette transmission que cette vieille salle du Téatro Nuevo, aux murs si chargés de mémoire qu’elle apparaît comme l’ultime acte de résistance de cette génération face aux amnésiques télévisions berlusconiennes.

Et comment ne pas voir, derrière cette recherche d’un temps perdu le portrait d’une autre Italie, en quête d’identité et orpheline de tout projet collectif. Celle-là même qui jette Nanni Moretti en plein désarroi dans son dernier film : Aprile. Mais là où celui-ci réagit par un acte individuel, fumant un pétard en solitaire avant de se replier dans la cellule familiale, c’est la notion de groupe qui est ici mise en valeur. Pour ces fourmis d’un passé révolu, la solution à la désagrégation italienne pourrait bien être : « citoyens de Cavriago, unissez-vous ».

Francis Laborie

Caméra Obscura

Dans le cadre du séminaire sur « Le temps des récits », nous avons rencontré William Guérin, réalisateur de La Nuit venue.

C’est la mise en scène qui est intéressante dans le cinéma. C’est une forme d’expression, un langage. Je ne me pose pas la question de savoir si je respecte la vérité ou pas. La vérité c’est la mienne, c’est ce que je sens. Un film, c’est un territoire, des personnages, une histoire. La mise en scène c’est le sens de l’espace (Griffith). Les personnages, il faut les trouver, les chercher, et puis il faut les travailler. Il faut arriver à faire sortir la densité de la parole (Ford). Et puis une histoire c’est avoir toujours au plus serré, au plus obsessionnel le fait qu’il faut que ça s’intègre dans un continu. Donc il faut faire répéter aux personnages jusqu’à ce que ce soit bon. On répète les questions dix, quinze fois… Dès qu’on met l’œil dans une caméra, on fait de la mise en scène, dès qu’on a un regard, on a de la mise en scène. Une caméra n’est pas un instrument d’enregistrement de la réalité, il y a longtemps qu’on le sait. Il n’y a pas de captation de la vérité, ça c’est des niaiseries pour ceux qui ne sont pas foutus de prendre leur langage en charge. Ils n’en ont pas, ce qui revient à peu près au même.

La mise en scène repose sur la sensation et si on met la parole en scène, c’est parce qu’on ne peut pas faire autrement. Alors autant l’assumer. Si je fais revenir les gens sur les lieux c’est parce que, d’une part, paresseusement, ça m’évite d’aller chercher ailleurs et que, d’autre part, il se passe parfois des choses entre les gens et les lieux. Évidemment on ne les fait pas revenir n’importe comment, on ne les cadre pas n’importe comment. La caméra est un instrument de vampire. Le cinéma, un outil qui utilise la lumière du jour pour la mettre au service du noir. Ça se passe dans des salles toujours obscures. Vous captez la lumière intérieure des gens pour la mettre au service de votre noir à vous, c’est-à-dire pour essayer, d’après leurs histoires, de reconstituer la vôtre ou d’en comprendre un peu plus. Dans le travail que je fais, les vingt ou vingt-cinq premières minutes de l’interview sont rarement intéressantes parce que, précisément, la personne va vous dire ce qu’elle a envie de vous dire. Ce que je veux entendre c’est ce que l’autre a à dire. L’autre c’est celui qui habite la personne, qui n’a pas encore parlé et qui par le biais d’un processus de fatigue va peu à peu émerger. Appelez ça discours de l’inconscient. Je fatigue les gens pour qu’au bout de vingt ou vingt-cinq minutes ça vienne. Le jeu peut paraître cruel, mais c’est d’abord un jeu amoureux, particulièrement dans le documentaire où vous n’avez pas les rapports d’hystérie que vous avez avec les acteurs. Dans le documentaire il faut faire très attention aux gens, il ne faut pas les violer, il faut établir un rapport de confiance.

Le travail se fait en amont. C’est des semaines de repérages, des heures de conversations. C’est l’établissement d’un rapport humain. Avec Mária Wittner, qui ouvre et conclue le film, il s’est passé quelque chose qui justement légitime, entre guillemets, la mise en scène. Seul l’amour qui passe légitime une mise en scène. On ne filme bien que les gens qu’on aime. Moi je ne pourrais pas filmer Bruno Mégret par exemple, ou il me faudrait être très christique pour le filmer parce que ça supposerait que je puisse avoir une once d’amour pour cet homme-là, ce que je n’ai pas. Donc le gros du travail est en amont. Une caméra qui, à force de répétitions, va enregistrer l’intérieur de l’acteur qui habite le personnage, l’intérieur c’est-à-dire rien, le vide, le noir, le néant, l’inconscient… Tout ce que la psychanalyse nous révèle et que, précisément, on n’atteint jamais ; et que la grandeur du cinéma est de nous faire croire qu’on atteint, et qu’on atteint que par le biais de la mise en scène. C’est une histoire de vie et de survie, le cinéma.

Le documentaire ne se fait pas via des acteurs professionnels. Ceci dit, tout personnage qui se retrouve derrière une caméra devient un acteur. La fonction de la mise en scène dans le documentaire va être de prendre en charge cet état ou, peu à peu, vous transformez quelqu’un du réel en quelqu’un de l’imaginaire. Je ne filme pas des gens qui appartiennent à la réalité, simplement parce que je les filme. Je fais d’eux tout à fait autre chose. La mémoire survit dans la tête des gens et la mise en scène se justifie si elle vous ramène de la survie à la vie. Vous passez de la survie de la mémoire des gens à la vie réelle d’un objet cinématographique et la fonction de la mise en scène c’est d’arriver à vous faire croire à cette histoire. Si vous croyez à l’histoire, la mise en scène est réussie ; si vous ne croyez pas à l’histoire, la mise en scène est ratée. Je n’aime pas utiliser les images d’archives parce que ce n’est pas moi qui les ai faites. Les images d’archives ça serait la vérité ? Mon œil ! S’il y a une image qui peut être utilisée, qui peut être pillée, si elle est cinématographiquement forte et qu’elle peut renforcer votre mise en scène, pourquoi ne pas la prendre. Il n’y a pas d’image vérité. Il n’y a pas de vérité dans les archives. Tout est trafiqué, à partir du moment où on regarde, on trafique.

La mise en scène c’est l’intervention de l’âme dans le réel par ce que ça contient d’imaginaire et de symbolique, c’est l’intervention de l’autre dans le réel. Je ne prétends pas éclairer les événements historiques, il y a des historiens pour ça. L’image propage les mythes au niveau des peuples. Elle n’est pas un mode de connaissance de la pensée scientifique, mais de la pensée mythique et mythologique. J’entends par pensée mythologique celle qui se propose de répliquer les mystères du monde pour asseoir les fondements d’une communauté. L’image ne sert pas à éclairer mais à assombrir. Elle peut servir à faire sentir, elle ne peut pas servir à expliquer.

Propos recueillis par Sabrina Malek et Éric Vidal

La biologie au pays des cartoons

C’est un documentaire scientifique, mais contre toute attente c’est aussi une formidable invitation au voyage : un voyage coloré et instructif, naviguant sans cesse aux frontières de la folie douce.

D’entrée de jeu, le sujet est envisagé sous l’angle qui nous touche le plus. C’est autant du vieillissement qu’il s’agit que de notre peur de vieillir, autant de la désintégration universelle de toute chose que de notre désir d’immortalité. Jamais le film ne « lâche » les grandes questions induites par les expériences ou explications scientifiques. Cette proximité du spectateur au sujet permet d’accepter le traitement extrêmement rigoureux réservé aux analyses techniques : celles-ci sont limitées en nombre (expérimentation sur des vers mutants, plongée dans les chaînes d’ADN), mais pour autant elles sont vraiment développées.

Surtout, comme dans leur précédent film, Une mort programmée, Jean-François Brunet et Peter Friedman alternent interviews et discours scientifiques avec des ponctuations-illustrations qui, outre leur fonction pédagogique, redonnent au spectateur un espace libre dans lequel l’imagination peut réinterpréter à sa guise le discours prononcé. La rigueur formelle du cadre scientifique se trouve alors remise en question, développée, détournée dans une forme a priori contradictoire. Cartoon, film d’actualité, morphing photographique, tous les matériaux possibles fêtent l’avancée du savoir.

Plus qu’une pédagogie, cette forme joyeuse et surprenante exprime avec une totale cohérence la vision du vieillissement que proposent les auteurs. Vision explicitée par le dernier intervenant : le vieillissement n’existe pas, nous sommes des objets en cours d’individuation, intégrés dans un temps qui n’est pas dégradation mais déformation. C’est cette idée que la vie procède par déformations (par accrocs, par surprises) qui, contaminant tout le film, lui donne sa forme et son rythme en incessantes ruptures (de matériau, de tonalité…).

Ces ruptures sont en outre le reflet de la double signature du film. Deux auteurs, deux personnalités (l’un cinéaste, l’autre scientifique) et en même temps une connivence absolue et dynamique, comme le lien science-vie, ratio-folie, la folie n’étant pas toujours du côté des séquences purement visuelles : au contraire, celles-ci désamorcent parfois par leur côté gai et rassurant l’inconnu d’un discours qui s’enflamme (la fascination pour la recherche, le mystère de la vie, le nouvel âge de la biologie dont tous les intervenants parlent). L’enthousiasme scientifique est ce qui reste de plus fort du film. Jamais « l’entertainment » de certaines séquences ou ponctuations n’est utilisé pour justifier l’austérité du contexte. On a plus l’impression que c’est justement le contexte – la démarche scientifique – qui autorise une telle débauche, une telle fascination. La science comme champ possible de nouvelles images, de nouvelles histoires et de nouveaux rêves. À l’image d’un des derniers plans du film : un saut dans le vide. Beau vertige.

Gaël Lépingle

Entre deux

L’adolescence est une période de transition, de découvertes, d’attente parfois, comme le sont les grandes vacances d’été. C’est à cette métaphore temporelle que s’attache le film de Laurence Kirsch. Deux mois de soleil, de lumière, de fausse insouciance durant lesquels la réalisatrice a simplement regardé et écouté les « ados » d’une petite ville de province, sans jugement ni affirmation à l’égard d’un âge resté secret.

Filmer l’adolescence ainsi, c’est laisser à ses personnages le choix d’en définir les bornes. Quand devient-on « ado » ? « …on va dire dix ans, parce que j’en ai onze… » dit l’un au tout début du film. « …je me considérerai plus en adulte quand je n’habiterai plus chez mes parents… » ajoute une autre plus tard. En somme, on ne vit pas l’adolescence, on vit son adolescence, on « grandit » à son rythme.

Laurence Kirsch décide justement de ne faire intervenir qu’eux. Ces « ados » livrés à eux mêmes, « libres » de parole et d’action.

Deux espaces privilégiés sont alors choisis : la chambre, lieu clos d’introspection où l’on parle à la caméra, et la nature environnante (la ville parfois), qui définit à elle seule la notion d’extériorité – alors que les repères sociaux de la maison et de l’espace scolaire, sont volontairement mis à l’écart.

Les situations filmées par la réalisatrice dans les chambres de ces adolescents peuvent être assimilées à des clichés du genre (l’ado dans son univers). Mais elles mettent pourtant ici à jour des identités dont l’anodin révèle les perspectives. Là où un ado se projette dans les posters de stars ou dans ses diapositives, un autre se regarde dans une glace. L’image justement qu’il renverra aux autres lorsqu’il se produira sur scène, un peu plus tard. Un autre encore laisse deviner le lieu exigu d’une cohabitation fraternelle. Assis sur son lit superposé, il explique son engouement pour la chanson du groupe de rap IAM : Petit frère. Paroles que lui lance au visage son poste posé sur les genoux, tout près de lui, ultime espace de retranchement. Et les images extérieures, à ciel ouvert, offrent de faux moments d’ouverture parce que la rencontre et la confrontation à l’autre ou au groupe induisent la représentation.

En témoigne la dernière séquence du film où, à travers les concerts et les manèges d’une fête foraine, l’euphorie nocturne prolonge l’artifice en faisant oublier la solitude d’un âge de la vie, avant que la rentrée ne se fasse. Avant que l’adolescence ne passe.

Manuel Briot

Une évasion de la matière

Conçu à l’origine pour alerter les ouvriers sur les dangers des poussières industrielles et les inciter à mieux se protéger, le film est un merveilleux exemple de la façon dont Franju répond en cinéaste à la commande.

L’utilisation qu’il fait du commentaire est à cet égard révélatrice. Celui-ci évoque les dangers des poussières et les moyens mis en œuvre pour lutter contre, après une longue introduction qui décrit toutes les formes de poussières existant au monde. On peut penser qu’il s’agit là de juste recadrer le thème dans un contexte plus large, et que pour le reste, le texte se soumet au type même du discours démonstratif et rationnel de tout film institutionnel.

En fait, très vite, un décalage s’opère entre le contenu du commentaire et l’émotion qui nous étreint. Une impression de menace sourde se distille au fil des minutes. Et comme toujours chez Franju, l’angoisse est d’autant plus forte que sa source n’est jamais visible : ni les poussières meurtrières, ni les moyens employés par le réalisateur pour nous rendre à cette sensation.

Car Franju se cache derrière son commentaire « normalisant », pour mieux s’en servir secrètement. Le concept rassurant et banal qui consiste à illustrer chaque phrase par une image correspondante est poussé à l’extrême. Fréquence et rapidité des illustrations transforment le concept en machine, en procédé, créant un climat d’oppression sourde, comme si le monde était soumis au diktat d’une conscience supérieure qui a ordre sur tout (il n’est pas anodin de noter que ce film est justement l’un des seuls pour lesquels Franju a écrit le commentaire avant de tourner). Rien ne saurait échapper à ce discours qui semble cloisonner chaque image dans une signification unique et prédéterminée dont lui seul a les clés. À cela s’ajoute le ton même de la voix, monocorde, impersonnelle, presque théâtrale tant elle accentue la pseudo-objectivité qu’elle est censée représenter.

La mise en rapport des poussières du travail avec toutes les autres poussières, plus que d’une recontextualisation pédagogique, participe à son tour à une entreprise de paranoïa générale. La litanie incessante de la voix off scande les manifestations de la poussière comme les strophes d’un poème épique : « Poussières du soleil, poussières des nuages/Poussières salines dégagées par les vagues de la mer/Poussières vivantes de pollen/Lourdes poussières industrielles… » Plus que d’une description, c’est d’une incroyable traque dont il faut parler : la poussière, élément invisible et difficilement représentable est ce qu’il faut saisir à tout prix. Comme il l’est dit à un moment, la poussière, « c’est une véritable évasion de la matière ». Évadée, libre et insaisissable, comme les puissances de la nuit et les fantômes de l’enfance, elle peut attaquer par surprise et, dans l’ombre, gangrener tout notre être.

Si le narrateur a ordre sur tout, ce qui s’inscrit sous nos yeux n’a rien de rationnel. Le regard clinique que Franju pose sur les objets (à travers leur mise en avant par la lumière, la fixité des gros plans) les détache de leur contexte, les transforme en fétiches désincarnés. Une cheminée d’aération devient la trompe d’un monstre de pierre. Une tête en bois à respiration mécanique semble cacher une vie secrète. Les hommes, à l’inverse, ne sont plus que des objets : masques blancs (talc), noirs (charbon), ils sont réductibles à une simple radiographie (les poumons silicosés du travailleur de porcelaine).

Le cinéma de Franju est bien un cinéma de l’enfance, car le monde y est fait d’invisibles menaces, l’objet le plus quotidien y est interrogé comme n’allant pas de soi, comme signifiant peut-être autre chose que ce que notre regard normatif identifie trop vite. La quête de l’invisible ne va pas sans une quête du visible : les dangers de la Poussière sont d’autant plus grands qu’on ne doit pas se fier à ses manifestations extérieures, à ce que notre regard nous dit, sans l’interroger avec la plus grande rigueur et la plus grande naïveté. La commande est ainsi magiquement respectée et dépassée : la poussière est certes ressentie comme une menace, mais bien au-delà du cadre fixé au départ. Franju nous apprend à voir les choses autrement, dans l’étrangeté magnifique qui est la leur et que nous avions oubliée.

Gaël Lépingle

À la recherche du temps perdu

Juillet… Pendant que la caravane du Tour sillonne les routes de France (c’était avant que la justice ne lui mette des bâtons dans les roues), d’autres forment un peloton plus statique dans un camping de Quiberville où toute une population renoue avec les petites joies des vacances annuelles. Un mois en roue libre pour ces « petites gens » dont la carte d’identité mentionne sûrement, à la rubrique « signes particuliers » : néant. Le seul moment d’un semblant d’évasion, comme si sur ces journées flottait un drapeau vert identique à celui du bord de mer indiquant « baignade autorisée sous surveillance ». Le temps, pour des gamins, de rire en plein air et de jeter des regards en effraction pendant que les plus anciens, entre deux étapes de la Grande Boucle, redécouvrent le plaisir puéril d’un point gagné à la pétanque pour quelques millimètres. Juillet…, dans le beau film de Didier Nion, c’est une rustine que l’on pose sur les bobos de l’existence.

Parce que si ce mois a un climat traditionnellement ensoleillé, le film révèle aussi une météorologie intime souvent plus tourmentée. Sous la plage… les pavés d’un quotidien pas toujours facile à vivre et que le temps plus souriant des vacances peut faire oublier sans pour autant le faire disparaître. Si ce moment apparaît comme une parenthèse pendant laquelle les personnages ont le sentiment d’être en marge de la « vraie vie », celle-ci est un hors-champ dont chacun porte pourtant intérieurement des traces indélébiles. Cette parenthèse n’est évidemment qu’illusoire, il ne suffit pas de changer de décor pour se débarrasser de ses angoisses ou des cicatrices plus ou moins refermées de son histoire.

Mais peut-être ce moment de villégiature, en donnant l’impression d’être « à l’extérieur » de sa propre vie, est-il finalement le plus propice à la confidence. Alors Didier Nion essaie de percer ce qui se cache sous ces moments de bonheur volés à l’ingratitude du quotidien. Sa caméra scrute les visages comme si chacun renfermait une part de vérité qui ne demandait qu’à être révélée. Tout est dit avec une simplicité à la mesure de cette humanité à la destinée tellement ordinaire, mais si les mots ont une portée immédiate, les silences en disent souvent plus long. Ils renferment, telle la profondeur insondable de la mer, toute la densité émouvante de gens apparemment sans histoires. Comme le dit le jeune Benoît, perdu dans ses pensées, sous le calme vertigineux de cette mer, « il y a toute cette vie… ».

Didier Nion est un pêcheur. À la manière des enfants qui dénichent les crevettes sous les galets de Quilleron, il débusque les douloureuses fragilités inscrites dans les aléas de chaque trajectoire et que l’on cache sous la routine des gestes quotidiens. Parce qu’« il faut bien faire avec ».

La beauté du film tient dans la juste distance du réalisateur à ses personnages. Ce qui ne semblait pas si évident tant la relation qui semble s’être nouée entre eux paraît aller au-delà de la simple complicité. Aucun pathos dans son regard, dans cette attention portée sur ces êtres humains, mais sûrement beaucoup d’affection (la scène du baiser au moment du départ en est la démonstration).

Le temps des vacances est celui de la décompression et le film épouse ce rythme décontracté. La caméra prend son temps, à l’image des « acteurs » qui vaquent tranquillement à leurs occupations. Sans se presser. Pour finalement ne rien raconter d’extraordinaire et aller pourtant à l’essentiel : ces petites choses qui font le poids d’une vie parfois lourde à porter.

Juillet… nous rappelle ainsi que les apparences sont souvent trompeuses et qu’il ne faut pas toujours croire ce qui est inscrit sur les cartes d’identité.

Francis Laborie

Édito

Que cette semaine soit placée sous les auspices du petit film imposant et corrosif qu’est Le Cinéma africain ? (présenté hier soir), ne nous est pas indifférent : le privilège et le pouvoir qui se trouvent aux mains et aux regards de certains cinéastes manquent aussi cruellement à d’autres. Ceci renforce nos attentes de poursuivre, en ce sens, les réflexions que nous proposent les rencontres : les sujets en sont peut-être un peu plus graves ou sérieux que certaines années, mais pas moins d’actualité. Pas de celle en tout cas, qui nous placerait dans l’air du temps, ou dans un opportunisme de production, mais une actualité qui nous concerne, nous implique et nous questionne aussi comme spectateurs. Les enjeux de représentation y sont en effet omniprésents, et ce que tous ces films nous donneront à comprendre et à entreprendre nous rendra encore, nous l’espérons, plus cri­t­iques et sensibles.

Contrairement à une formule bien établie mais aussi bien immobile parfois, « refaire le monde », nous préférerons penser que chacun de sa place le compose et veille à ce que tous puissent le faire. Y compris depuis Lussas : tous nos vœux pour ces nouveaux états généraux, et à bientôt sur les terrasses pour en parler !

Hors Champ