Bobadilla est un village construit à côté d’une gare, grossi par le besoin de main d’œuvre du chemin de fer en développement. Une gare de passage, au milieu d’une vaste plaine, un village sans attraits apparents. C’est le hasard qui y a amené Carlos Alvarez lors d’un voyage. La réussite d’un voyage tient à la transformation des hasards en rencontres, lorsque l’anecdote n’est plus une fin mais un début. Ses retours à Bobadilla n’ont plus à voir avec le hasard, il a désormais fait connaissance avec le village, avec certains de ses habitants. C’est cette connaissance qu’il nous fait partager, il ne part pas à la recherche du village, il nous le présente de l’intérieur, depuis la place qu’il y occupe déjà.
Sa présence amicale, bienveillante est déjà sensible dans la voix off. Dans ses cadres soignés et composés, ses compagnons de rencontre s’inscrivent plus accueillis qu’encadrés. Lui-même y entrera lorsque la discussion le concernera. Les entretiens avec Antonio le chevrier, avec le chef de gare, ou Consuela l’amie disparue, avec qui il a tissé ce lien de la présence acceptée et respectueuse, sont des moments partagés. Plus que des portraits, ce sont des qualités de rencontre qui se révèlent. Certains évoquent leur enfance, la misère d’avant, le temps où le chemin de fer en pleine expansion faisait travailler beaucoup de monde, et puis le retour du chômage avec les progrès techniques, histoires dans l’Histoire. Et il y a le canteor qui évoque à gorge généreuse la vie du village, transcendant par le chant ce que la parole ne pourrait si simplement dire.
Ne poursuivant pas de but monographique, Alvarez nous donne à voir un paysage affectif de Bobadilla. Avec ce décor, qui pourrait être celui d’un film de Sergio Leone, le cadre allongé contribue à donner l’impression que Bobadilla est un village de western, mais dans un ouest inachevé où la conquête aurait été suspendue, le mythe brisé, le temps arrêté, l’espace cerné. Le film suit une géographie dictée par les pérégrinations d’Antonio et de son troupeau autour du village. Perpétuelles circonvolutions, coupant sans cesse cette voie ferrée qui a dû amener autant de personnes aux premiers temps qu’elle a dû en emmener plus tard. Mais on ne parle pas de ceux qui sont partis.
Pour ceux qui restent, la ligne de chemin de fer est cette ligne entre passé et futur, presque sans épaisseur ni profondeur, où le présent a peu d’espace pour s’installer. Le village semble en suspens, dans un temps un peu flottant entre passé et futur. Le passé et ses traumatismes mal soignés est toujours là, comme la vieille usine d’huile d’olive fermée depuis trop longtemps et dont il semble qu’il n’y ait plus rien à attendre. Le futur qui se refuse, ses promesses non tenues, avec sa modernité par trop fuyante qui crée du chômage plutôt que des emplois, comme la nouvelle usine de ciment, posée comme un vaisseau spatial, inaccessible.
Mais il n’y a pas de désespoir et Carlos Alvarez, qui a trouvé à Bobadilla un lieu d’enracinement, peut réaliser, avec les habitants du village, l’émouvante reconstitution d’une scène fondatrice du cinéma. Comme le canteor offre son chant, il fait ce cadeau de cinéma. Ce plan simple, intemporel, à la lumineuse richesse, d’une sortie d’usine, celle fermée depuis la guerre civile, est à la fois un possible, un souhait, une mémoire. Un cinéma pour que le présent prenne corps.
Boris Mélinand