« Money, honey ! »

« II serait injuste de croire que le patriotisme des Américains et le zèle que montre chacun d’eux pour le bien-être de ses concitoyens n’ont rien de réel. Quoique l’intérêt privé dirige, aux États-Unis aussi bien qu’ailleurs, la plupart des actions humaines, il ne les règle pas toutes. » A. de Tocqueville.

Plan rapproché d’un fer à repasser qui va et vient lentement sur… une liasse de billets. Cette image récurrente de God, Dollar, Flag and Dog rythme les retours d’Ebby, la femme (américaine) du réalisateur (français), à la maison, après sa soirée de travail comme serveuse dans un casino de Las Vegas. Drôle de couple que celui de Robert Bozzi et d’Ebby, drôle de film qui, en dépit des apparences, ne relève en rien du journal intime. Intime, la parole d’Ebby, tour à tour inquiète, comique, interrogatrice, ne l’est pas. Au contraire, elle paraît constamment amplifiée au point d’envahir tout l’espace sonore. Espace pourtant réduit, confiné : celui de la voiture qui la conduit et va la chercher à son travail ou celui, un peu plus vaste, de la maison. Dans ce huis-clos presque permanent – on ne sort pas de la voiture pour entrer dans la maison, c’est la voiture qui pénètre dans le garage, lieu rituel de passage – les monologues d’Ebby sont soutenus par des plans toujours fixes : très rapprochés dans la voiture, soulignant la fatigue de son visage après le travail ; plus larges dans la maison, où on la voit debout, longiligne et droite, brave petit soldat de l’Amérique en guerre, maniant son fer à repasser avec une précision quasi obsessionnelle.

Car ce film est bien celui de l’obsession : Ebby n’en est que la représentation concrète, et la plus proche du réalisateur. Obsession de l’argent – des dizaines de petites coupures d’un dollar comptées, lissées, et même parfumées – durement gagné, jour après jour, par un travail ingrat et fatigant. Obsession de la suprématie nationale : dans le jeu des « Cartes de la Liberté » qu’Ebby étale sur la table, l’as de pique a le visage de George Bush. Obsession de ne jamais perdre : ni la guerre, ni son travail, ni sa fierté. Au plus fort de l’adversité, on plante devant chaque maison le drapeau étoilé, talisman éprouvé, et l’on arbore ses peintures de guerre au beurre de cacahuètes parce que, c’est Ebby qui le dit, « la vie est un combat ».

A la voix inquiète d’Ebby, Bozzi oppose une voix off tranquille et décalée : à la fois spectateur empathique, à la tendresse discrète, des angoisses professionnelles de sa femme – le casino vient de changer de propriétaire et les contrats de travail des salariés sont tous remis à plat – et observateur quelquefois étonné, souvent ironique mais jamais dupe, d’un peuple à qui la télévision de Rupert Murdoch veut faire croire qu’il est le centre du monde. Or, ce n’est pas au centre, mais vers la marge, à la lisière de l’empire du dollar et du drapeau étoilé que le réalisateur, sortant à plusieurs reprises du huis-clos de la voiture et de la maison, part en vagabondages : jusqu’au désert où vivent les fous de Dieu et, dans Slab-City, ville de mobile-homes et des caravanes, ceux qu’il appelle les « oiseaux des neiges », hommes ou femmes descendus du Nord du pays, dont on ne verra pas le visage, car filmés en travelling depuis le véhicule. Ceux à qui les forces ont fini par manquer pour, à l’instar d’Ebby, continuer la guerre quotidienne et usante, qui n’est pas, comme le leur assène l’écran de télévision à l’image distordue, celle contre Saddam Hussein, mais contre l’incontournable trinité : Dieu, le dollar et le drapeau.

Très vite cependant, le regard du réalisateur quitte l’espace largement ouvert et l’apaisante ligne d’horizon du désert : dans une séquence montée à un rythme plus soutenu, rompant avec l’alternance diurne et nocturne de plans fixes et de travellings, on voit défiler, sur un écran lumineux : « God bless America » ; on s’aperçoit que Bush n’est pas seulement le nom du président des États-Unis, mais aussi celui d’une marque de haricots blancs ; et l’on contemple le dos d’une femme obèse devant le rayon des surgelés du supermarché. Dieu, que l’Amérique en guerre est jolie…

Et puis, il y a le chien, Napoléon. En l’absence d’Ebby, Bozzi le filme comme une doublure possible de sa femme, mais aussi comme un double de lui-même. Napoléon, à la fois spectateur attentif, les oreilles dressées, des discours télévisés de Georges Bush et d’Arnold Schwarzenegger, électron libre qui prend la fuite devant plus fort que lui, acteur drôle et touchant de ces scènes de la vie quotidienne de l’Amérique profonde, prisme imperturbable d’un regard insolite sur les « temps guerriers », apparaît ici – dérisoire trait d’union – comme le lien ultime qui relie Ebby et son mari, chacun vivant désormais sur son continent. Mais surtout, de ces « quatre mots » ramenés d’outre-Atlantique par Robert Bozzi : God, Dollar, Flag, and Dog, il est, lui, le chien, seul porteur de véritable humanité…

Isabelle Péhourticq

La maison cinéma

Lieu de confrontation aux limites et aux interdits, la maison est l’endroit où s’élaborent – en partie – le narcissisme et la notion de sécurité. En Iran, elle est aussi la frontière hypersensible entre sphère publique (régie par la loi islamique) et sphère privée (seul espace disponible pour expérimenter librement l’être-ensemble). Déménager entraîne la perte de repères et la nécessité d’en construire de nouveaux : habiter une nouvelle enveloppe suppose avoir fait le deuil de l’ancienne.

Dans une république islamique où il s’agit de rompre avec le passé impérial, le déménagement apparaît comme la répercussion lointaine – et la métaphore intime – de la Révolution sur les individus. Comme il scénographie l’enchaînement séparations / reconstructions, le déménagement devient un mouvement intensément cinématographique.

Produit par le nouveau ministère de l’Habitat, Les Locataires d’Ebrahim Mokhtari (1982) est censé montrer la nécessité du remaniement de la loi, antérieure à la Révolution, qui régit le système locatif. À travers quelques situations paradigmatiques, Mokhtari radiographie la crise du logement dans les quartiers populaires de Téhéran. Les scènes de négociation au cours desquelles des fonctionnaires tentent de concilier les litiges entre propriétaires et locataires, s’achèvent par l’énoncé lapidaire du délai accordé pour quitter les lieux : quinze jours, un mois. La position de Mokhtari est inconfortable : légitimé par l’administration, il est pris à témoin par les locataires et sommé de réagir à leur infortune. Le film enchaîne les séquences crescendo. Dans des appartements vidés manu militari ou devant leurs meubles entassés sur le trottoir, des locataires humiliés témoignent. Une bagarre éclate, les insoumis sont aussitôt arrêtés par la police. Face à la caméra, une mère de famille se révolte et en appelle au gouvernement dans un sanglot. Avec cet épilogue poignant, Mokhtari achève de soustraire le film à l’esprit dicté par le ministère et, par la voix de cette pasionaria des délogés, creuse un précieux espace d’expression.

Vingt ans plus tard, la difficile recherche d’un logement resurgit comme topos du cinéma iranien avec Our times de Rakhsan Bani-Etemad. Tel n’était pas le projet initial de la réalisatrice : son intention était de témoigner d’une époque à la faveur de l’élection présidentielle de 2001, de filmer l’engagement de sa fille dans la campagne de soutien à Mohammad Khatami, son euphorie de jeune électrice dans les beaux quartiers de Téhéran. Mais la rencontre avec Arezou – anonyme citoyenne dont la candidature à cette élection est déclarée irrecevable parce qu’elle est une femme – fait bifurquer le film. Bani-Etemad s’attache aux espoirs et aux rêves de cette jeune femme aussi idéaliste que déterminée. Quand Arezou est brusquement contrainte de déména-ger, le film l’accompagne dans ses démarches pour trouver un nouvel appartement ; il devient la chambre d’écho des violents refus qu’elle essuie et de la stigmatisation que provoque son statut de mère célibataire. Plié sur l’axe nord/sud qui fracture la ville, Our times révèle deux couples mère-fille en miroir : au nord, la cinéaste et sa fille ; au sud, Arezou et la sienne. La première est une documentariste respectée, la seconde une candidate impossible et la victime réelle d’une société oppressive.

« Il n’y a guère d’antidote au pouvoir que l’inventivité, la poiésis », écrit le psychanalyste Philippe Garnier. En plans rapprochés, It’s a Sony s’ouvre sur la cohabitation de trois hommes dans une pièce exiguë : l’un se plaint d’être à la charge des deux autres (on les devine ouvriers), l’autre sort du champ, descend une échelle. Extérieur jour : il prend une douche. Très lentement, la caméra découvre une dizaine de mètres au-dessus de lui… une enseigne lumineuse géante de la multinationale Sony. Dans le travelling final sur l’autoroute, d’autres panneaux publicitaires défilent.

On se prend alors à imaginer autant de phalanstères minuscules et suspendus… Cette forme d’habitat n’aurait plus rien de contraint ni de précaire, mais serait l’invention sublime d’une nouvelle manière d’habiter Téhéran, d’une liberté – et d’une solidarité – retrouvée, entre ciel et terre.

Bâtir des maisons de pellicule pour soustraire les êtres à la mort est l’obsession originelle du cinéma. Cela prédisposait sans doute les cinéastes à se pencher sur la question du logement, à aller vers ceux qui habitent la même maison depuis un demi-siècle, ceux qui n’en ont plus, ceux qui en cherchent une désespérément… En Iran aujourd’hui, l’espace public se réduit comme une peau de chagrin. S’il apparaît qu’un certain cinéma s’est pris de passion pour la ville, c’est peut-être que les cinéastes iraniens remplissent la fonction par doxale de créer du vide ; un vide nécessaire pour habiter un lieu – au sens d’un investissement par un sujet – et pas seulement l’occuper. Grâce à ces espaces filmiques qui sont autant de lieux intervallaires, Rakhsan Bani-Etemad, Ebrahim Mokhtari, Saman Salur et bien d’autres permettent la circulation et la vie.

Céline Leclère

Du fond de soi au fond des autres

Le visage est tout près, les yeux protégés par une paire de lunettes, le corps se démène. Un raclement de gorge, puis l’homme crache. On entend très bien le souffle de son effort. Il y a du vent, de la vitesse, il fait froid. Silence, l’homme est maintenant descendu de sa bicyclette, il est nu. Son dos est tout près. Nous voilà alors dans le salon d’une maison avec canapé et télé, au milieu duquel, comme par erreur, un homme masse d’un geste assuré la fesse du coureur. Une femme entre et s’excuse de passer devant l’homme qui tient la caméra. C’est la maîtresse de maison qui accueille chez elle des coureurs à l’entraînement. Ce sont les premières images du portrait de Brian Holm.

Chaque film de Philippe Grandrieux pousse à la description. On voudrait se contenter de raconter ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on ressent. Ce cinéma de sensations, envahi de ruptures et de dissonances, travaille les écarts entre des mondes, des espaces et des corps. Ses films documentaires rassemblent des fragments qui composent un univers dont l’expression trouvera toute sa force dans ses fictions. Derrière ces plans « mouvementés » – tourmentés –, ces visages approchés (regards), ces voix et ces silences entendus (paroles et musique), se dissimule, à peine, l’application irraisonnée d’une approche théorique et poétique du monde.

Dans la mouvance des télévisions locales des années quatre-vingt, Philippe Grandrieux mène ses expérimentations et réalise une série d’entretiens avec certains de ses exégètes préférés de l’image, dont le psychanalyste Juan David Nasio (Azimut n°2, Le Trou noir 1). Leçons ! Citant Freud pour qui la réalité extérieure n’est rien d’autre que la projection dans l’espace de la réalité intérieure, Nasio nous rend intelligible ce territoire lacanien nommé objet petit a.

Ce trou noir, cette partie opaque, méconnaissable, ce représentant du réel est le point de passage d’un monde à l’autre, de l’espace délimité d’une réalité extérieure à l’espace infini d’un réel insaisissable. Un réel que les images, les images de chacun de nous, dissimulent. Tous les mots de Nasio semblent explorer les images de Grandrieux, comme autant de trous noirs, autant de passages : approcher, toucher cet objet dénommé et méconnaissable. Passer d’une époque à l’autre, d’un espace à l’autre, d’un monde à l’autre, d’un film à l’autre, du fond de soi au fond des autres.

Grandrieux filme : la sensation d’un corps qui se déplace. Le corps avance, il titube, il fait sombre, le regard est désarticulé ; il hésite, il cherche, attiré par les éblouissements finissants du soleil, soutenu par la tension de la musique. Images d’archives : ils viennent de débarquer sur la plage, ils sont jeunes, blessés ou tués, prisonniers, épuisés et hébétés par le carnage qui s’est tu. Dans Les Enjeux militaires, film d’archives sur les batailles de 1944 (qui sera refusé en l’état par la chaîne de télévision) 2, des éclats de présent font irruption au milieu des images noir et blanc, le plus souvent silencieuses. Chaque fois, le scintillement doré de l’eau, la terre noire, l’agitation des herbes folles, le défilement des arbres suspendent l’avancée de l’histoire et nous ramènent en territoire d’aujourd’hui ici et maintenant): où sont les stigmates ? À la fin, les mots de Maurice Blanchot tirés de L’Attente, l’oubli revisitent eux aussi tout le film. La musique enveloppe les images. C’est la Symphonie n°3 de Gorecki. La voix de l’auteur travestit presque le commentaire dont l’enregistrement témoin (hésitations, bruits de la salle de montage) donne l’impression par instants d’être improvisé en direct. Ce film interrompu, rescapé, prend alors des allures de symptôme : le cinéma par effraction.

Rompre l’espace et le temps du récit, forcer les associations, se rapprocher du trou noir au risque de s’y perdre, embrasser tout le cercle : ces gestes et leurs images sont en germe dès ses premières expériences de télévision locale à Saint-Étienne, où il réalisait le journal au titre évocateur : Le Monde est tout ce qui arrive. Au fil de ces journaux, Philippe Grandrieux superpose aux tourments du monde une architecture intime de la ville et de ses habitants par une proximité qui dévoile sa curiosité de l’autre, son désir de la rencontre. Cette proximité se traduit aussi par celle des corps, avec une certitude : dans leur banalité apparente, s’inscrit leur intimité la plus profonde.

Dans Retour à Sarajevo, le cinéaste accompagne le voyage d’une femme bosniaque, Sada, avec sa fille, et ses retrouvailles avec les rescapés. Soutenue par la confiance et l’attention de Grandrieux, Sada mène le film : en toute conscience, elle investit la responsabilité de témoignage que le film lui confère. Elle incarne une confiance retrouvée dans le réel et l’expérience de la rencontre.

C’est la fin du film. On le sait. La symphonie de Gorecki va ressurgir.

Il fait nuit. Trois femmes marchent dans Sarajevo. Avec sa fille en retrait, silencieuse, Sada s’adresse à son amie : « Mais dis-moi, est-ce qu’il y a eu de l’amour ? On dit que les gens se sont plus aimés pendant la guerre ». C’est sur ce chemin assez troublant que nous mènent les films du cinéaste, avec une sorte d’évidence au bout, celle d’un amour éperdu pour les images.

Christophe Postic

  1. Le Trou noir est diffusé vendredi, Le Monde est une image avec Paul Virilio et Le Labyrinthe avec Jean-Louis Scheffer sont à la vidéothèque.
  2. Le film sera ensuite remonté sans le réalisateur, la citation de Maurice Blanchot qui posait problème disparaîtra. Contrairement à ce qui est indiqué dans le catalogue, Françoise Tourmen a bien monté le film présenté ici et tous les autres films de Grandrieux, y compris Retour à Sarajevo.

« Provoquer l’étincelle »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Premier entretien de la série : Ebrahim Mokhtari.

Zinat et Zinat, une journée particulière La route du doc

A sept ans d’intervalle, vous avez filmé la vie d’une femme, Zinat, sous forme de fiction en 1993 (Zinat) puis de documentaire en 2000 (Zinat, une journée particulière). Pourquoi être revenu sur le personnage de Zinat, et par le prisme du documentaire ?

Zinat est un film de fiction réaliste : toutes les scènes sont tirées de sa vie. Celle-ci me paraissait représentative d’un des problèmes centraux de la société iranienne : le travail des femmes. Mais une fois le film terminé, je n’étais pas satisfait. Je n’étais pas arrivé à rendre par la fiction ce que je percevais chez Zinat et je sentais que j’aurais pu y parvenir grâce au documentaire. Dans la fiction, il y a beaucoup de contraintes qui empêchent d’aller aussi loin que dans le documentaire : les acteurs, les décors… Ensuite, j’ai continué à explorer cette thématique du travail des femmes mais je me suis éloigné de la fiction : j’ai réalisé trois documentaires sur des personnages réels (Mollah Khadijeh et ses enfants, 1996, Mokarrameh, 1999, Zinat, une journée particulière, 2000, ndr). Pendant quelques années, j’ai voyagé avec Zinat pour montrer la fiction que j’avais réalisée sur elle dans des festivals et nous avons beaucoup discuté. J’ai même écrit un livre pour rendre compte de certains aspects de sa vie et de sa personnalité que je n’avais pas pu traiter dans mes films. Je termine actuellement un scénario de fiction sur un autre personnage réel. Ces allers-retours entre documentaire et fiction me semblent particulièrement féconds.

Pour Abbas Kiarostami, « le seul documentaire est celui produit par les caméras de vidéo-surveillance. Dès qu’un cinéaste pose sa caméra quelque part, Il transforme la réalité. » Qu’en pensez-vous ?

Pour une caméra de vidéo-surveillance, tout a la même valeur, elle est aveugle. Pour un cinéaste, les objets et les événements ont une importance variable. Dans Zinat, une journée particulière par exemple, quand je sors de la maison avec la caméra le soir de l’élection municipale, je sens que c’est le bon moment. L’important pour moi c’est de faire ressortir ce qui existe entre les personnages, ce que je ressens chez eux. Bien sûr, j’interviens sur le réel, mais ce qui compte, ce sont les différences dans la façon d’approcher la réalité et d’intervenir sur elle.

L’écriture tient-elle une grande place dans vos documentaires ?

Pour Zinat, une journée particulière, je n’avais qu’une simple esquisse. Le premier jour de tournage, je ne savais pas vraiment comment traiter le sujet ni où aller ! Quelques jours avant les élections municipales, j’essayais de filmer ce qui se passait dans son village mais je sentais que cela ne servait à rien. L’élection coïncidait avec le dernier jour de tournage. Vers midi, j’ai enfin su ce que j’allais faire : j’étais chez Zinat, je l’ai vue en train de faire la cuisine, et j’ai compris que c’était de là qu’il fallait observer ce qui se passait dehors. C’était seulement de l’intérieur que l’on pouvait comprendre le sens de son action. Comme il y avait beaucoup d’allées et venues ce jour-là dans sa maison – des journalistes, des voisins et des voisines qui apportaient des nouvelles – on pouvait également saisir ce qui se passait dans tout le village.

Dans ce film, certaines scènes dialoguées comme l’affrontement de Zinat avec un vieil homme du village sont si parfaitement « interprétées » que l’on se demande si elles n’ont pas été mises en scène ?

Je voulais quelqu’un pour incarner une force d’opposition à Zinat. J’ai fini par rencontrer un vieil homme que j’ai persuadé, après une longue discussion, d’aller la voir. Je lui ai dit qu’il était de son devoir d’essayer de la convaincre de retirer sa candidature. Je l’ai donc « préparé » à cette discussion qui a duré deux ou trois heures ! Rapidement, l’homme a oublié la présence de la caméra. De temps en temps, sans qu’il s’en rende compte, je soufflais à Zinat des idées dont elle m’avait déjà parlé et je lui disais doucement « Pourquoi ne dis-tu pas cela ? » J’ai donc « dirigé » cette scène et il m’a fallu quinze jours de travail pour la monter. Je voulais qu’elle ne soit pas ennuyeuse et qu’elle garde son côté joyeux, je cherchais à la condenser le plus possible pour en dégager le sens. J’ai fait la même chose pour Mokarammeh : j’ai préparé la scène de la rencontre entre les deux ex-épouses. Je voulais que la discussion s’enflamme mais je n’arrivais pas à provoquer l’étincelle. J’ai donc recommencé une semaine plus tard, j’ai « préparé » à nouveau les deux femmes et, au moment du tournage, j’ai senti que j’avais réussi, qu’il se passait quelque chose entre elles. Ce qui est important pour moi, sur le tournage, c’est de découvrir des moments de vérité entre les personnages, en les faisant réagir les uns avec les autres. Ce qu’il faut, c’est aller chercher la réalité au cœur de la réalité.

Propos recueillis par Nathalie Montoya et Isabelle Péhourtica

  1. Dans Zinat une journée particulière, Ebrahim Mokhtari explique qu’il lui était interdit de filmer le bureau de vote et les espaces publics du village le jour de l’élection.

Chronique lussassoise

Martine éternua encore un coup : le camion c’était sympa, mais la clim’ avait eu raison de sa gorge trop dévêtue. « Ça m’apprendra à faire la fière » maugréait-elle, tout en feuilletant un livre sur La vie nouvelle en guise de prépa à la séance du soir. Son attention fut soudain attirée par un charmant (trouvait-elle) énergumène, qui soutenait haut et fort une thèse de sa composition à un Franck médusé. Les deux font la paire, se dit-elle. Mais qui va l’emporter ?

– Me dis pas que tu satures pas, disait l’énergumène charmant : un film sur deux c’est « mes racines, mes aïeux, mon pays d’origine », et vlan c’est parti voix off perso et grand voyage, passeports perdus, malle à souvenirs et sacro-sainte quête d’identité.

– Il faut comprendre, répliqua Franck.

C’est un phénomène qui prend en écharpe tous les modes d’expression actuels. Il y a à la fois une hantise et un désir de filiation, d’inscription dans l’histoire des pères. La question de la transmission post-utopies est centrale. Que faire de ce monde qui n’y croit plus ?

Le charmant (Martine ne voulait pas l’appeler autrement) riposta aussi sec :

– Pour moi c’est limite communautariste, cette compulsion identitaire. OK le cinéma tralala vient pour filmer un monde qui disparaît, mais là c’est un vide-grenier perpétuel. Mon père qui m’a jamais aimé, mes photos et ma terre natale en paquet-cadeau cinquante minutes, bon…

– C’est aussi l’idée que nous sommes tous des réfugiés, des étrangers… coupa Franck

– Allez, un effort, il y a bien un petit secret de famille à lever : Papy argentin était pas nazi hongrois ? Pourquoi Tantine a caché l’existence de Jojo dans sa prison chinoise ?

Martine perdait un peu le fil : les mots du jeune homme disparaissaient dans une bulle nuageuse. Charme ou fatigue, ça opérait. Franck obtempéra (« une tendance ne fait pas une école ») quand une idée soudaine lui permit de prendre une avance définitive :

– Là où je te suivrais, c’est que pour moi filmer ses propres parents, c’est LE contresens absolu. Le cinéma c’est le lieu de l’absence du père, des parents, c’est le lieu où ils ne sont pas. C’est pour ça que les grands-parents sont tellement cinématographiques, ils sont là pour d’autres corps, irreprésentables. Regarde la grand-mère d’Eustache dans Numéro Zéro : pur enregistrement, les fantômes et les mots, sublime. Par contre quand le même Eustache filme sa mère, non seulement il a recours à la fiction…

– Mes petites amoureuses, le plus beau film du monde…

– …mais il prend son opposé – Ingrid Caven. Les deux films sont creusés par l’absence constitutive des parents. Nous sommes tous des orphelins, père et mère morts ou nous ayant abandonné, mais justement le cinéma doit être le lieu d’autres choix, d’autres filiations, d’autres adoptions. Remember Hawks.

Oublié le mal de gorge. Martine embrassa les deux garçons, virevoltante, pour courir adopter Grandrieux.

Gaël Lépingle

Chronique lussassoise

Le jour tombait. Martine et Franck avaient décidé de fêter leur premier coup de cœur, Papy-Mamie, en zappant la séance du soir pour s’offrir un bon dîner. Mais malheur :

Martine s’était prise à regretter que Le Cauchemar de Darwin ne soit pas programmé – elle l’avait raté à Paris, tout le monde en parlait tant, et c’était un film si nécessaire. Franck recracha illico sa bouchée dans son assiette :

– Un délice. Le pire cliché de l’Afrique, maintenue dans un statut de super-victime, et servi par le bon occidental coupable.

Ces pauvres Africains ils ont le sida, ils s’entre-tuent, je t’en passe… La séquence avec le gardien est un vrai festival : filmé de profil, les yeux bien révulsés, chuchotant sur fond de nuit opaque, ça lui donne un air de cannibale parfait. C’était pas compliqué de le filmer de face, d’homme à homme, non c’était juste inimaginable. Tous les personnages sont instrumentalisés dans une fascination de la violence qui cherche le pire pour les besoins de sa démonstration. Et que je me repais de ces putes éplorées devant l’image de leur copine assassinée, hum, en bon judéo-chrétien-sado-maso j’adore, vas-y fais-moi mal, j’achèterai plus de poisson, promis !

Martine éclata de rire.

– Quand même, t’abuses, il paraît qu’il y a au moins un vrai souci de forme…

– À fond. Aboiements et décollages d’avions en Dolby aux quatre coins de la salle, ça c’est cinoche ma vieille ! Narration à suspense, montage choc, yeah !

Martine crut un instant que Franck allait monter sur la table. Mais non, sa logorrhée le clouait heureusement sur sa chaise :

– Le réal a top intégré – en tout bonne foi, c’est tragique – le discours dominant : je fais pas de reportage, mon film s’attache moins à livrer des infos qu’à la description poétique des êtres. Il faut oser ! L’émotion se déploie ainsi sur les bases d’une bonne – ou mauvaise, ici c’est la même chose – conscience qui se croit tout permis. C’est littéralement de la PUB : contre les méchants, c’est plus sympa qu’une nouvelle pub pour McDo, mais ça n’a STRI-CTE-MENT (Franck détacha voluptueusement les syllabes) rien à voir avec un point de vue cinéma.

Martine se méfiait toujours un peu de ce genre d’oukase. D’autant que la critique avait été très favorable au film. Franck décolla complètement :

  • Mais les critiques se laissent taper dessus par le chantage à la culpabilité vu qu’ils n’ont aucune culture documentaire…
  • Tu ne peux pas dénier aux gens qui aiment le film que c’est un film !
  • Et pourquoi pas ? Je préfère passer pour un conard intolérant, parfois ça fait du bien même si c’est pas très pédagogique !

Martine profita du répit pour mâcher la salade qu’elle avait dans la bouche depuis quelques minutes. Elle servit à chacun un verre de vin, leva le sien et, lumineuse :

– Il faudrait montrer Ophuls. Plus sou-vent, constamment, tout Ophuls.

– Rien qu’Ophuls.

Gaël Lépingle

Vivre ici

« Ma maison, ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, ce n’est pas le toit, mais c’est le vide entre les éléments parce que c’est là que j’habite. » Lao-Tseu.

Arrimés à leur maison ou à leur ferme, Yvette, Arlette, Léon, Catherine et Jean n’ont jamais – ou il y a si longtemps – connu d’autre lieu de vie, d’autre horizon que celui que dessinent la voie ferrée ou les pâturages alentour, d’autre compagnie que celle de leurs bêtes. Tous savent qu’ils mourront ici – du moins le souhaitent-ils. Réputé difficile le sujet est un grand classique du documentaire français, de Farrebique (1946) de Georges Rouquier à la trilogie de Raymond Depardon en passant par le travail d’Yves Caumont ou d’Ariane Doublet. Ici pas de visée ethnographique, peu importent l’activité agricole ou les particularismes régionaux. Damien Fritsch délaisse voix off et sous-titres qui pourraient territorialiser le discours : grâce aux accents se devine vaguement le sud-ouest ou l’est de la France. Fritsch ne cherche pas davantage à cartographier l’intimité de ses personnages. Confronté au mystère des déambulations de chacun dans son périmètre quotidien, il effleure seulement les énigmes que recèle le fait d’être enraciné quelque part. « Je n’ai jamais aimé ce coin », confie Yvette en désignant le fond de sa cuisine. Elle seule détient les codes de ses circulations domestiques, et des charges émotionnelles attachées à telle ou telle portion de son minuscule territoire. Dans une pièce mal éclairée, Léon est assis devant la cheminée. Pénombre, suie, terre, vieil homme aux vêtements élimés font jaillir le souvenir d’un tableau de Brueghel. Arlette, la moins bavarde, est la seule à ne pas être filmée chez elle. À moins que chez elle ne soit ce vaste pré vert dans lequel sa frêle silhouette voûtée disparaît derrière les grosses formes arrondies de ses vaches. Là encore, le champ des modalités du vivre ici n’est pas clôturé.

Le seul territoire que le film veut arpenter est celui de la mémoire. Dans le chaud de l’étable ou devant la cuisinière, Yvette et Léon livrent doucement un récit de vie fragmenté, quand une boule de drame surgit, à des années-lumière du moment de son enfouissement : « Ma mère m’a abandonnée à la naissance. Je ne comprends pas comment on peut faire ça » ; « le devais me marier mais la fille est morte ». In fine c’est la mémoire du réalisateur lui-même qui se révèle au cœur du projet. Pour expliquer la genèse du film, Fritsch confie avoir voulu retrouver ses souvenirs de la ferme de ses grands-parents, leurs gestes, leurs outils, autant de choses imprécises ou disparues qu’il a voulu faire renaître. Derrière ces quatre rencontres, il y a des heures passées sur les routes, des dizaines de vieux agriculteurs rencontrés à qui, dit-il, il ne parlait pas du film, mais de ses grands-parents.

En 1929, à la question de savoir pourquoi il avait choisi de filmer des vignerons dans Vendanges, Georges Rouquier répondait « Parce que je savais ce que c’était ». Ses questions ou interventions étant absentes du montage, Damien Fritsch semble retrouver une présence de petit garçon silencieux et attentif. Surtout, il parvient à établir une économie de bénéfices réciproques autour de la situation créée par le film. Yvette avoue qu’avec ses confidences à la caméra, elle s’est « bien rattrapée » de ses jours de solitude où les occasions de « faire la conversation » sont rares. Léon et Jean livrent leur fierté d’avoir, seuls, épierré un champ ou abattu un arbre. Si le réalisateur est voyeur, il ne confisque pas le regard – Yvette passe même dernière la caméra, juste pour vérifier « qu’on voit bien » !

Entre chaque séquence apparaissent des plans de coupe : feu, terre, eau, air confèrent un caractère essentiel à chacun des protagonistes. Interstices où l’on inhale des bouffées de mémoire floue, ces respirations ménagent une place aux grands-parents disparus et à l’enfance. Brefs signaux d’une grande cohérence avec la démarche du film, ces plans ouvrent encore de nouveaux espaces, pour que resurgissent intensément le goût des tartines de pain, la vision d’un lapin tué pour le repas, l’odeur de la paille fraîche dans l’étable, le bruit de la fourche qui racle le sol de ciment.

Céline Leclère

Aux couleurs de la mémoire – la patrie reconnaissante

Des chatoyantes couleurs des chromos de l’Algérie française, paradis perdu dans les tourmentes de la guerre d’indépendance, de ses bords déchiquetés par la violence des « événements », le film d’Albertine Lastera ne veut rien oublier. Mère patrie est construit autour du seul témoignage d’une femme rapatriée en 1962 à l’âge de quinze ans, vers une France qui lui était étrangère et dans laquelle l’intégration sera longue et difficile. Quelques images d’archives, extraites de reportages d’actualité, parfois de quelques fragiles documents amateurs, très rarement de fictions, viennent rythmer l’enchaînement des séquences narratives. Cette composition très simple permet à la réalisatrice d’explorer avec beaucoup de finesse cette double hypothèse : les souvenirs les plus intimes (inscrits dans une histoire, culturellement déterminés) tiennent déjà de l’expérience collective, et toute mémoire est subjective, celle du témoin bien sûr mais également celle de la Nation, assemblage incessant et imparfait d’images, de sons et de prises de vues singulières.

Jocelyne Azzia nous conte d’abord l’histoire du réagencement de sa propre mémoire, d’une évidence (« l’Algérie, c’est la France ») à une autre (« ils ont eu raison de me pousser dehors »). Elle décrit ainsi l’engagement contradictoire de parents communistes devenus « très naturellement » partisans de l’OAS. Jocelyne Azzia revisite sa propre histoire, celle d’une vie partagée entre les deux rives de la Méditerranée. Elle évoque l’ambivalence de ses sentiments pour une communauté pied-noir qui fait ses « délices » et son horreur (« je les déteste ») : toute cette histoire, dit-elle, est « d’une complexité extrême qu’encore aujourd’hui [elle] ne parvient pas à trancher ».

La voix ferme de la narratrice, la précision de son récit, l’acuité de son interrogation inscrivent alors dans une perspective singulière le montage des documents d’archives : images d’une colonisation triomphante ou insouciante, puis d’une violence diffuse ou mal identifiée. La succession de ces documents hétéroclites et parfois contradictoires inscrit à son tour notre regard dans sa propre histoire. Il aura fallu un long travail de réinterprétation collective des images de l’Algérie française pour que vive ce regard et que s’écrive quelque chose comme la grande fresque de la Décolonisation ; toute histoire est un récit qui réagence sans cesse des événements et des images.

Si le cinéma participe de ce processus, c’est que le récit fictionnel mobilise les agencements collectifs de la nation, comme semblent le rappeler les rares extraits de fictions présents dans Mère patrie. Ainsi cette très brève scène de Muriel (Alain Resnais, 1963) dans laquelle Alphonse montre les photos de sa villa algérienne à Hélène. « Ça vous aurait plu » lui dit-il alors qu’elle refuse déjà de l’accompagner dans cette considération nostalgique. « Je ne pense jamais à prendre des photos » répond-elle. Alors qu’Alphonse contemple les images d’un passé révolu, Hélène songe à la photographie comme ouverture sur un présent possible, une pratique. L’écart qui semble naître ici entre deux rapports au temps résonne pour nous comme une première note – à moins qu’il ne s’agisse déjà d’un écho – de ce que Jocelyne Azzia appelle « l’impossible adaptation » des rapatriés.

Comme s’il n’était pas d’histoire sans un éternel réagencement des couleurs et des images, le film offre une superbe variation chromatique sur la mémoire de ce pays. Certaines archives ont été magnifiquement abîmées par le temps, grisées, foncées ou jaunies. Les reportages sur les heures glorieuses de la colonisation ont gardé intact le noir et blanc des documents d’époque, tandis que les vues de De Gaulle marchant dans Alger ont été colorisées. Les images les plus évocatrices semblent alors être les plus fragiles, comme ces très belles séquences d’enfants dévalant des pentes de sable, d’un ocre flamboyant, ou ces scènes de bals dont le noir et blanc a parfois été légèrement jauni. Les couleurs changent, passent et se mêlent : pourra-t-on jamais dire de quelles teintes se colore la mémoire ?

« Ils sont toujours entre deux souvenirs, entre deux temps, entre deux passions, instables, mal remis, ne connaissant aucune frontière à leur existence » disait Resnais des personnages de Muriel. C’est également – et peut-être avant tout – une longue errance que l’histoire de cette « intégration qui ne s’est jamais faite » Mère patrie s’ouvre sur l’image grisée, vieillie, d’un radeau à la dérive que des passagers essaient laborieusement d’amarrer à une rive sans doute marécageuse, et se clôt sur quelques longs plans d’une route qui défile dans un désert aux arbres déracinés, no man’s land infini dont seul le changement d’angle de la caméra vient briser la monotonie. Entre-temps, quelques images de bateaux, dont celui d’un cargo déversant ses caisses dans la mer : ainsi en va-t-il probablement de tout exil, toute migration, tout départ – rares sont ceux qui abordent le rivage, rares sont ceux qui n’ont pas laissé un peu d’eux-mêmes dans la traversée.

Nathalie Montoya

« Comme un papillon enfermé qui cogne a la vitre »

Entretien avec Show-Chun Lee

Comment filmer la clandestinité ? Dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré la réalisatrice et anthropologue d’origine taiwanaise Show-Chun Lee, fait le portrait de Ren Liping, une jeune sans-papiers chinoise. Mêlant esthétique documentaire classique et dispositifs fictionnels, ce film est l’aboutissement artistique d’un travail sur les ouvrières clandestines chinoises.

De quelle manière articulez-vous vos recherches anthropologiques et votre travail de cinéaste ?

J’ai quitté l’école très jeune. Par hasard, j’ai commencé à travailler à Taiwan avec un documentariste qui filmait les ouvrières. Petit à petit, J’ai compris que la condition ouvrière, celle des femmes en particulier, me touchait particulièrement.

Cet intérêt remonte à l’enfance : quand j’étais petite, mes parents avaient une usine de jouets, nous habitions dans l’usine même, dans une zone industrielle. En face de chez nous, je voyais les ouvrières qui travaillaient, prenaient leur douche, mangeaient, dormaient… J’avais l’habitude de les regarder vivre à travers ma fenêtre et cela m’intriguait. Partager ainsi leur vie, jouer et travailler avec elles dans mon enfance m’a amenée très tôt à ressentir une grande proximité avec ce milieu, à comprendre comment il fonctionne.

Une fois en France, j’ai commencé à étudier l’anthropologie en travaillant sur le monde ouvrier, et en particulier la situation économique et sociale des clandestines chinoises en France. Mais je n’étais pas totalement satisfaite : je me demandais ce que je pouvais faire de plus. J’ai entendu parler de l’école du Fresnoy à Tourcoing, j’ai passé le concours pour pouvoir réaliser un film sur cette forme d’esclavage moderne. Faire un film, c’est mon moyen d’action – je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce monde, j’ai envie de le changer. Mon désir de faire des films est un désir de réorganiser le monde, de manipuler la réalité au lieu d’être manipulé par elle. Pendant le tournage et le montage, je me dis : voilà le monde tel qu’il devrait être.

Pourquoi, dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré, l’image vidéo est-elle d ce point présente, à travers des procédés de mise en abyme ?

Quand je rentrais chez les familles chinoises, je me rendais compte qu’il y avait toujours une télévision allumée, avec le son très fort, diffusant des émissions ou des vidéo-clips, uniquement en chinois. Pendant les entretiens, je leur demandais de l’éteindre. Tout d’un coup, nous n’étions plus à l’aise. Il manquait quelque chose. Leurs lieux de travail sont souvent des lieux aveugles. La télévision est une énergie, une lumière qui vient de l’extérieur. Ces images sont un lien direct très fort avec leur pays, comme un tuyau qui les relie. Pour moi, l’image est vraiment une fenêtre.

Dans un autre film que j’ai réalisé sur les karaokés, les Chinois que j’ai rencontrés montent sur scène pour chanter leur chanson préférée. Ces gens qu’on ne regarde pas, qui n’ont pas d’identité en France, se mettent à exister sous les projecteurs, avec le micro, sous le regard de tout le monde. Les films vidéo qu’ils font réaliser pour leurs mariages sont du même ordre. Être vu, être filmé dans ces clips est pour eux très important. Cette transfiguration par la représentation a quelque chose de magique : la souffrance de la vie réelle n’a alors plus d’importance, la frontière entre le réel et cet autre monde devient ambiguë.

Les vidéo-clips, la publicité sont fabriqués par le capitalisme. En Chine, il y a une certaine naïveté ou un fantasme par rapport à ce type d’images qui constituent une rupture par rapport à l’histoire et à la culture de ce pays. C’est très attirant pour les Chinois qui ne peuvent pas aller aux États-Unis ou en France : il leur est plus facile alors, par l’image, de s’approprier cette culture occidentale tant admirée. De plus, en Chine, actuellement, il n’existe aucune religion forte : au fond, il y a une valeur qui est creuse et l’image prête à consommer la remplit.

Il m’est difficile de faire la distinction entre réel et imaginaire, documentaire et fiction, à la fois dans la vie et dans le cinéma. Quand j’ai commencé à apprendre le français, j’ai découvert l’expression « mise en abyme » qui pour moi rendait très bien compte de cette imbrication des catégories. Spontanément, j’ai pensé que ce procédé permettait de montrer la souffrance de Liping dans la vie réelle, et comment cette fenêtre qu’est pour elle l’image lui permet de supporter cette souffrance. Quand elle est devant sa télévision, elle est comme un papillon enfermé qui cogne à la vitre pour sortir, et la télévision est cette fenêtre. Quand je réalise le vidéo-clip, j’ai envie de lancer ce papillon par la fenêtre, c’est comme une libération.

Le projet du film n’est-il pas de rendre à ce personnage de clandestine sa parole et sa visibilité ?

Pour restituer à Liping sa parole, j’ai eu recours à l’entretien mais aussi à un autre procédé : à la place de la voix off, j’ai utilisé des sous-titres défilant en bas de l’écran, comme dans les informations. La voix off me dérange, c’est comme « la voix de Dieu ». C’est une puissance dominante qui peut relever de la propagande. Certaines choses qui sont de l’ordre du mutisme, d’une voix intérieure ne peuvent pas être dites, et les sous-titres me paraissaient plus appropriés à traduire cette parole intime.

Cela me dérange souvent de voir des images de clandestins filmés avec le visage caché. Les sans-papiers n’ont pas d’identité, aucun droit à la parole, ils sont invisibles. Il est important de retrouver une égalité avec eux, de leur redonner un visage net, comme sur une photo d’identité, de leur restituer le droit d’être visibles comme les autres. À la fin du film, l’incrustation de l’image de Liping à la place d’un écran publicitaire, dans le paysage urbain, lui rend sa visibilité.

Propos recueillis par Safia Benhaim et Isabelle Péhourtica

Coupable aux mains propres

Afin d’avoir le droit d’étudier le cinéma en RDA, Jochen Girke s’est engagé dans l’armée pour trois ans, au terme desquels il est entré à la Stasi dans les années soixante.

Lorsque Tamara Trampe le rencontre en 1990, elle déclare vouloir découvrir l’homme derrière la machine bureaucratique qu’il est devenu. On pourrait voir là l’occasion offerte d’une rédemption, mais le ton inquisiteur qu’elle emploie dès les premiers plans amène à penser que ce qui caractérise pour elle l’humanité de Jochen, c’est sa perversion, qu’elle traque sans répit derrière la constance opaque de son flegme. Cependant, la métamorphose en Mr Hyde, que l’insistante exposition frontale du regard vide de l’ex-stalinien et ses silences circonspects semblent vouloir annoncer, n’aura pas lieu. Pas d’écume aux lèvres quand il explique comment user de la psychologie pour traquer la subversion, en isolant, à la manière des fauves, l’individu le plus fragile au sein d’un groupe dissident. Pas d’étincelle dans le regard, trahissant un contentement sadique, lorsqu’il sait choquer son interlocutrice en lui révélant qu’il jugeait un informateur digne de confiance si ce dernier lui livrait des membres de sa propre famille. Aucun lapsus, dans l’exposé de ses recherches sur la manipulation psychologique, ne vient non plus trahir une jouissance malsaine du pouvoir. Les seuls débordement auxquels nous assistons sont ceux de la réalisatrice qui s’impatiente et enrage de ne pouvoir lui faire admettre l’immoralité de « l’abus de confiance » placé au principe des nouvelles méthodes d’interrogatoire qu’il contribue à mettre en place.

Les entretiens avec ses proches ne donnent pas davantage à voir un bourreau en puissance. Tamara Trampe les interroge chez eux ou sur leur lieu de travail, telle un détective fouillant le passé d’un suspect en quête du traumatisme où ses penchants criminels prendraient leur source. Au mieux trouve-t-elle, dans l’usage par son père d’un carnet de surveillance où ses instituteurs notaient quotidiennement le penchant fâcheux de Jochen pour la rêverie, la scène primitive où pourraient se fonder à la fois son manque de confiance qui lui fera rechercher des maîtres, et sa vocation professionnelle.

D’autres choix de mise en scène contribuent à apparenter ce documentaire au genre policier : la lumière crue, Jochen qui tait les cent pas en attendant de « passer sur le grill » de l’interrogatoire, sa confrontation à sa propre image via une télévision trônant au centre d’une salle vide, ou la pression agressive de son vis-à-vis. Les réalisateurs, au risque de discréditer leur démarche, usent alors de méthodes d’intimidation proches de celles de la Stasi.

En Israël, les juges de Eichmann (chef de service de la question juive sous le IIIe Reich) s’obstinaient en vain à percer à jour le monstre calculateur qu’il devait nécessairement être, là où pour Hannah Arendt il n’y avait qu’un fonctionnaire zélé à l’intelligence médiocre, dont l’antisémitisme n’était même pas avéré. De même, Tamara s’obstine, en l’invitant à commenter un autoportrait d’adolescence, à faire reconnaître à Jochen son assurance et sa détermination, alors qu’il se juge « très influençable ». Et lorsqu’elle essaie de lui faire dire qu’il refusait délibérément de voir l’usage perverti que l’on faisait de son travail, elle lui prête une distance critique dont il n’était pas capable. Dans la description qu’il fait de ses activités, il semble qu’il fonctionnait au mérite, respectant l’impératif des régimes totalitaires : « Satisfais-toi de satisfaire ton chef ! ». Comment aurait-il pu, au terme d’une éducation entièrement encadrée par le Parti, opérer une critique radicale de cette éthique ? Son esprit analytique, qui le servait dans la recherche scientifique, le laissait incapable d’une vue d’ensemble, et ne lui permettait pas d’agir sans tutelle. Il reconnaît que celle du Parti, à laquelle il s’est soumis toute sa vie, était mauvaise. Et l’inexpressivité qu’il oppose alors aux accès de colère de son interlocutrice est autant l’effet d’une sensibilité inhibée par trente-cinq ans d’assujettissement que celle d’un homme perdu qui ne sait plus ce qu’il doit croire ou ressentir.

Ainsi, au régime de pure altérité auquel sont souvent renvoyés les bourreaux de l’histoire, le film oppose le portrait d’un homme tristement ordinaire. Il rappelle ce faisant la leçon que dispensait Hannah Arendt à travers la notion de « banalité du mal ». À savoir que ce dernier n’a pas besoin d’intentions criminelles pour se réaliser, mais s’actualise dès lors que la conscience morale de chacun ne se mobilise plus pour lui résister. Pas besoin de démons pour installer l’enfer. Et à l’heure où, dans nos démocraties modernes, l’exaltation de la seule valeur travail tend à réinstaller une éthique de la soumission, l’ancien Stasi, en acceptant de répondre publiquement de ses actes et en assumant l’échec morale de son existence, donne un exemple de responsabilité. Sur la perplexité silencieuse de la chasseuse de monstres et de sa proie trop humaine, s’achève le film dans un tournoiement de l’image qui semble signifier l’interchangeabilité de leurs places.

Antoine Garraud