Les enfants, tout droit sortis de l’univers de Doisneau, jouent et parlent à la caméra, images filmées d’un train qui lentement va s’ébranler pour nous emmener sur les traces de La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars. Un poème long comme un rail, avec des rimes qui n’en sont pas, des vers de toutes les longueurs, un rythme chaotique et des noms de villes à la rugosité exotique. Avec la petite Jehanne qui se ballade dans cette prose en pensant à Montmartre, perdue parmi des images hallucinées où se mêlent souvenirs et sentiments du narrateur. Bref, un poème écrit comme un voyage mal organisé, sauf que la beauté de l’écriture le transforme en symphonie ferroviaire.
La caméra suit ici les mêmes rails, à la découverte du paysage et des voyageurs rencontrés au fil du trajet.
La voie ferrée défile telle une pellicule qui révèle une géographie terrestre et mentale : mysticisme d’une femme, désarroi d’un homme, splendeur d’une aube rougeoyante, rêves d’un enfant, inquiétudes d’une mère, ciel crépusculaire, sourires des retrouvailles, neige…, regard fuyant d’un ancien soldat d’Afghanistan, propos désabusés après un larcin, neige encore…, adresse écrite à la va-vite, prisme du givre sur la vitre, bleu du ciel et de l’eau, silhouettes immobiles comme des poteaux caténaires, landaus en file indienne sur un quai désert, néons entraperçus, bâtiments sombres, lassitude des visages, nostalgie d’un passé mythifié, lumière blafarde, revolver démonté, vies malmenées par l’aiguillage de l’Histoire, neige toujours…
Et puis, au terminus du film, une fillette énumère des noms de villes à la manière d’un dépliant touristique.
Alternant des séquences longues et courtes, le film est construit sur le modèle du poème, kaléidoscope d’images ponctuées par les interventions d’un narrateur. Les plans serrés sur des personnages, qui racontent un quotidien aussi cloisonné que les compartiments, contrastent avec les paysages balayés par la caméra. Et peu à peu, c’est le portrait d’une certaine Russie qui se dessine à travers cette radiographie cinématographique. Une Russie à la dérive, où les repères soutenant les liens sociaux ont disparu pour ne laisser place qu’à la dureté du capitalisme le plus sauvage. Criminalité, racket, misère sociale et affective, incertitude du lendemain, lassitude de la guerre… Les quelques sourires que l’on voit poindre ça et là, aussi rares qu’un rayon de soleil sibérien, ont bien du mal à éclairer la grisaille de cette réalité. Ce n’est plus seulement le froid qui glace cette société, l’angoissante complexité de ce futur qui se profile à l’horizon fait également frissonner.
Aujourd’hui, la petite Jehanne a cédé la place au capitaine Akchar, qui nous accompagne tout au long du voyage. Avec son désir de reconstruire un couple sur les décombres d’une vie tumultueuse, Akchar est à l’image de son pays : en proie à une sacré gueule de bois.
Francis Laborie