On n’apprendra rien ou très peu sur les métiers des uns et des autres, on ne saisira pas le sens de toutes les paroles, de toutes les inquiétudes, de toutes les querelles, on ne comprendra pas les ressorts de toutes les situations… Jusqu’à ressentir parfois l’agacement de n’y rien entendre, la frustration de ne pas avoir quelques clefs, quelques codes… Dans un quartier d’Alexandrie, Emmanuelle Demoris filme comme on rencontre : en suspendant ses propres grilles de lecture, en admettant la béance entre ce que l’on sait et ce que l’on aimerait savoir. Elle offre deux films en témoignage d’une faille : ni incompréhension ni transparence, un entre-deux, espace-temps de liberté.
Oh la nuit ! s’ouvre d’ailleurs sur cet avertissement : le discours savant expose au desséchement. Stéphane Rousseau, un archéologue, raconte l’origine du quartier de Mafrouza (« le plus grand cimetière du monde méditerranéen ») à l’un de ses habitants, il lui suggère des aménagements, des travaux dans sa maison… Adel s’en amuse : à quoi cela pourrait-il bien lui servir ? Avant de lancer un « Bienvenue ! » inattendu qui ouvre sur un autre registre. L’enjeu semble d’abord là : ne plaquer aucun point de vue surplombant, n’enfermer ni la personne filmée, ni le spectateur dans une définition a priori – on ne jouera évidemment pas la énième version de l’occidental versus l’arabe. Filmer un sujet en alter ego. Ni tout à fait alter, ni tout à fait ego.
Voilà le marié qui se prépare, l’escalier de la maison à reconstruire, la conversation qui tourne à l’engueulade amoureuse… Comment éviter le plat inventaire, la succession sans lien de séquences sans fin, le film-liste-de-commissions, pire le film de voyage ? D’abord en installant son documentaire dans la durée. En passant et en nous faisant passer du temps ici et maintenant. On a souvent l’habitude de ronchonner devant les longs métrages trop longs (documentaires ou non) : le réalisateur se fait plaisir, il se regarde et s’écoute filmer. Ici, le temps qui passe est un enjeu non du film mais de la vie même des hommes et des femmes à l’écran : le niveau de l’eau qui monte inexorablement rend l’appartement de plus en plus inhabitable ; la pâte du pain risque d’être perdue si elle n’est pas cuite avant la pluie… La durée de Mafrouza est aussi celle de la rencontre avec ses habitants puisque quelques mois séparent le tournage des deux films. Si les séquences ne font pas inventaire, c’est qu’elles installent, non un fil dramaturgique, mais une présence : un visage devient familier, on le quitte, on le retrouve ; il chantait en souriant à pleines dents, il réapparaît une cicatrice sur la joue…
Ensuite, dans les situations qu’Emmanuelle Demoris filme seule ou lors des entretiens où un traducteur devient interlocuteur, le mouvement recrée les conditions de la rencontre : entre retrait et implication, distanciation et engagement, malentendu et attention… Élargir ou non le cadre, s’éloigner ou se rapprocher, changer de point de vue, répondre ou non aux injonctions à filmer : ainsi s’élabore un mouvement perpétuel entre exit, voice et loyalty. La caméra d’Emmanuelle Demoris trace ainsi le sismographe sensible des relations humaines dans leurs variations, leur inconstance, leurs attractions et leurs répulsions…
Enfin, une dernière clôture doit sauter : aucun des protagonistes ne doit être considéré comme ennemi ou – défi encore plus difficile – comme acquis. La réalisatrice ne cache pas ce que sa présence peut susciter de tensions, de craintes. Pourquoi est-elle là ? Pour quelle télévision travaille-t-elle ? A-t-elle des autorisations ? Que fera-t-elle de ses images ? Sans doute du scandale, en France, sur l’Égypte, sur le quartier, sur mendiants d’Égyptiens ? Ces interrogations, très présentes dans le second film, sont déjà abordées dans le premier. La différence est de taille : dans le premier, ce sont surtout les personnes filmées ou leurs proches qui s’inquiètent ; dans le second, ces derniers rassurent eux-mêmes les méfiants ou les hostiles. La rencontre a eu lieu, mais elle n’est jamais assurée, elle est toujours à détricoter et retricoter.
Au final, les deux films prennent à contre-pied le reportage télé vite fait, le docu autobio complaisant, l’approche explicative. Ils affichent une démarche compréhensive qui ne vise pas à la totalité. À propos notamment des œuvres d’Akerman, de Costa et Monteiro, Emmanuelle Demoris écrit : « Il y a des films comme ça, qui ouvrent des espaces de rencontre et d’échanges entre le spectateur, les personnes filmées et le cinéaste. Des films où la liberté de chacun en appelle à celle de l’autre, sans que l’on rassure à coups de connivence ou de surplomb. »1 Mafrouza est sans conteste de ces films-là.
Sébastien Galceran
- « Camera con vista (Chambre avec vue) », in Cinéma 08, octobre 2004.