Les elles de l’île

« J’avais l’impression par exemple, que l’île […], était une créature vivante. Elle nous détestait ou nous plaignait selon la façon dont nous nous comportions, cela dépendait de notre attitude ou de sa propre humeur. » (Tove Jansson : Haru An Island –1996)

C’est ainsi que Tove Jansson évoque la relation que sa compagne et elle-même ont entretenue avec l’île de Haru, dernière île dans l’archipel Pellinki en Finlande et sur laquelle elles passèrent vingt-cinq étés. Cette relation fait également l’objet de films super 8 tournés entre 1970 et 1991, en majorité par Tuulikki Pietilä (dit Tooti), sa compagne, artiste graphique. Une partie de ces images utilisées par les réalisatrices, Kanerva Cedenström et Riikka Tanner, restitue, au gré du texte Haru – An Island, l’univers intime de Tove Jansson et de sa compagne, étroitement lié à cette île inhabitée du bout de la Finlande.

Mer, reflet, éclat, respiration, souffle, tout est organique autour d’elles. Une solitude composant avec le paysage les couvre, les absorbe, mais comme Tove Jansson l’écrit dans son texte, cette solitude n’est pas pour autant l’isolement. Sur l’île, les rapports humains n’obéissent plus aux codes sociaux urbains. Ce qui peut être isolement en ville ne l’est plus ici. Les relations se calquent sur le rythme de vie de Haru. Avec celle-ci, la présence de Tove et Tooti constituent un espace géographique propre, autonome, une dimension au sein de laquelle les valeurs du monde extérieur ne pénètrent pas. Leur démarche s’apparente à ce que l’on pourrait nom- mer, après Deleuze, « rapport avec le dehors ». Le travail des réalisatrices, associant images et lecture du texte de Tove, restitue cette notion. C’est l’établissement d’une relation avec l’entité de l’île qui est recherchée. Une communion avec sa temporalité. « Nous voulions observer l’éclosion du printemps », écrit-elle en racontant leurs départs pour Haru, programmés dès mars.

Le travail élaboré par les réalisatrices sur l’ambiance sonore ravive le présent de cette relation. Les images super 8 sont prolongées dans le présent par les sons qui leur sont associés : musique, bruits de vagues, piaillements de mouettes, vent… Cela instaure un véritable contact intime entre le monde passé de cette île et le présent du spectateur. Le texte joue également un rôle prépondérant dans l’actualisation de ce passé. La sensibilité qui s’en dégage, la pertinence de son agencement avec les images donnent corps et chair à l’espace temporel de cette île. Grâce au montage sans date précise, sans intrusion en voix off des réalisatrices, le spectateur se retrouve entièrement libre de se laisser guider par le regard de Tove ou Tooti, de vivre au rythme de leur quotidien.

Si l’image fantasmagorique de l’île tint pendant longtemps une place de choix au sein de l’imaginaire collectif, notamment depuis le Siècle des Lumières où le mythe de l’Ãge d’Or se développa, Haru va à l’encontre du stéréotype exotique. Cette terre déserte, sobre et grise tolère les deux femmes, recouvrant d’une année sur l’autre une surface pierreuse qu’elles tentent de nettoyer. Elle va jusqu’à leur rappeler son droit de vie et de mort sur ceux qui s’engagent sur ses eaux en dérivant un bateau près de leurs côtes. Cette dureté fera naître chez Tove, au cours d’un été, une crainte de la mer. Ce sentiment nouveau, dans lequel la vieillesse y est pour beaucoup, entraînera la fin de cette aventure annuelle.

Tout au long du film, les réalisatrices diffusent peu d’images nettes des deux femmes, leur préférant des portraits fugaces ou dissimulés dans la pénombre. Ainsi, à la moitié du film, les apparitions de Tove et Tooti se raréfient plus encore jusqu’à la venue du seul gros plan : celui de Tove extrêmement vieillie. L’absence de précision temporelle, notamment celle que les visages auraient pu apporter, permet au spectateur d’évoluer dans un espace-temps unique, sans réaliser le passage des vingt-cinq saisons. Le film apparaît donc comme un seul été, symbole de tous les autres, jusqu’à cette dernière apparition de Tove Jansson rappelant que tout a une fin…

Sandrine Domenech

  1. Tove Jansson est surtout connue pour avoir créé durant la Seconde Guerre mondiale, l’univers du personnage Moomin, afin d’offrir aux enfants, disait-elle, un monde imaginaire dans lequel ils puissent s’échapper.
  2. Gilles Deleuze et Claire Pernet, Dialogues–Flammarion, 1996.