Une vache dans mon souvenir écran

Sur une table d’opération, crûment éclairée par une lampe chirurgicale, une étrange bête est auscultée, boule de poil vivante mais informe, observée par des hommes en blouse blanche. Love is a treasure s’ouvre ainsi sur l’observation d’un corps énigmatique, non identifié, manière ironique peut-être de révéler son programme : exposer, écouter, observer l’inquiétante étrangeté des troubles psychotiques de cinq femmes qui, tour à tour, frontalement, laissent libre cours à l’énoncé panique de leurs délires. En se basant sur des entretiens préalables réalisés avec des femmes schizophrènes, Eija-Liisa Ahtila réagence les témoignages « documentaires » et les met en scène en faisant jouer des actrices.

Le film existant également sous forme d’installation multi-écrans, la plasticienne Eija-Liisa Ahtila reconduit ainsi dans le champ de l’art contemporain les grandes fictions bergmaniennes autour de la folie des femmes (À travers le miroir, Persona…).

Loin de tout regard médical sur la folie, la cinéaste préserve l’étrangeté fondamentale de ces expériences, se les approprie librement en les utilisant tout à la fois comme matériau littéral – exposition directe de la parole – et comme base de fictions oniriques. Les mises en image des visions racontées font des cinq séquences de courts contes fantastiques, à mi-chemin du merveilleux et de l’horreur. Ces mises en fiction de la folie se déploient de manière paradoxale, tenant dans le même mouvement des partis pris opposés : artificialité revendiquée du procédé, esthétique d’un onirisme kitsch et violence de la parole malade, banalité quotidienne des décors. Imaginaire coloré et réalisme crû cohabitent ainsi constamment dans le plan, élaborant pour le spectateur un type particulier d’angoisse : une inquiétude distanciée.

La parole délirante semble le personnage principal du film, un monstre de langage traversant le corps des actrices, possédées par ce flot ininterrompu de mots malades appartenant à d’autres corps (ceux, invisibles mais originaires, des « vraies » psychotiques interrogées par Ahtila). Ces phrases paniques destinées à exorciser les terreurs ne font que, littéralement, libérer les hantises en les actualisant à l’écran (une femme parle d’extra-terrestres, des soucoupes volantes apparaissent…). Le soliloque insensé devient un texte qui dicte sa loi aux images, la mise en scène obéissant alors à une catégorie psychique, la loi de la pensée magique – penser qu’il suffit de dire pour que cela se réalise. Mise en fiction la pensée s’incarne, les femmes sont des sorcières projetant à l’extérieur leurs cauchemars, les cristallisant en images cinématographiques. Les espaces se reconfigurent selon les lois des psychés chaotiques – une femme marche au mur, au plafond – les perceptions hyperesthésiques donnent lieu à un vaste travail sur le son – le bruit d’une voiture envahit la maison d’une femme persuadée que le monde extérieur vient s’y précipiter 1.

« Home », la dernière et la plus longue des séquences, met en scène un événement d’image symptomatique, où semble s’ébaucher une proposition forte de cinéma. La jeune femme est atteinte d’un délire de confusion des espaces – « mon jardin rentre dans mon salon ». L’extérieur pénètre à l’intérieur ou plutôt, il n’y a plus de catégories séparées mais un seul et unique espace-temps ou tout se précipite et s’emmêle, à tel point que la femme tente de colmater l’invasion du monde extérieur en tapissant ses fenêtres par d’épais rideaux noirs. Dans ce désordre généralisé et hautement angoissant, un fait grotesque se produit alors en trois plans successifs : un premier plan général montre la télévision du salon diffusant l’image d’une vache paissant tranquillement dans un champ, au deuxième plan l’image de la vache apparaît plein cadre (l’encadrement de la télé est hors champ), au troisième plan la vache traverse le salon. En trois plans, l’image est sortie de son cadre et s’est littéralement muée en « objet réel » pour la spectatrice psychotique. Cette scène en évoque une autre, visible également à Lussas : dans Sombre, de Philippe Grandrieux, Jean, le personnage principal, est dans une chambre d’hôtel où une télé diffuse l’image de cyclistes en plan général, image circonscrite dans le cadre de la télé. Tandis que Jean marche devant le poste, un léger bruit se fait entendre, qui semble appartenir à l’espace de la chambre ; Jean tourne la tête vers la télé, apparaît alors soudain le plan indistinct d’une forme sombre agitée d’une pulsation rotative. Il s’agit d’un très gros plan aberrant, impossible, sur les jambes d’un cycliste (le bruit sourd étant celui, mécanique, du vélo). L’image de la télévision, sortie de son cadre, a envahi visuellement et sonorement la chambre. L’image s’extrait de son cadre pour envahir l’espace, annulant l’étanchéité et la distance entre image et corps perceptif, annulant la structure de face à face entre image et spectateur pour les confondre en un même lieu.

Ainsi ces deux scènes, tirées de films formellement très différents (mais déplaçant tous deux les catégories fiction/documentaire) offrent un court instant, de manière théorique et ludique chez Ahtila, de manière incarnée et sensible chez Grandrieux, la métaphore ou le manifeste d’un cinéma-invasion où l’image excessive sortirait du territoire de l’écran pour envahir l’espace sensible du spectateur. Aucun rideau noir ne colmaterait alors ces extases d’images pour nous en protéger.

Safia Benhaim

  1. L’intérêt de l’installation doit ainsi en partie résider dans le fait pour le spectateur de percevoir en même temps les différents écrans, cerné par ces topographies folles.