L’arrière-pays, c’est le pays substitué, la France remplaçant le Maroc quand l’échec de la lutte politique commande l’exil. C’est aussi l’arrière-monde, celui des dieux qui font gronder l’orage, des Parques qui tissent le tragique d’une destinée, des djinns qui peuplent une retraite solitaire. Le film se présente d’abord comme un portrait. Mais un portrait qui, d’emblée, refuse d’en être un, et dessine le contour d’une figure absente. Sans visage et sans nom, « elle » est filmée le plus souvent de dos ou de quart profile. Puis, semblant renoncer à son projet initial, L’Arrière-Pays recueille les tremblements inquiets du monde et devient le récit d’une quête étrange ou d’une métamorphose, on ne sait pas trop.
Ça commence banalement, par une inscription de l’histoire dans l’Histoire. Enfantée par ses engagements, « elle » est née à vingt ans, vers 1975, dans la tourmente des luttes marxistes faisant front à la monarchie d’Hassan II. Images d’archives. Une photo de sa jeune beauté révoltée sera la seule véritable occurrence de son visage dans le film. Un texte défile. Blancs sur fond noir, des segments de phrase mettent poétiquement en exergue les signifiants qui portent la révolte et l’indignation : « ilal amam / en arabe cela veut dire / en avant », « elle sera condamnée / à perpétuité. »
Mais cette approche ne semble pas convenir. L’auteur rature un faux départ, et dates et photogrammes sont furieusement battus, comme un jeu de cartes après une première donne décevante. On tente une nouvelle date. 1995 : l’amnistie. Mais la chronologie des événements ne fait pas davantage sens qu’un visage ou un nom, et elle est abandonnée. Une nouvelle piste est lancée dans la répétition d’un syntagme : « jusque tard dans la nuit ».
En attendant que la nuit tombe, dans la clarté diurne et champêtre du présent, « elle » est filmée de dos, au volant d’une voiture dont la réalisatrice est la passagère. L’autoradio diffuse un chant partisan raccordant à la séquence précédente. Pour qui prête attention, la femme filmée sort fugitivement de l’anonymat au détour d’une interjection. L’auteur, pour demander à la conductrice de monter le son, l’interpelle : « Maman ». Une filiation est discrètement pointée, mais ce moment vaut surtout comme rupture de l’objectivité, par l’inscription de la réalisatrice dans son film. Elle apparaît dans une posture d’autorité et de maîtrise dont le film conte, nous semble-t-il, l’abandon progressif, au fil d’une dépossession magique.
Suivent des plans du Morvan, la région d’exil, choisie pour sa lumière marocaine sur lesquels une voix masculine relate l’enfance de cette mère. Ces anecdotes informent que le matérialisme dialectique aura été pour cette femme l’instance de refoulement d’un rapport intuitif au monde, où il s’agissait moins de tenir des discours que de « lire des paroles » dans les danses folles d’un oncle muet. Mais, si elle n’a pas renoncé à l’idéal marxiste, elle n’est plus désormais astreinte au furieux ressassement de ses aphorismes. La petite fille qu’elle a été peut alors surgir de la quiétude d’un sous-bois, et la paix de sa retraite varennoise lui ramener les djinns de son enfance qu’elle nourrit en versant du lait sur le seuil de sa maison. Martyre d’une cause politique, elle invoque désormais les démons.
C’est alors que les esprits se mettent à danser. À son tour, s’inspirant du parcours de sa mère, la réalisatrice prend à rebours le chemin qui va de la pensée magique au matérialisme profane. Elle retrouve, sous les auspices du crépuscule, le regard immédiat de l’enfance et, dans une contemplation muette, recueille ce qui, en deçà des mots, fait signe et nous parle.
Cette troisième partie, consacrée aux signes, est la plus belle. Sans doute parce que l’indice de reconnaissance des signes, de ce qui fait signe à qui sait regarder, est précisément leur beauté. Sous un ciel baudelairien, lourd et prometteur comme un fruit mûr, la splendeur orgueilleuse du monde s’exhibe dans une succession fiévreuse d’images fascinées. La perception nouvelle, affranchie des impératifs du sens, exhume, comme dans un songe, les vérités souterraines. L’Arrière-Pays nous révèle alors que les pattes des poules sont des mains qui dansent, et les mains humaines, des araignées, que le frémissement des feuillages est un hurlement, que les insectes savent, sous les feux de la rampe, ignorer l’interdit du regard-caméra, que le lait ne s’écoule pas régulièrement mais préfère une danse syncopée pour glisser entre les dalles. Le monde s’affole, se déchire et jouit dans une danse derviche où tourbillonnent l’effroi d’une porte ouverte sur la nuit et la fixité sèche de l’œil d’un coq. Le regard des bêtes, ici, n’est plus celui pitoyable du Balthazard de Bresson ou culpabilisant des chevaux de Franju, mais invite à la métamorphose, à devenir bête, à s’affranchir du prisme de la raison, pour être au monde authentiquement. Depuis le territoire sauvage, on scrute, à travers les fourrés, les lumières de la maison. La nudité solaire des plaines du Maroc répond au ciel humide qui baigne les moutons du Morvan, longuement observés dans un affût bienveillant. Cette longue séquence, dans un dérèglement halluciné de la perception, dévoile l’envers fantastique du réel en s’ouvrant à la puissance expressive des objets familiers. L’auteur, comme hypnotisé, semble perdre le contrôle de son film. L’impression que son regard est possédé, dévoré par ce qu’elle filme, dispense un malaise en même temps qu’un sentiment de légèreté, de libération.
L’Arrière-pays ébauche le portrait d’une femme et l’abandonne pour faire parler, magiquement, les paysages, les bêtes, et les objets qui l’entourent. Il met ainsi en scène le réel et sa négation onirique comme endroit et envers d’un même monde, d’une même perception.
Antoine Garraud