Au sujet de quelques films…
Devant la profusion des films américains présentés cette année, il est difficile de dégager une problématique commune tant les outils employés – matériels, formels – sont différents. On peut cependant s’interroger sur la façon dont quelques-uns des cinéastes envisagent la place du spectateur, et sur leur façon de livrer, de découvrir le sens progressif de leurs images. La question est particulièrement intéressante s’agissant des films personnels, tournés à la première personne, à mi-chemin entre les films militants dits « utiles » (explicatifs et formatés pour une large audience, type Out at Work) et les vidéo-arts souvent ésotériques (Last book found, Identical time).
Sadie Benning’s videoworks offre à priori un univers clos qui, par sa nature de journal intime, ne se pose pas la question du spectateur. Celui-ci est appelé, dans une grande violence, à cheminer sans secours vers des images à la limite de la lisibilité, et à en formuler seul les enjeux (télévision comme fenêtre sur le monde, violence sociale, homosexualité). Il s’agit juste pour la réalisatrice, de dire les désirs et les souffrances qui la traversent, et cette parole, une fois posée, se suffit. La rendre compréhensible, l’utiliser dans un autre but que sa seule existence, pour énoncer une vérité, ou pire encore dénoncer l’état des choses qui la bouleversent, ne l’intéresse pas. Le lien avec le spectateur se crée du fait que cette matière jetée, pétrie et réfléchie, s’offre à notre regard, c’est-à-dire au travail solitaire du déchiffrage d’un sens qui nous regarde alors en personne. Nous voilà renvoyés à la propre solitude de Sadie Benning. Cette position inconfortable entraîne donc une identification profonde, elle permet de suivre dans le plus grand secret une histoire qui nous échappe et dont nous n’avons que des échos parcellaires.
C’est une démarche inverse qu’adopte Michel Negroponte avec Jupiter’s Wife. Tout au long du film, sa voix off ne cesse de nous exposer les difficultés qu’il éprouve à comprendre Maggie, cette femme mythomane qu’il a rencontré à Central Park. Mais au fur et à mesure du film, cette volonté explicative (qui est cette femme, quel sens ont ses propos ?) trahit la peur du réalisateur de voir cette recherche perdre son sens, et son film dérouter notre regard et notre compréhension. Même si l’on peut interpréter sa réaction comme toute personnelle, et donc légitime et émouvante – et le film est, malgré tout, très émouvant –, le prix à payer est un peu fort. À force d’explications, Maggie est comme dépossédée de sa folie, de la béance qui fait sa beauté et sans doute son malheur. C’est pécher par excès de bonne volonté, mais le spectateur aurait su, sans ces commentaires rassurants, trouver son chemin vers le personnage. Révélatrice est à cet égard la façon dont sont utilisés les documents télévisés (shows, actualités) dans lesquelles apparut Maggie autrefois : les archives retrouvées sont censées donner accès à une vérité, voire même à des preuves nous permettant de reconstituer l’identité de Maggie. La télévision, machine à fantasmer par excellence, devient l’outil de réparation de la mythomanie.
C’est justement à partir de la télévision que Ross McElwee entreprend, dans Six o’clock news, un voyage à la recherche de certains acteurs des faits divers du journal télévisé, qui l’ont particulièrement marqué. Comment vivent-ils leur drame, le pensent-ils comme l’effet du hasard ou de la providence ? Le spectateur est immédiatement embarqué avec lui (voix off et caméra subjective ne nous laissent pas le choix), mais pour quelle aventure ? Quel sens donner à une succession de rencontres qui ne laissent jamais satisfait quant aux réponses qu’elles nous livrent ? Quel but recherche McElwee dans une quête qui ne semble pas se trouver de fin ? Aucune progression narrative, aucune évolution sensible ne vient pointer pour nous les limites d’une telle action. C’est que la place du spectateur est laissée libre, respectée dans toute la vacance dont elle a besoin pour exister. Si paradoxalement (mais c’est bien sûr un faux paradoxe), le réalisateur réussit autant à nous impliquer, c’est que son enquête devient la nôtre, et ses questions notre film. Ainsi, la place du hasard et de la nécessité interrogée dans les drames des différents personnages, rejaillit comme un enjeu primordial dans la façon même dont se constitue le film. Quelles images détiennent le plus de vérité (sous entendu : nous permettront d’avancer) : celles fabriquées par une mise en scène démiurgique, ou celles laissées au risque du hasard ? Plus précisément, celles que tournent les journalistes (et les multiples prises qu’il font de chaque action : voir la succession cocasse de leurs entrées filmées chez McElwee) ou les propres images de McElwee ? D’autant que lui-même est ensuite tenté par un producteur de tourner une fiction à partir d’un de ses documentaires…
Ce qui est alors magnifique, c’est que ces questions ne trouvant pas de réponses, McElwee arrête son film. C’est bien après, inopinément, que le cinéaste trouve une fin : son fils a fait un dessin représentant Dieu et l’univers. Délire interprétatif ? La forme de Dieu, sur le dessin, ressemble exactement à une caméra. Fallait-il ce hasard pour que le film se termine ? Mais comment parler de hasard lorsque de façon fulgurante, le réalisateur, confondant Dieu et sa caméra, découvre sa propre divinité, le démiurge en lui toujours ouvert aux accidents de la vie ?
Le sens du film ne s’est livré que bien tard, mais c’est tout le génie de McElwee que de l’avoir attendu, de nous avoir fait partager cette attente, l’émergence d’un sens qui ne se donne au monde que si l’on accepte de ne pas l’arracher aux choses, par peur qu’il n’advienne pas.
Gaël Lépingle