Dans Material, Thomas Heise poursuit sa réflexion sur l’histoire de l’Allemagne et sur l’écriture de l’Histoire…
« Mes plus tendres rêves d’enfant » : c’est sur cette chanson que se termine Material, un film entre rêve et cauchemar ?
Les choses sont moins compliquées que cela. Non, ce n’était pas un cauchemar. Fritz Marquardt chante « Meiner Jugend Traum » et cette chanson n’est pas sans rapport avec ce double regard en arrière : le regard en arrière d’un monsieur qui a soixante ans dans le film et quatre-vingts ans aujourd’hui, et puis, mon propre regard en arrière. Les deux se fondent et s’enchaînent dans Material.
Les images qui reviennent fréquemment dans ce film, ce sont des images de murs et de microphones, parfois de mégaphones. L’amplification de la parole, son pouvoir, sa place… Au début, la discussion entre les hommes de théâtre bute sur la répartition de l’espace entre spectateurs et acteurs. Ce motif est récurrent : la répartition des rôles et les moments de renversement, lorsque les rapports basculent…
C’est là une question fondamentale, celle du rapport à l’acteur. Elle est effectivement inhérente à ce matériel et donne une cohésion au film.
Face à ce jeu et à ces enjeux arrive l’homme à la caméra. Quel est le rôle qu’il s’attribue ? Celui de l’observateur, ou du chroniqueur, de simple curieux, du participant ?
Pour faire beau, on pourrait dire tout cela à la fois, mais en vérité, il regarde ce qui se passe. Mais tout cela l’intéresse aussi, cela le regarde… Car, en même temps, il s’agit de participation. Mais pour pouvoir bien observer ce qui se passe, il faut savoir introduire une certaine distance pendant le tournage, un regard distancié. Ce n’est pas comme si, à la place d’un drapeau, j’agitais la caméra… (rires)
Je connaissais naturellement la liste des intervenants de la grande manifestation du 4 novembre 1989. Celle-ci avait été organisée par les théâtres berlinois. Je travaillais au « Berliner Ensemble » où avaient lieu, à la cantine, toutes ces réunions de préparation. J’avais pris part aux débats et je connaissais tout le monde. Mais pour moi, il ne s’agissait pas de m’intéresser à telle ou telle figure, mais tout simplement de documenter l’événement dans son ensemble. Je l’ai fait dans 4. November 1989. La décision de se concentrer sur une figure particulière est venue ultérieurement. Cette figure est celle du fonctionnaire. En l’occurrence, il importe peu qu’untel était le Premier secrétaire du Parti, à Berlin. Ce que l’on voit, ce qui m’intéresse, c’est l’archétype du fonctionnaire.
On voit ce fonctionnaire donner de la voix, au moment précis où il est de plus en plus décrédibilisé, y compris sa parole. À ce moment d’ailleurs, tu lui donnes le coup de grâce, l’action s’amplifie, se transforme en opéra, les paroles sont noyées par la musique…
Cette musique ne fait que décrire les événements. Il y est question du naufrage d’un navire et le peuple reprend la parole après les premiers moments d’effroi. Mais en plus, il y a cette impression subjective d’un grand opéra, un grand naufrage avec solo dramatique. Chacun s’empresse de chanter sa dernière ariette, et une fois qu’on l’a terminée, on peut quitter la scène. Finale Grande. Ceci étant dit, on ne choisit pas arbitrairement le moment de l’apparition de la musique, un extrait par-ci, par-là, pour accompagner quelque chose. Il s’agit du morceau dans son intégralité.1
Le Mur, celui qui finit par tomber ces jours-là, on ne le voit jamais. Il est tout juste mentionné une fois, au passage. Tu étais intrigué par d’autres murs, notamment ceux de la centrale pénitentiaire de Brandenburg, que l’on voit à plusieurs reprises. Était-ce aussi en raison de la signification symbolique de cette prison ? La centrale de Brandebourg était réputée une des plus « dures » prisons est-allemandes. De nombreux opposants y étaient incarcérés. Sous le nazisme, de nombreux prisonniers politiques étaient détenus (parmi eux Erich Honecker) ou exécutés à Brandebourg.
Tout le monde filmait le Mur. Donc pas besoin que je m’y colle moi aussi… Mais le tournage à la centrale de Brandebourg est aussi un peu dû au hasard. Un ami qui avait mené des recherches pour son propre projet de film sur un des prisonniers m’avait appelé. Il avait des contacts avec le directeur de la prison et il me demandait si je voulais l’y conduire – j’avais une voiture, une Trabant break. J’ai dit d’accord et on y est arrivé à trois heures du matin. Rien n’était préparé, on allait voir ce qu’on allait pouvoir tourner. Dans ces moments, on ne peut pas élaborer une conception esthétique. C’est un peu rude, mais cela se passe ainsi dans les situations totalement imprévisibles, ouvertes. Par contre, il y avait une chose que je m’interdisais de tourner, même avant d’être « dedans » : pas question de faire des images de portes qui s’ouvrent lourdement et qui se ferment, des sottises du genre, qui pourraient être interprétées comme des symboles… Je me concentrais très sobrement sur les têtes des personnes filmées…
… pour réintroduire les portes qui se ferment dans des images tournées ultérieurement…
Elles se ferment trois fois. Quand tu vas à l’extérieur, l’intérieur reste. [« Wenn du nach draussen gehst, dann bleibt das drinnen zurück ».]
La première de Material se déroule lors de la Berlinale en février 2009 et le film rencontre un écho considérable…
Ce film a touché beaucoup de monde. Une réaction exprime particulièrement bien ce sentiment. Quelqu’un m’a dit : « A travers ce film, tant de choses enfouies remontent à la surface… » C’est vrai, tant de choses sont enfouies sous les images, sous les représentations qui se sont formées au fil des années et qui se sont figées en icônes. Par exemple, ces images que l’on voit tout le temps à la télévision, où les gens dansent sur le Mur. Ce sont pratiquement tous des Berlinois de l’Ouest. Le 9 novembre, et le 10 au matin, on ne pouvait pas accéder au Mur du côté Est ; c’est en venant de l’Ouest que les gens ont escaladé le Mur, ce que l’on ne pouvait pas empêcher. Et ils dansent. Voilà pour l’image. Mais on n’y voit personne de ceux qui ont véritablement fait s’écrouler ce Mur. C’est quand-même assez bizarre : c’est cette image qui est utilisée pour montrer : « Voilà, c’est le peuple révoltée. » Or, il s’agit de célébrer un moment où un peuple se proclame soudain souverain. Cela n’a pas été si souvent le cas chez nous, à part lors de la République des conseils, en Bavière, et lors de la révolution spartakiste à Berlin, en 1919. Mais non, on se contente de célébrer l’ouverture du Mur ! Ce qui s’explique peut-être par le fait que s’est imposée une vision ouest-allemande des choses. Ces gens de l’Est, on ne les voyait pas trop et on ne les a pas trop pris au sérieux. On peut à cet égard relire les protocoles des séances qui ont précédé la réunification des deux Académies des arts, celle de Berlin-Ouest et celle de la RDA, où la notoriété des académiciens de l’Est était mise en cause… Et quelqu’un disait très sérieusement : « Mais on ne peut pas les intégrer : personne ne les connaît ! »… Cet exemple décrit bien la situation : on ignorait ces gens qui étaient là. Autre exemple : dans l’exposition « 60 ans – 60 œuvres » qui célèbre les soixante ans de la République fédérale2, on ne voit aucun des artistes de l’Est : « Eux, ils étaient sous la dictature, ils ne pouvaient pas travailler librement. Donc, ce n’est pas de l’art. » Point barre.
Quel était le point de départ pour ton montage de Material, comment se sont opérés tes choix dans la masse du matériel qui était à ta disposition ?
Au départ, il y avait un plan montrant une comédienne – sans qu’on sache qu’elle l’était. C’est une vieille dame, elle commence à parler, en disant « 1933 ». Elle raconte comment elle a dû quitter le pays. Et elle parle de son retour après la guerre. Puis elle prononce cette citation de Brecht : « Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir ? » Ce poème de Brecht, tiré de Éloge de la dialectique, où il est dit : « Qui est encore vivant, qu’il ne dise pas : jamais ! / Ce qui est certain est incertain. / Les choses ne resteront pas ce qu’elles sont. / Quand ceux qui règnent auront parlé, / Ceux sur qui ils règnent parleront. » Ces plans n’ont finalement pas été montés, mais c’est là en quelque sorte le ressort du film. On aurait éventuellement pu monter cela comme une devise en ouverture, mais j’y ai renoncé, car je suis tombé sur ce plan des enfants qui jouent dans ce paysage de ruines. Mais toutes ces choses sont liées en fin de compte. Vers la fin, le commentaire revient sur « le rire des enfants » du début. Et on peut aussi y voir là comme une menace… (rires)
Propos recueillis par Jürgen Ellinghaus.
- Charles Ives, Orchestral Set N° 2 (1915-19), From Hanover Square North, at the End of a Tragic Day, the Voice of the People Again Arose
- Exposition très médiatisée – et controversée –, inaugurée par la chancelière allemande le 30 avril 2009, à Berlin.