Sonja Lindén a un père hors du commun. Pendant une année, la réalisatrice a filmé sur une île au nord de la Finlande la vie en solitaire de Krister. Connecté au monde des humains via les coups de téléphone passés quotidiennement à sa femme hospitalisée et l’écoute de son immense collection de rares enregistrements musicaux. Les écrits de cet homme qui se font voix off sont le fondement du film. Sans être omniprésents, ce sont eux qui permettent de transcender les images insulaires. L’exilé écrit un texte d’un genre particulier. À la fois des recommandations simples, extrêmement détaillées, sur l’entretien de la motoneige par exemple, ou la protection de la maison du froid ; ou bien des conseils (se méfier des avocats), ou encore, des devoirs à accomplir (écouter un morceau de la collection musicale par jour). L’organisation pratique de ses obsèques en fait partie également. Le tableau brodé « Au début, l’homme créa Dieu » occupe une place centrale dans sa maison. Il ne faudra jamais l’enlever, exige l’homme.
Aucune distinction entre les valeurs de ces paroles : entretenir une motoneige ou défier Dieu fait partie d’un seul et même être. Le texte, dit avec la puissante voix de Krister, n’a pas la fonction de commenter ou de raconter. Il devient l’essence même d’une existence. Mode d’emploi d’une vie en solitaire et commandements à l’usage de la descendance ; organisation de la filiation et de la disparition : la vie se fait préparation à la mort. Sans tristesse, ni regrets.
Dans No man is an island, le texte est un dépassement de l’image de la réalité. Sonja Lindén focalise son attention sur les gestes du quotidien de Krister, qui par là prennent une valeur d’exemple. Elle filme le présent qui se fait action lors de moments précis de l’année : abattre un arbre, profiter des premiers rayons de soleil après un long hiver, se débattre avec la tondeuse à gazon, construire son cercueil… Dans un décor qui se limite à la maison et ses alentours – la forêt et l’eau – des longs plans séquences au cadre fixe traduisent le rythme de vie de l’homme vieillissant qui grâce au texte prennent une valeur non pas religieuse mais spirituelle. Le découpage narratif est minuté avec une précision d’horlogerie. Quatre séquences d’exactement dix minutes chacune présentent successivement les quatre saisons. Malgré cette rigueur formelle, la structure narrative est dépourvue de toute rigidité. Le passé fait immersion dans ces images du présent absolu à plusieurs reprises à travers des plans en noir et blanc d’un garçon seul, face caméra, dans une rue de ville ou celles d’un couple de mariés. Des instants de réminiscence à répétition. Une délicate et subjective traduction formelle de la mémoire. Passé, présent et avenir (mort et descendance) se trouvent ainsi réunis dans le film. « Aucun homme n’est une île » : le titre trouve alors toute sa signification. L’homme, aussi éloigné des humains soit-il, n’est pas un « isolement ». Il s’inscrit dans un temps et une généalogie, réelle ou symbolique.
La fille filme son père. Sonja est personnellement concernée par la transmission qu’organise Krister. Elle ne suivra probablement pas ses recommandations et ne s’installera pas sur son île. Elle préfère le filmer et ainsi transmettre à son tour. Face à l’exigence de son père qui pousse aux limites la correspondance entre actes et paroles, le spectateur est convoqué en témoin (absent sur l’île) et inclus dans une filiation symbolique. Un procédé déroutant.
Au terme des quarante minutes, tout est dit et la mort peut advenir. Reste un court texte final offrant un étrange moment de fusion entre personnage et cinéaste, entre père et fille, entre présent et néant, rêve, réalité et cinéma : « Comme le rêve d’un rêve, je suis venue au monde. Mon esprit est à l’aise. Un jour, je disparaîtrai comme la brume au matin. », dit la réalisatrice en off, pendant qu’à l’image, le père disparaît dans le blanc de la brume au-dessus du lac.
Christine Seghezzi