Le son d’histoire

C’est un double travail de montage que réalisent Losnitza et Golovnitsky dans Blockade : celui, diachronique, qui reconstitue à partir d’images d’archives le siège de Stalingrad dans un déroulement chronologique et thématique, et l’autre, synchronique, de sonorisation de ces images. Ce second aspect pose problème, ne serait-ce qu’au regard de la valeur historique du document. À quoi bon cette articulation systématique à chaque élément photographié de l’image sonore qui lui correspond ? Les moteurs vrombis-sent, les flammes crépitent et le spectateur ne s’en trouve guère instruit.

Mais bientôt le réalisme de la bande-son ouvre sur de surprenantes béances qui défont la réalité des images, déplacent leur valeur et leur sens. La rumeur de la foule est trop régulière, elle manque de relief. On devrait entendre plus distinctement ce que disent les personnages du premier plan. Cette indifférenciation des discours proches et lointains constitue la multitude en sujet : c’est alors elle qui parle et non les individus qui la composent. Le même procédé chez Tati a valeur comique : il souligne l’instinct grégaire des vacanciers. Ici, l’effet est tragique : la seule qualité identitaire qui rassemble les corps filmés étant leur nationalité, leur unité figure le peuple russe et, dès lors, leur inscription dans le champ les désigne aux bombes allemandes.

De plus, le murmure de la masse ne fait pas sens, et fait même, par son empire, triompher l’insensé. Quand, au premier plan, une femme invective un prisonnier allemand exhibé le long des rues, ses cris sont tus par le brouhaha de la ville et des badauds qu’ils devraient logiquement dominer. Et quand une autre pleure sur le cadavre de son enfant, ses lamentations sont étouffées par le souffle paisible du vent et le craquement des pas sur la neige. L’effet de ces ruptures dans le réalisme du son est littéralement de refouler colère et chagrin, et, avec eux, toute expression d’une sensibilité propre hors de la masse neutre.

Au mutisme original des images fait donc place une dévastation du sens, écho sourd à la destruction de la ville. La voix humaine n’étant plus la matière du langage mais l’effet mécanique de l’animation des corps, ces derniers sont identifiés aux machines qui les entourent, y compris à celles qui les tuent. Ce peuple-machine – dont on n’entendra bientôt plus que les pas lents et réguliers de la survie, signes que « ça marche » encore mais que l’énergie s’épuise – est alors « pour la mort », non du fait de son engagement volontaire dans un conflit, mais plutôt en raison des lois plus tragiquement nécessaires de la balistique et de la biologie. Ce silence imposé est de mort, et c’est le souffle de la mort qui lie, en fond sonore, les séquences du film.

Un autre effet de ce réalisme contrarié du son est de transformer notre perception des images. Par exemple, dans un plan-séquence, le son d’un tramway entraîne le regard vers le fond du champ où apparaît son équivalent visuel. Compte tenu de la distance et de la perception fragile des voix des personnages au premier plan, le son est trop net. Cette perception incohérente aplatit l’espace sonore, et, de ce fait, écrase la perspective. Les lignes obliques qui la composent sont détachées de l’effet d’optique qu’elles structurent et deviennent les linéaments brisés d’une composition abstraite. Dès lors, le cadre présente moins une réalité passée qu’il n’organise une géométrie.

En définitive, en rapportant les éléments filmés (hommes, ville, machine) à une même substance, en y faisant résonner des arrière-mondes et en soulignant leur valeur esthétique, la sonorisation défait davantage le statut d’archives de ces images qu’elle ne l’étaye. Et, par-là, les libérant de leur rôle de témoignage, elle arrête le regard sur leur somptueuse virtuosité. Or précisément, les opérateurs qui ont réalisé les séquences choisies par Losnitza semblent avoir été plus soucieux de faire du cinéma que de témoigner pour la postérité. La plupart des plans sont larges et la profondeur de champ y creuse une lointaine perspective au long de laquelle s’étagent plusieurs niveaux d’action. Le cadre fixe et les panoramiques balayant les agrégats de corps immobiles semblent indifférents à leurs déplacements qu’ils ne suivent que lorsqu’ils sont spectaculairement massifs (marche de soldats, exode, tanks) ou dramatiques (cadavres extraits des décombres). Le plus souvent, les actions sont comme suspendues hors de leur visée pratique. Et moins que des stratégies de survie, on filme ici la matière humaine, principe moteur de la ville et de la guerre, et ses accidents de lumière.

Ce cinéma est proche des manifestes esthétiques de Rossellini ou Epstein : ici, on croit à la puissance de révélation de l’image filmée, dans un art qui « recueille la force expressive inscrite à même les choses » en les enregistrant « telles que l’œil humain ne les voit pas, avant leur qualification comme objets, personnes ou événements identifiables par leurs propriétés descriptives ou narratives » (La fable cinématographique, Jacques Rancière). Et c’est précisément ce projet de « changer le statut du réel » que soutient Losnitza en défaisant, par un son réaliste, la réalité des images. Une bande-son en contrepoint (comme une musique) aurait été trop extérieure, tandis que la correspondance entre les éléments visuels et sonores, et sa suspension ponctuelle, installent le son dans l’image et effritent de l’intérieur sa réalité.

Antoine Garraud