Une plaie dans le béton

D’abord ressentir la tension : la violence des coups portés, le fracas des murs qui s’effondrent sur le sol, le risque permanent du faux-pas ou du geste qui se dérobe. Toute la ville de Beyrouth semble suspendue à ces quatre hommes et à cet enfant, à cet immeuble et à sa destruction. Comme si ces ouvriers incarnaient sous nos yeux les responsables d’un événement à l’enjeu immense, comme si toute vie dépendait de la précision de leurs gestes, comme si rien d’autre n’avait plus d’importance que cet impératif : casser, déblayer, casser, déblayer… Un instant encore, le squelette métallique de l’édifice tente de résister aux assauts répétés, il n’y survivra pas.

Le travail des quatre hommes est considérable, leur condition humaine. Le temps décélère pour laisser voir le front plein de sueur qu’on essuie avec sa manche, l’avant-bras fatigué qu’on repose sur sa masse en équilibre, la cigarette que l’on fume pour reprendre son souffle… En captant l’accélération et le ralenti, le geste et sa suspension, le bruit et le silence, le réalisateur réconcilie ce qui est tenu pour séparé : ici, la contemplation ne s’oppose plus à l’activité, elle en fait partie. À la fois distante et engagée, regard et outil, la caméra semble s’identifier à ce levier qui fait ployer le mur, à cette masse qui casse le plafond, à ce câble tendu qui déséquilibre l’édifice. Le montage du son fait aussi corps avec les ouvriers : un rap en langue arabe semble les épauler, leur insuffler la force de poursuivre la démolition. Inutile de se payer de la fausse monnaie de son rêve. Vanité des tentatives d’immortaliser le périssable, de ralentir la corruption…

Détruire pour reconstruire à nouveau ? Voire. De cet univers qui s’effondre peu à peu, de ces visages de plus en plus marqués par l’effort, émerge une sensation de désespoir à peine effleurée par des gestes de complicité et de relâchement. L’enfant lui-même ne porte pas la promesse d’un autre horizon : son tee-shirt à l’effigie d’une figure imaginaire de dessin animé – qui donne au film son titre – témoigne surtout d’une insouciance difficile à cultiver. Au cœur du mouvement qui ne laisse rien derrière lui, peut se saisir une permanence, une certitude : la plaie dans le béton ne se refermera pas, la disparition est inéluctable. En écho aux images, les premières notes d’une chanson de l’artiste libanaise Fairuz reviennent en leitmotiv, puis la chanson (malheureusement non traduite) se déploie et la plainte submerge le film. Habbaitak bissayif… (Je t’ai tant aimé…). Que dit la chanson ? Une femme attend que revienne l’homme qu’elle aime mais il l’a déjà oubliée… Passent les étés et les hivers, sans que l’homme ne donne signe de vie. Et la femme ne cesse de pleurer son absence.

Quelques hivers et quelques étés sont effectivement passés depuis le tournage en 2003. Et personne ne pouvait prévoir la marche de l’histoire que préfigure pourtant le film. Dans les quartiers sud, une autre destruction, par les bombes israéliennes celle-là, a de nouveau meurtri ce joyau de l’Orient que n’était déjà plus Beyrouth. Casser, déblayer ; casser, déblayer… Cette dimension-là échappe évidemment au réalisateur, elle ne donne que plus de force à son film.

Sébastien Galceran