« Certains vivants ne se résignaient pas. En secret, ils rassemblaient leurs souvenirs, s’en faisaient un bagage et partaient sur les traces de l’ami disparu », expose une voix off au début du film. L’ami en question c’est le cinéaste Jean Lefaux, mort subitement d’une crise cardiaque en 2005. Un mois plus tard, il aurait dû partir en Sibérie avec son fils Brice, vétérinaire au zoo de Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire), pour filmer la naissance de grues de Mandchourie. Des œufs des zoos du monde entier y sont apportés pour sauver de la disparition les populations sauvages. Emmanuel Roy, le collaborateur du cinéaste, ne s’est pas résigné devant l’immuable et a poursuivi le projet.
Au début du film, au zoo de Doué-la-Fontaine, la caméra suit le pas décidé de Brice Lefaux. Le jeune réalisateur se laisse guider : il semble quelque peu désemparé et ne le cache pas. Il observe et entre en contact avec une grue. Ce n’est que par la suite qu’Emmanuel Roy fait sien le projet. Le film unit alors par superposition cinéma direct, où l’on apprend comment les vétérinaires et biologistes s’occupent des grues, et un cinéma onirique et lyrique qui nous raconte en voix off les légendes qui entourent l’animal. Car, en Asie, la grue est un animal sacré, le seul à pouvoir atteindre la terre des immortels. Elle porte en elle les histoires de l’ancien monde et détient des pouvoirs de guérison. Ces légendes, le réalisateur se les approprie pour dire la disparition de l’ami. L’accompagnement des œufs vers la vie prend alors valeur de rituel pour accompagner et vivre avec le/la mort.
« Je voudrais fuir, fuir ce que je connais, fuir ce qui est à moi, fuir ce que j’aime, je voudrais partir… ».
Une autre voix off rythme le film, la voix grave de Joseph Barbouth, extraite du film Pessoa l’inquiéteur de Jean Lefaux, disant des textes du poète portugais.
Partir consiste ici à filmer le long voyage de la France jusqu’en Sibérie. En voiture, en train, en avion, puis de nouveau en train et en voiture. Des longs plans séquences témoignent du temps qui passe. Durant tout le trajet, le fils de Jean Lefaux veille sur les fragiles œufs de grues pour qu’ils ne se cassent pas et restent à la bonne température. À la cafétéria du TGV, au bar de l’aéroport, dans le Transsibérien, s’accomplit toujours le même rituel de changement d’eau de la bouillotte placée au fond d’une glacière dans laquelle reposent les précieux œufs. Et l’acte de filmer, à l’instar du geste concret de veiller à la survie des œufs, devient une nécessité pour ne pas s’effondrer.
Les extraits sonores des films de Jean Lefaux, la présence discrète, en retrait, de son fils, les légendes de la grue, le voyage comme passage entre vie et mort, tous ces éléments se lient en un tissu dense dont chaque maille évoque le cinéaste décédé. Il n’y a pas de lamentation, mais la position de celui qui reste.
Un dialogue silencieux entre l’aîné décédé et le jeune réalisateur s’installe, seulement accompagné de quelques notes de piano de John Cage. Emmanuel Roy élabore une mythologie, mais sans forcer, sans lourdeur, en inscrivant l’existence du cinéaste disparu dans le cours du monde.
Les œufs finissent par arriver à bon port et peut-être aussi le mort. La disparition a entraîné une immense tristesse. Mais les légendes servent à nous consoler ; à supporter la douleur d’une mort prématurée et fortuite. Même si l’esprit de Jean Lefaux ne se trouve pas nécessairement dans le corps des grues comme le veut la légende, il y est désormais lié par le film d’Emmanuel Roy.
Christine Seghezzi